Tissage et politique.

Devant la montée inexorable de l’exode rural dans la seconde moitié du XIXe siècle, les maires des communes rurales les plus touchées se lancent volontiers dans une surenchère pour attirer à eux des industriels bienveillants, acceptant d’investir plusieurs milliers de francs pour édifier un tissage de soieries. Mais ces élus n’agissent pas tous par philanthropie ou par idéal politique. Dans de nombreux cas, les édiles de ces communes, par jalousie ou par mesquinerie, sont prêts à mettre tout en œuvre pour éviter que les communes voisines ne raflent la mise. Encore une fois, les rivalités de clochers guident en partie les décisions.

Au début des années 1870, la famille Girodon décide la construction d’une nouvelle usine, moderne et aménagée de façon rationnelle, à l’écart des grandes concentrations ouvrières voironnaise et rivoise. Les dirigeants de la maison lyonnaise arrêtent leur choix tout d’abord sur la commune de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs . Mais le curé et sa coterie font échouer le projet « dans la crainte de favoriser une prétendue démoralisation, ou encore une prospérité émancipatrice de la population rurale ». Finalement, les Girodon trouvent un meilleur accueil dans le village voisin, Saint-Siméon-de-Bressieux 3561 .

En 1893, Octave Chenavaz, maire et conseiller général du canton de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs , fait part à qui veut l’entendre, de ses intentions d’installer un tissage mécanique dans sa commune. En vingt ans, celle-ci a perdu deux cents habitants au profit des centres industriels les plus proches comme Saint-Siméon-de-Bressieux , Renage et Voiron . Parmi les arguments avancés par cet élu pour séduire les investisseurs potentiels, on relève la présence d’une gare, d’une main d’œuvre abondante, d’une petite rivière. D’après lui, le bassin de recrutement de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs s’étend sur une dizaine de communes, dans un rayon de sept kilomètres environ, soit plus de sept mille habitants. Dans la brochure qu’il publie pour l’occasion, il estime le capital nécessaire à 230.000 francs environ. Il lance donc une souscription auprès de ses concitoyens, à laquelle il verse personnellement 20.000 francs 3562 . Par cet appel, Chenavaz manifeste son engagement volontaire pour assurer le développement de son canton, mais derrière cette innocente générosité, se cache également une manœuvre démagogique qui vise à lui assurer les sympathies des électeurs. Si son projet aboutit, il promet un retour de la prospérité pour ses concitoyens grâce à de nouvelles sources de revenus et l’installation de l’électricité. En arrière-plan, il n’hésite pas à réactiver les anciennes rancunes et querelles de clochers entre le village de Mandrin et le bourg voisin, Saint-Siméon-de-Bressieux 3563 . Son appel n’est entendu que quatre ans plus tard par Romain Bonvallet , un ancien employé de commerce, originaire de Châbons , parti à Lyon tenter sa chance comme tant de ses compatriotes. L’initiative de Chenavaz reste un acte purement personnel, n’engageant que lui : il n’est nullement question ici de sociétés de développement rassemblant des millions, associées à une vaste campagne publicitaire dans la presse. Dès 1900, Bonvallet occupe déjà cent cinquante ouvriers dans ses ateliers 3564 .

Figure 47–Le tissage Bonvallet à Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, vers 1900.
Figure 47–Le tissage Bonvallet à Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, vers 1900.

Source : coll. Privée.

Lorsqu’en 1897, Louis Diederichs , chassé de Jallieu , souhaite construire un nouveau tissage, il reçoit un accueil favorable de la part du maire de Panissage, le liquoriste Félix Bigallet 3565 . Pour Diederichs, le canton de Virieu présente l’avantage d’être resté à l’écart de la mécanisation du tissage de soieries et par conséquent les usines y sont encore rares, alors que la main d’œuvre abonde. Le maire de Panissage se propose de viabiliser le terrain pressenti, de fournir le gravier pour la construction des bâtiments, de faciliter l’achat du terrain. Ces faveurs consenties par le maire de Panissage n’ont pour d’autre but que de contrebalancer les propositions du maire de la commune voisine, Virieu, dirigée par son rival politique au niveau cantonal, le marquis de Virieu, qui souhaite lui aussi installer une usine sur sa commune. Soucieux d’assurer le développement de sa commune comme de se venger du républicain Bigallet, le très catholique conservateur marquis de Virieu se débrouille dans les mois qui suivent, pour convaincre un façonnier de s’installer chez lui. Charlin , originaire de Saint-André-le-Gaz , établit donc une usine à Virieu, sous les auspices du nobliau local, mais sans bénéficier de capitaux équivalents à ceux d’un Diederichs. L’équipement du nouveau tissage s’en ressent, puisque l’entrepreneur s’équipe en matériel d’occasion vétuste, mû par une vieille machine à vapeur, alors que Louis Diederichs utilise des métiers à tisser neufs, construits par les ateliers familiaux de Bourgoin . Le marquis de Virieu espère ainsi à la fois enrichir ses administrés pour conforter sa clientèle locale tout en favorisant le débauchage d’ouvrières dans l’usine voisine pour la désorganiser. C’est d’ailleurs ce qui se passe : les ouvrières comprennent vite qu’elles peuvent favoriser la surenchère entre les deux établissements pour leur recrutement. En quelques mois, Favot, l’associé de Diederichs, assiste rageur à la fuite de ses ouvrières mécontentes ou déçues, chez Charlin, à Virieu. Mais une fois encore, l’argent de Louis Diederichs fournit une parade aux problèmes des deux associés. Favot, jouissant de la confiance de Diederichs, décide d’acheter ce « foyer d’insurrection » que représente l’usine Charlin. Sans prévenir son associé, qui fournit pourtant les fonds nécessaires, il verse 180.000 francs à Charlin pour reprendre son tissage, soit une somme très nettement supérieure à sa valeur 3566 .

