Le renforcement de la cohésion communautaire : les sociétés ouvrières.

Dès le milieu du XIXe siècle, se développent dans les pays industrialisés des coopératives de consommation, signe d’une contre-culture ouvrière ou d’une résistance à l’intrusion de pratiques commerciales modernes, et des sociétés de secours mutuels. Les campagnes du Bas-Dauphiné s’approprient avec plus ou moins de vigueur ces institutions, susceptibles de vivifier l’esprit de communauté et de fraternité 3544 . Le mutuellisme est particulièrement vigoureux dans le Sud-est 3545 . Certaines sociétés s’inscrivent davantage dans la mouvance socialiste 3546 .

On peut y voir, en Bas-Dauphiné, une forme d’adaptation du monde ouvrier rural qui tente de préserver la cohésion de la communauté villageoise par ce moyen, selon un esprit de solidarité. Certes, le mouvement coopératif cherche à mettre en place une économie morale, à éduquer les consommateurs contre les magasins à succursale, contre les cabarets 3547 . L’entraide ne se limite pas à l’espace urbain.

À partir du début du XXe siècle, on assiste à la création de quelques sociétés coopératives de consommation en Bas-Dauphiné, dont l’origine est à rechercher dans le monde ouvrier du textile. L’idée de coopération n’a rien d’original, puisque les ouvriers lyonnais la pratiquent depuis plus d’un demi-siècle lorsque leurs homologues de la campagne décident de les imiter. De même, il existe un restaurant sociétaire à Grenoble, fondé en 1851, par le maire, Taulier, et par Alexandre Michal-Ladichère , l’oncle d’André, issus des milieux républicains, avec comme objectif de réformer l’alimentation populaire 3548 . Depuis cette époque, il existe en Isère un terreau favorable à l’essor de la mutualité, au même titre que la Loire 3549 , avec quatre-vingt-quinze sociétés de secours mutuels et douze mille mutualistes au milieu du XIXe siècle, contre six cent quarante-deux sociétés et plus de cent sept mille adhérents en 1910, soit un cinquième de la population du département. La croissance la plus forte en adhésion a lieu entre 1900 et 1910, avec une croissance de 148% des effectifs qui traduit des efforts de médicalisation des sociétés rurales 3550 . Les sociétés de secours mutuels et les coopératives alimentaires partagent quelques objectifs communs : partage des risques et des coûts de gestion, auto-surveillance et dans une moindre mesure l’interconnaissance. Mais les premières fonctionnent plus souvent, mais non exclusivement, autour de groupes professionnels.

À l’origine, les canuts lyonnais les avaient conçues comme un moyen d’affirmer leurs idées et d’assurer l’épanouissement du mouvement ouvrier, avant que le concept ne soit repris quelques décennies plus tard par les défenseurs du catholicisme social 3551 . En Bas-Dauphiné, l’éclosion de la coopération coïncide également avec l’affirmation du socialisme 3552 et du mouvement ouvrier après les grèves de 1905 et 1906, mais la rareté des sources ne permet de rattacher de façon évidente ce mouvement coopératif à une école de pensée en particulier 3553 . En Bas-Dauphiné, on retrouve aussi bien des sociétés coopératives d’inspiration chrétienne que des sociétés proches des milieux patronaux ou socialistes. Avec soixante-dix ans de retard, ce projet, utopique au départ, se ruralise en pénétrant les campagnes limitrophes, sans connaître toutefois le même succès, puisqu’au moins une dizaine de sociétés coopératives est créée avant 1914, avec des structures communales. Elles viennent compléter l’esprit de solidarité et de fraternité organisé avec les sociétés de secours mutuels.

