Jadis dominées par le château seigneurial, les campagnes du Bas-Dauphiné se couvrent de châteaux d’entrepreneurs à la fin du siècle, mettant en valeur de nouveaux liens sociaux. Maints auteurs ont déjà souligné le succès du château jusqu’à la Grande Guerre 3611 .
Les fabricants de soieries de Lyon 3612 et les façonniers du Bas-Dauphiné 3613 prennent l’habitude de se faire construire de belles demeures bourgeoises ou d’acquérir de vieilles bâtisses aristocratiques, soit comme résidence principale, soit comme maison de campagne, sans égaler toutefois le faste des Schneider 3614 . Les petits façonniers n’ont pas les moyens financiers pour investir dans de tels signes extérieurs de richesse 3615 . Leurs châteaux sont moins importants, les maisons bourgeoises plus nombreuses.
Si les fabricants lyonnais ont les moyens de mener un grand train de vie 3616 , certains façonniers affichent ouvertement leur fortune et leur réussite, à l’instar des Diederichs ou des Michal-Ladichère dont la prodigalité est reconnue. La majorité des fabricants lyonnais recherche d’abord le confort, mais aussi la discrétion, voire l’austérité. Le gaspillage inutile ne fait pas partie de leur monde. On mène une vie bourgeoise avec ses codes et ses rituels, comme l’appartenance à un club ou à un cercle, la possession d’un domaine rural à l’écart des regards malsains de la populace 3617 . Plus les patrons sont importants, plus ils en ont les moyens. Cependant, les façonniers n’ont pas forcément intérêt à étaler leur aisance aux yeux des fabricants qui pourraient y voir un signe d’enrichissement acquis sur « leur dos », motivant davantage encore leurs pressions à la baisse sur les façons.
Les milieux d’affaires de la Fabrique lyonnaise préfèrent résider dans un appartement plutôt que dans un hôtel particulier ostentatoire, mais tous possèdent ou presque une résidence campagnarde 3618 . Cyrille Cottin , petit-fils de C.-J. Bonnet et multimillionnaire, n’est que locataire de l’appartement qu’il occupe place Bellecour, non loin de celui de Léon Permezel . Plus discret et moins ostentatoire qu’un hôtel, l’appartement n’en est pas moins luxueux et confortable 3619 . Nombreux sont les fabricants lyonnais à posséder une seconde résidence, souvent dans la proche campagne lyonnaise 3620 . L’Ouest lyonnais est recherché par de nombreux fabricants : ainsi à Ecully, on retrouve les Atuyer, les Bickert , les Gindre, les Gourd , les Jaubert ou encore les Bellon . Les Brosset -Heckel et les Schulz ont choisi Caluire et les Girodon , Charbonnières. Jean Ritton , l’associé de Bardon , a investi à Dardilly. Les Bertrand, les Cochaud , les Paulmier-Duval et les Trapadoux préfèrent Saint-Cyr, dans les Monts d’Or. Isaac Paulmier-Duval 3621 a soigneusement préparé sa retraite des affaires à Saint-Cyr, en acquérant progressivement à partir du printemps 1881, différentes parcelles de terre ainsi qu’une maison, soit un peu plus de cinq hectares. Les différents bâtiments sont rasés pour laisser la place à « une vaste maison de maître », pour laquelle il a dépensé plus de 100.000 francs, somme fournie grâce à un emprunt hypothécaire réalisé auprès du Crédit Foncier 3622 . Plus rarement, quelques fabricants investissent dans de vastes propriétés plus éloignées de Lyon : Henri Baboin à Loyes (Ain) où il possède un château, Camille Chavant à Amphieu-les-Bains (Haute-Savoie), Pierre Atuyer à Annecy, Augustin Boucharlat à Entre-Deux-Guiers, près de la Savoie, Claude Gindre dans le Cher, Charles Guéneau 3623 à Voiron dans l’ancien domaine rural de la famille Faige-Blanc 3624 , Emile Revol et Louis Guérin à Saint-Quentin-Fallavier, Louis Lupin dans son château de Jallieu 3625 , François Guinet à Primarette également en Isère, dans une propriété lui venant de son père 3626 , ou encore Antoine Bardon à Pérouges (Ain), commune dont il devient d’ailleurs maire, tandis que Antoine Montessuy possède, lui aussi, une propriété d’agrément de deux cent cinquante hectares 3627 . D’autres, comme Claude-Joseph à Bonnet à Jujurieux , François Dufêtre à La Sône ou Pierre-Eugène Durand 3628 à Vizille , choisissent d’établir leur résidence secondaire à proximité de leurs usines.