Les élus locaux ont vite compris qu’ils avaient tout intérêt à obtenir l’installation d’un tissage dans leur commune : un tel établissement freine l’exode rural, accroît les recettes communales, assure des revenus plus importants aux habitants et développe ainsi l’activité des petits commerçants. Ce cercle vertueux doit bien entendu favoriser leur clientèle politique et donc renforcer leur emprise sur la population. Enfin, comme nous l’avons vu pour Virieu et Panissage, la construction d’une usine perpétue les vieilles querelles de voisinages, pour le plus grand plaisir des villageois.

À Viriville , le maire, Brochier, prend l’initiative de lancer une souscription populaire au début du XXe siècle pour construire un tissage. L’affaire est rapidement prise en main par un fabricant de soieries, Henri Brunet, puis par la prestigieuse maison Mouly, Roussel & Chatillon, de Lyon 3567 .

Les patrons du textile ne se contentent pas de mécaniser leur matériel pour obtenir des gains de productivité, ils engagent un vaste processus de réduction de leurs coûts salariaux pour affronter la concurrence et le développement des produits de demi-luxe. Pour mener à bien cette politique, ils ont plusieurs leviers à leur disposition : tout d’abord, ils recrutent davantage de femmes et d’enfants, moins rémunérés que les hommes. L’utilisation massive du métier mécanique rend cette substitution possible. Puis, profitant de la crise industrielle, les fabricants lyonnais compriment les tarifs, poussant les façonniers à réduire à leur tour leurs marges et les salaires. Le métier mécanique est encore l’instrument central de cette politique salariale : il autorise une baisse du tarif, mais l’augmentation du métrage tissé par métier compense la perte quotidienne pour les ouvrières. Enfin, lorsque cela ne suffit plus, les patrons de tissages généralisent la surveillance de deux métiers par ouvrière au début du XXe siècle. Le recours à une main d’œuvre italienne, moins payée, est également envisagé par certains, mais ce phénomène reste très localisé et finalement très limité.

Les villages du Bas-Dauphiné se transforment lentement avec l’industrialisation. La dégradation des conditions de travail dans les ateliers est compensée par l’amélioration matérielle des foyers isérois. En général, la population profite matériellement du travail en usine qui apporte des revenus supplémentaires au ménage. Des produits de consommation se diffusent plus largement, comme la viande. Quelques ouvrières parviennent à placer des économies sur un livret d’épargne et à se constituer ainsi une jolie dot. L’apparition de sociétés de consommation favorise aussi leurs conditions matérielles au quotidien. Ce tableau séduisant ne doit pas cacher la dureté du travail en atelier et la forte mortalité qui touche les ouvrières.

La discipline, l’augmentation des cadences et des risques avec les métiers mécaniques, et les pressions salariales contribuent à détériorer le climat social dans les usines. Dès les années 1880, les mouvements de contestations se multiplient, souvent sur la question des salaires. Ils culminent en 1906, lorsque les ouvrières voironnaises se mettent massivement en grève. Elles réussissent à s’organiser en syndicats structurés, alors qu’elles n’étaient jamais parvenues à pérenniser la moindre coalition ouvrière.

Notes
3561.

CHENAVAZ (O.), 1893, p.3.

3562.

Cette pratique n’a rien d’exceptionnel, puisqu’elle existe aussi en Pennsylvanie, pour attirer les tissages de soieries. Ainsi, les habitants d’Hazleton rassemblent 90.000 $ dans les années 1880 et obtiennent en 1897 l’installation de la Duplan Silk Company (peut-être une émanation du fabricant lyonnais Léopold Duplan ?). Voir STEPENOFF (B.), 1992.

3563.

CHENAVAZ (O.), 1893.

3564.

ABdF, Rapport d’inspection de la Banque de France à Grenoble, année 1900. On est loin ici de la campagne de promotion lancée, par exemple en Alabama pour attirer les investisseurs. Voir WEIL (F.), 1990.

3565.

Fabricant de liqueurs, Félix Bigallet fonde son entreprise en 1872 à Panissage. Républicain, il se fait d’abord élire maire de sa commune, puis conseiller général en 1898, en battant le conseiller sortant, Emile de Montgolfier.

3566.

APJD, Carnet ms « Notes sur la vie de Louis Diederichs  », rédigé par Louis Diederichs en mars 1908.

3567.

EYMOND-BROCHIER (M.-L.), 2000, pp. 208-209.