Les raisons sociales sont assez révélatrices de l’esprit qui guide les fondateurs de ces sociétés de consommation, à savoir l’émancipation ouvrière en « améliorant la situation matérielle, intellectuelle et morale » des ouvriers. Tisseurs, monteurs de métiers, employés et gareurs sont à la pointe de ce combat dans chacune de ces sociétés. À l’Union des Travailleurs, à Corbelin , comme d’ailleurs dans la plupart des sociétés, on prend le soin de préciser dans les statuts de la société, que « les directeurs, contremaîtres d’usine, chef d’atelier ou autre employé similaire » ne peuvent pas faire partie du conseil d’administration, sans doute pour éviter la mainmise du potentat local, le façonnier Georges Donat qui a l’habitude de s’imposer dans le conseil d’administration, ou mieux à la présidence, de toutes les sociétés locales. Rien n’empêche les patrons de participer à la souscription d’une action ou d’exercer une surveillance discrète de la société par l’entremise d’un homme de main. À Moirans , les Bickert , des fabricants lyonnais, propriétaires d’un tissage de velours, décident, au printemps 1900, d’envoyer leur directeur, Jacob Eschen, pour les représenter à l’assemblée constitutive de la société coopérative de consommation, La Moirannaise 3554 . Quelques femmes – des tisseuses – souscrivent au capital de ces sociétés, mais elles sont peu nombreuses, voire parfois absentes comme dans L’Aurore des Travailleurs, à La Bâtie-Montgascon .

Ces sociétés, fondées par des hommes, permettent à leurs adhérents de renforcer l’esprit de solidarité, en leur proposant à des tarifs préférentiels des produits de consommation courante, dans des communes rurales éloignées des villes, comme le pain, le vin et le charbon, par exemple à La Gerbe, à Saint-Bueil . L’Union des Travailleurs de Corbelin , la Société coopérative des Tisseurs de Saint-Jean-de-Chépy ou L’Aurore des Travailleurs de La Bâtie-Montgascon s’inscrivent dans la même logique en se limitant à des produits de consommation. Quelques unes souhaitent aller plus loin en proposant à leurs membres des caisses de secours et de prévoyance, telles que La Gerbe, La Prolétarienne de Ruy, La Solidarité Chrétienne des Abrets , L’Union ouvrière de Bordenoud, à Dolomieu et L’Avenir Valdainois, à Saint-Geoire . À Ruy, on souhaite même la création d’une bibliothèque, rassemblant des livres sur la question ouvrière. Contrairement aux petits épiciers, ces coopératives refusent le plus souvent de pratiquer le crédit envers leurs adhérents, probablement pour mieux leur inculquer les éléments d’une bonne gestion du budget familial. À L’Union des Travailleurs, installée à Corbelin, on accepte le crédit pour des montants inférieurs à 25 francs, dans des situations d’extrême urgence. À Ruy, on refuse l’assimilation du magasin à un de ces cafés où se propage l’un des fléaux de la classe ouvrière dénoncé à l’époque, c’est-à-dire l’alcoolisme 3555 .

Pour devenir membre de ces sociétés, l’ouvrier doit acquérir une part, généralement d’un montant de 25 francs ou de 50 francs, parfois payables en plusieurs échéances. Celle de Corbelin est la seule à rassembler une centaine de membres, suivi de La Gerbe, à Saint-Bueil , avec quatre-vingt-treize membres, puis de l’Union ouvrière de Bordenoud, à Dolomieu , qui réussit à séduire quatre-vingts personnes. La Prolétarienne de Ruy ne compte que trente-deux adhérents à son programme.

Leur capital initial, variable en fonction du nombre de souscripteurs, ne se compose le plus souvent que de quelques centaines ou milliers de francs. À La Prolétarienne de Ruy ou à l’Aurore des Travailleurs, située à La Bâtie-Montgascon , les fonds rassemblés atteignent respectivement 550 et 800 francs lors de leur constitution. Les cinq autres sociétés coopératives de consommation ont un capital social de départ compris entre 1.500 et 2.500 francs.