Chez les façonniers, seuls les Diederichs et quelques autres adoptent un comportement proche de celui des fabricants. Ainsi, André Michal-Ladichère n’hésite pas à restaurer à grands frais l’ancienne tour de la famille de Clermont, surplombant la commune de Saint-Geoire , que lui a légué son oncle, le sénateur Alexandre Michal-Ladichère , confirmant ainsi sa position de châtelain local. D’un amas de ruines, il fait un imposant édifice, pompeusement reconstruit dans un style proche du romantisme allemand du XIXe siècle. Cette construction lui coûte sans doute des centaines de milliers de francs, mais peu lui importe. Il possède également une résidence au Castelet, dans le Var. La famille de son frère, Henri, n’est pas en reste puisqu’elle se fait bâtir non loin des usines de Champet, une énorme villa, le Chalet, rappelant l’architecture helvétique à la mode dans les stations balnéaires 3629 .
Source : coll. Privée.
Source : coll. Privée.
Quelques années plus tard, la famille Brunet-Lecomte acquiert à son tour à Vaux-Milieu, à quelques kilomètres de Bourgoin une vaste bâtisse d’origine médiévale restaurée au XIXe siècle. André Michal-Ladichère est le seul façonnier avec les Diederichs et Victor Auger , semble-t-il, à posséder une résidence secondaire. Cela ne signifie nullement que ses collègues ne partent pas en villégiature. Quant à son confrère Romain Bourgeat , il dispose d’une propriété d’agrément à Chaponost (Rhône) 3630 . Ainsi, les Diederichs et Perrégaux, par leurs attaches familiales avec les Morin 3631 , font de longs et fréquents séjours à Dieulefit, dans la Drôme, où l’épouse de Louis-Emile Perrégaux , Victorine Morin, a hérité de son père, le banquier lyonnais Adrien Morin , une vaste propriété, « La Françoise ». De même, le clan Diederichs effectue volontiers de longs séjours en hiver à Nice (la grève de 1922-1923 les surprend pendant leur villégiature sur la Cote d’Azur).
À son tour, Jules Tivollier , à l’instar de ses plus illustres collègues, entreprend la construction d’une vaste demeure, à Voiron , à l’extrémité du cours Sénozan où se sont établis les principaux négociants de la place. Issu d’une vieille famille de notables voironnais, il souhaite montrer à ses concitoyens la poursuite de la réussite familiale. Au fait de son succès, les travaux débutent au milieu des années 1880. Cependant, Tivollier n’en profite guère, puisqu’il est emporté par la crise en 1889-1890, et est contraint de se séparer de sa folie. Quelques années plus tard, la bâtisse est acquise à crédit par Léon Béridot , dont les ateliers de construction se situent à quelques pas seulement pour 70.000 francs 3632 .
Source : cliché de l’auteur (2007).
Quelques uns, sans doute pour mieux pénétrer le milieu des fabricants, s’établissent à Lyon . Ainsi, Théophile II Diederichs réside une partie de l’année à Lyon, dans son appartement du quai Jules-Courmont, tandis que son fils Adrien loue un château à l’Ile-Barbe. Alexandre Pollaud-Dulian , sans doute le plus lyonnais des façonniers avec Rabatel, ne reste que peu d’années aux Avenières , juste le temps de faire fructifier son pécule : rapidement, il s’établit à Lyon, rue de la Martinière, puis dans l’Ain, dans un château. La mort le surprend d’ailleurs à l’occasion d’un séjour sur la Côte d’Azur, à Nice , comme, jadis Aimé Baboin , Joseph Bellon ou Albert-André Bouffier qui s’est retiré de la politique et des affaires à Nice. Régis Couturier, fils du façonnier Alphonse Couturier , aime lui aussi séjourner à Nice où il finit d’ailleurs sa vie. Auguste Isaac préfère, quant à lui, prendre ses quartiers à Cannes au printemps 1909 3633 . Constant Rabatel alterne entre Lyon et Corbelin , comme Alfred Constantin de Chanay qui réside tantôt dans son château de Saint-Nicolas-de-Macherin , tantôt dans l’appartement lyonnais de son épouse, ce qui lui permet de participer à la vie mondaine lyonnaise et grenobloise. Louis Couturier, héritier d’une importante affaire à Bévenais , réside lui aussi une partie de l’année à Sainte-Foy-lès-Lyon, dans l’Ouest lyonnais, dans la première moitié du XXe siècle. Louis-Eugène Combe s’installe à son tour à Lyon, au début du siècle, rue d’Oran près la place des Terreaux, avant de retourner à Rives . Ce déménagement à Lyon s’explique par la confiance que lui inspire son directeur et futur successeur, Edouard Genin . Mais ce ne sont que des cas isolés. L’épouse de Pierre Mignot , née Dominique Heppe, se rend volontiers à Cannes ou en cure thermale 3634 . Tous préfèrent rester à proximité de leurs usines dont ils assument bien souvent eux-mêmes la direction. Ils compensent l’éloignement lyonnais par la construction d’une maison bourgeoise, surnommée « le château » par les autochtones 3635 , dont certaines rappellent les hôtels particuliers du Boulevard des Belges à Lyon, à l’instar de la nouvelle demeure que la famille Veyre, à Saint-Bueil , se fait bâtir en 1898, ou celle de Gabriel Bargillat , à La Tour-du-Pin .
Source : coll. Privée.
Comme jadis le château féodal, ces nouvelles bâtisses symbolisent à la fois le pouvoir et la réussite d’individus et de leur famille, au cœur des campagnes dauphinoises 3636 . Seigneur des temps modernes, l’industriel éprouve le besoin de laisser son empreinte, de marquer ses contemporains et de pérenniser son succès. Il veut montrer à ses congénères sa réussite et son rang, tant dans l’espace social local que dans le paysage. Par l’imposante bâtisse, on découvre les nouveaux rapports qui s’établissent entre le propriétaire des lieux et les autochtones.
Pour leurs résidences campagnardes, les fabricants ont un faible pour les vieilles bâtisses et autres châteaux, alors que les façonniers préfèrent construire une nouvelle demeure plutôt que d’acquérir un des nombreux châteaux délaissés par la noblesse. En 1880-1882, Théophile I Diederichs dépense 128.000 francs pour construire son « château », la Villa des Lilas, à côté de son tissage, à Bourgoin , avec les commodités les plus modernes de l’époque (calorifères, baignoires…), une salle de billard 3637 , une bibliothèque... Près de 10% de ce montant sert à régler la facture du tapissier, Badaracco 3638 .
Détenteur d’un capital symbolique grâce à cette résidence, le façonnier domine son village. Par ses dimensions, sa hauteur, son architecture (marquise ou véranda, hautes fenêtres, hautes toitures dauphinoises ou mansardées, en pierres plutôt qu’en pisé), le château du riche façonnier « impressionne et intimide » 3639 . Contrairement aux usines, les façades sont soignées, revêtues d’un enduit et comportent parfois des éléments de décor (bandes en saillie, linteaux, chaînes d’angles) 3640 . La maison bourgeoise des Mignot, à Saint-Bueil , comporte un toit en ardoises, alors que celui de l’usine est recouvert de tuiles. Plusieurs fenêtres de leur demeure comportent des vitraux 3641 . Derrière les murs de sa demeure, le façonnier impose son autorité sur ses ouvriers et parvient à dissimuler grâce à ce paravent, qu’il est lui-même soumis à celle du fabricant lyonnais. Certes, après une vie d’efforts, il recherche aussi le confort.