Parfois, ces sociétés obtiennent l’appui des patrons locaux, qui y voient une forme de patronage et d’entraide utile à leur personnel, car, grâce à leurs prix avantageux, les coopératives favorisent le maintien du pouvoir d’achat des ouvriers, tout en évitant aux patrons des augmentations salariales nuisibles à leur compétitivité et à leurs profits. Dans le même état d’esprit, leur existence rend inutiles des dépenses supplémentaires en pratiques paternalistes pour attirer de la main d’œuvre. Des neuf sociétés coopératives constituées avant la Grande Guerre, seule La Gerbe, à Saint-Bueil , attire parmi ses souscripteurs, des membres d’une famille patronale, les Veyre, ainsi qu’une partie du personnel de l’usine rivale, celle des Mignot. Celle de Moirans est sans doute contrôlée par les patrons locaux, Bickert , Martin et Giraud. C’est aussi la première à naître, à la fin de l’année 1901. À Ruy, on peut supposer que la constitution de la société coopérative de consommation trouve son origine dans un souci de s’émanciper des pressions paternalistes exercées par des patrons, sous couvert de la religion, tant chez les Schwarzenbach , des protestants propriétaires de l’usine-pensionnat catholique, ou chez Jocteur-Monrozier (anciennement Faidides) et Paillet , catholiques convaincus et pratiquants.

En 1910, on dénombre trois mille trois cent quatre-vingt-sept personnes membres d’une société de consommation dans l’arrondissement de La Tour-du-Pin , contre autant dans celui de Vienne 3556 . Avant la Grande Guerre, on constate que le mouvement coopératif de l’Isère reste cependant en retrait par rapport aux autres départements industriels, comme la Loire, le Rhône, le Nord, avec environ quatre-vingts coopératives. Avec moins de vingt-sept ménages coopérateurs pour mille habitants en 1913, l’Isère se classe au même niveau que la majorité des départements ruraux du pays 3557 .

Au début du XXe siècle, les principaux façonniers du textile contrôlent la mutualité en Isère. Pour le seul comité de l’arrondissement de La Tour-du-Pin , on dénombre parmi ses cinq membres, trois façonniers du textile, Charles Diederichs , Georges Donat et André Michal-Ladichère . En revanche, les façonniers voironnais, largement décimés par la Grande Dépression, n’ont, semble-t-il, jamais investi fortement le mouvement mutuelliste, lui préférant des pratiques paternalistes plus traditionnelles et autoritaires. La plupart des sociétés dirigées par des façonniers sont antérieures aux années 1880, souvent remontant au Second Empire, à l’exception des sociétés de Pompiers 3558 .

Dès la seconde moitié du XIXe siècle, les façonniers du textile soutiennent l’essor du mouvement mutuelliste en Bas-Dauphiné : par l’entremise des sociétés de secours mutuels, ils peuvent exercer un contrôle social et moral sur leurs ouvriers, tout en se livrant à des actions charitables. En d’autres termes, le mouvement mutuelliste leur permet de pratiquer un paternalisme patronal à moindre coût, puisque les ouvriers financent par leurs cotisations le fonctionnement des sociétés de secours mutuels. Cependant, leur investissement personnel dans la mutualité correspond aussi à un état d’esprit largement répandu chez les chefs d’atelier lyonnais – les canuts – depuis la première moitié du siècle 3559 . Or nombreux sont les façonniers à avoir débuté leur carrière professionnelle au contact de ces chefs d’atelier, à Lyon . En 1872, les façonniers sont alors peu présents dans les Sociétés de secours mutuels naissantes du Bas-Dauphiné 3560 . En quelques décennies, cela a changé.

Notes
3544.

En guise d’exemple et de comparaison, voir l’étude menée sur le Loir-et-Cher par BAKER (A. R.H.), 1999.

3545.

WEINTROB (L. B.), 2007.

3546.

HARDEN CHENUT (H.), 2005, pp. 234 et sq.

3547.

FURLOUGH (E.), 1991 et FURLOUGH (E.) et STRIKWERDA (C.), 1999.

3548.

LHUISSIER (A.), 2003.

3549.

DESSERTINE (D.), FAURE (O.) et NOURRISSON (D.), 2005.

3550.

CHAGNY (R.), 1979 et 1989. Au milieu du siècle, il existe déjà plus d’une trentaine de sociétés de secours mutuels à Grenoble, par exemple, soit le tiers des sociétés présentes dans le département. La croissance de la mutualité iséroise s’inscrit dans un phénomène national, comme le montre GUESLIN (A.), 1987, pp. 193, 196, 198.

3551.

DUMONS (B.) et POLLET (G.), 2004 et SHERIDAN (G. J.), 1991.

3552.

Dans les Ardennes, le mouvement coopératif se rattache dès les années 1890 au mouvement socialiste. Il est vrai aussi que les coopératives ont connu un développement plus précoce. Voir DOREL-FERRE (G.), 2005, pp. 152-153.

3553.

GUESLIN (A.), 1987, pp. 227-232.

3554.

ADI, 3Q20/236, Enregistrement le 25 avril 1900 d’un pouvoir sous seing privé le 30 mars de la même année. Cette société, dont les statuts n’ont pas été retrouvés, se distingue par sa raison sociale, La Moirannaise, alors que toutes les autres utilisent des appellations appartenant au langage ouvrier.

3555.

ADI, 9U365, Justice de paix de Bourgoin , Acte de société de La Gerbe devant Me Eymery, à Saint-Geoire , le 15 décembre 1901, 9U368, Statuts de La Prolétarienne de Ruy le 19 septembre 1908, Acte de société de la Solidarité chrétienne du 16 février 1908, 9U370, Acte de société de l’Union des Travailleurs du 7 octobre 1910, Acte de société de L’Union ouvrière de Bordenoud le 9 septembre 1910, Acte de société de l’Avenir valdainois le 8 novembre 1910 et acte de société de l’Aurore des Travailleurs du 14 mars 1911 et 9U2563, Justice de Paix de Tullins , Acte de société du 12 septembre 1910 pour la Société coopérative des Tisseurs de Saint-Jean-de-Chépy-Fures.

3556.

EMERIQUE (C.), 1953, p. 97. Pour l’arrondissement de Grenoble (qui comprend la ville de Voiron ), il y a cinq mille quatre-vingt-onze adhérents, pour à peine sept cent soixante-quatre dans celui de Saint-Marcellin .

3557.

GUESLIN (A.), 1987, pp. 246-247.

3558.

BEYLIE (J. de), Historique et situation de la mutualité dans le département de l’Isère au 31 décembre 1907, Grenoble, Imprimerie Ginier, 1908, p. LXII. Charles Diederichs , à Bourgoin , préside l’Union Prévoyante (cent quatre-vingt-quatre membres actifs), son frère aîné, Théophile II , la société de secours mutuels de Ruy (cent vingt et un), André Brun , le fils de Jean-Marie, à Coublevie , la Société Saint-Pierre (cent douze), Georges Bouillon , à Veyrins, La Fraternelle (quatre-vingt-quatre), François Charlin la société de secours mutuels des Abrets (cent vingt-quatre), Georges Donat celle de Corbelin (cent cinquante-cinq) ainsi que celle des Pompiers de la même commune (trente-quatre), comme André Michal-Ladichère à Saint-Geoire , qui dirige la société de sa commune (cent soixante-dix-sept) et celle des Pompiers (cinquante et un). À La Tour-du-Pin , Jean Dissard , l’un des gendres d’André Dévigne , dirige la société de secours de la ville (cent soixante-dix-sept), alors qu’à Charavines , c’est un Couturier, propriétaire du principal tissage de la commune, qui contrôle la société de secours mutuels (quatre-vingt-dix-neuf). Au nord du département, c’est un fabricant lyonnais, Joseph Cochaud , qui préside la société de Montalieu et ses cent cinq membres actifs.

3559.

SHERIDAN (G. J.), 1988 et 1991.

3560.

ADI, 44X13, Election des présidents de Sociétés de secours mutuels, liste rédigée par le Préfet de l’Isère le 27 avril 1872.