Ces demeures bourgeoises possèdent quelques caractéristiques communes 3642 (sauf quelques cas exceptionnels), que l’on retrouve par ailleurs en Champagne-Ardenne : tout d’abord, on relève la présence d’une tour, ronde ou carrée, qui symbolise la puissance et rappelle incontestablement les châteaux. L’entrée principale est généralement imposante, par ses dimensions (dans le cas des anciennes bâtisses), surélevée par un escalier et/ou recouverte par une marquise. Ces derniers éléments ne sont sans doute pas de simples effets de mode, ils participent au contraire à l’affirmation de l’autorité du patron sur ses ouvriers : en effet, lorsque ceux-ci accèdent à la propriété patronale pour diverses raisons (notamment en cas de grèves, de problèmes techniques dans l’usine…), le maître des lieux les surplombe depuis son escalier lorsqu’il les accueille. Quand il pleut, le patron reste sous la marquise 3643 . Ensuite, les bâtisses patronales sont édifiées le plus souvent à proximité de l’usine 3644 .
Source : APFB, Plan de la propriété Veyre.
Toute nouvelle construction est équipée des commodités les plus modernes (salle d’eau avec eau courante…). Quant aux plus anciennes, leurs propriétaires se lancent parfois dans des dépenses somptuaires pour les restaurer. Au Vernay (Nivolas ), les Faidides engagent, grâce à l’héritage laissé par la famille Garnier, de lourdes dépenses dans les années 1870 pour améliorer le confort de leur demeure. En 1872 et 1873, ils sollicitent tout d’abord Pugens, un peintre décorateur, chargé de refaire les plafonds en plâtre, de poser de nouveaux chambranles et des moulures, d’installer de nouvelles cheminées, de construire de nouvelles cloisons, de ravaler les façades…
C’est pour nous l’occasion de découvrir un intérieur bourgeois dans une maison déjà entièrement reconstruite au milieu des années 1850 après un terrible incendie. Ce quadrilatère en pierres de taille comporte deux étages, avec des jacobines dans les combles mansardés. Au total, la maison bourgeoise se compose de vingt et une pièces, dont quinze parquetées. À l’extérieur, la famille a aménagé une orangerie et une serre près de la chapelle. L’artisan engagé par les Faidides se charge également de renouveler les boiseries et les peintures. La maison s’organise autour d’un vaste escalier en pierre. Lorsqu’un invité pénètre dans la demeure familiale des Faidides, il entre par une porte surmontée du monogramme en fer forgé de l’ancien propriétaire, Jean-Antoine Garnier . Les Faidides n’ont pas osé enlever ce symbole rappelant leur bienfaiteur et l’origine de leur fortune. Le rez-de-chaussée s’ouvre sur un vestibule et l’escalier. Il est peu probable que l’invité ait accès à la cuisine, en revanche, il peut admirer les décorations néo-grecques peintes sur les murs et les plafonds de la petite salle à manger. À l’étage, les Faidides ont installé leur bibliothèque, une petite pièce dont les murs sont couverts d’étagères, non loin des chambres de la famille. Mme Faidides a su convaincre son mari de décorer richement sa chambre et son alcôve, dont un plafond composé d’une « baguette Rubens et fleurs » 3645 . Sous le toit mansardé, on loge la femme de chambre et la cuisinière, à côté de la lingerie. C’est également dans cette partie de la maison que Faidides a fait installer son billard et son cabinet. L’architecture de la cave voûtée laisse penser que les Garnier puis les Faidides ont pu éduquer des cocons ou faire sécher des produits agricoles. De la façade, ressortent quelques discrètes moulures en ciment. Au total, la facture de Pugens s’élève à 17.934 francs et celle des Couturier, chargés des boiseries et des travaux de menuiserie, à 9.972,84 francs, soit une dépense supérieure à 27.000 francs pour restaurer la demeure patronale 3646 . Joseph Mignot , à Saint-Bueil , possède lui aussi un billard. Selon son contrat d’assurance, il possède aussi des « objets d’art et d’antiquité » et une belle bibliothèque 3647 .
Source : cliché de l’auteur (2007).
Mais toutes ces demeures ressemblent davantage à des hôtels particuliers qu’à de véritables châteaux, bien que la population locale leur accorde volontiers cette appellation, sans doute pour en accentuer le caractère exceptionnel, par opposition à la traditionnelle maison en pisé peu confortable. Les façonniers manifestent, dans la mesure de leurs moyens, une volonté de s’affirmer, voire d’imiter les fabricants lyonnais. Cependant, ils ne peuvent guère rivaliser avec ceux-ci qui ont largement les moyens de s’offrir de véritables châteaux, tels les Baboin à Loyes (Ain). Fraîchement élu député de l’Isère, Henri Baboin 3648 s’empresse d’acquérir les deux châteaux de la famille Mortillet à Renage (dont le plus ancien sert de fabrique de soieries aux Girodon ), à proximité des propriétés de sa belle-famille Blanchet , pour un quart de million de francs 3649 . Lorsque Jaubert se retire des affaires, il quitte également le centre-ville lyonnais pour la très bourgeoise petite ville voisine Ecully : il rachète une propriété que le banquier Edouard Aynard a reçue en héritage, pour 250.000 francs. Il a pour voisin Claude Gindre qui s’est fait construire une villa de style florentin, Joseph Bellon , Cyrille Cottin , Edouard Payen, et quelques autres soyeux comme Dufêtre et Duringe. Les Brosset-Heckel se réfugient dans leur château de Caluire 3650 . C’est à peine plus que la somme versée par Joseph Tresca , le frère de Pierre, lorsqu’il rachète la propriété de Camille Bellon (1846-1911), fils de Joseph Bellon, à Saint-Cyr en 1888, celui-ci ayant subi de lourdes pertes dans le krach de l’Union Générale quelques années auparavant 3651 . Plus modestement, le plus riche soyeux lyonnais, Léon Permezel , ne dépense que 172.000 francs pour acquérir le château de la Roue, à Rillieux dans l’est lyonnais 3652 . Avant 1870, les fabricants lyonnais semblent répugner à dépenser des sommes folles dans de telles bâtisses. Investissements superflus ? Probablement. Les façonniers les plus modestes habitent parfois dans leur fabrique. C’est particulièrement le cas des exploitants de filatures et de moulinages. Joseph Jourdan , à Dolomieu , habite, lui aussi dans une maison de maître, alors qu’il n’exploite dans les années 1860 qu’une soixantaine de métiers à tisser. Autour de sa demeure, il possède une dizaine de parcelles de terre (quinze hectares environ) 3653 .
Plus rarement, les façonniers investissent dans l’agriculture : Casimir Martin , le fils de Séraphin et patron d’un important tissage à Moirans , possède une propriété de deux cent cinquante hectares en Algérie, évaluée à un million de francs, mais l’ensemble est grevé d’une lourde hypothèque, à hauteur de 800.000 francs, tandis que la banque Thouvard, Martin & Cie, lui a consenti un découvert de 200.000 francs pour développer son domaine agricole 3654 . Sa future épouse, Marie-Eugénie Jocteur-Monrozier, est apparentée d’ailleurs aux Emery , une famille de fabricants de soieries de Lyon , dont l’un des membres a, lui aussi, tenté sa chance en Tunisie 3655 . Quelques héritiers de familles industrielles se laissent séduire par la colonisation algérienne, mais sans y constituer une fortune. Frédéric Diederichs , le plus jeune des quatre fils de Théophile I, en froid avec son frère aîné, Théophile II , s’exile quelques années en Afrique du Nord vers 1895, avant de revenir à Jallieu faire amende honorable après avoir essuyé quelques revers financiers. À son retour, Charles, son frère, lui confie la direction de la fonderie au sein des ateliers de construction, pour le mettre à l’abri de Théophile II, le patron de la branche tissage. Victor Auger , outre son imposante demeure de Ruy, contiguë à son ancienne fabrique, possède une vaste propriété rurale, le domaine de la Broccardière de soixante-treize hectares, sur les communes de Saint-Ondras, des Abrets et de Charancieu, en Isère 3656 . Les Perrégaux et les Diederichs ont à leur disposition deux propriétés rurales à Ruy, près de Bourgoin . Leurs amis, André et Henri Michal-Ladichère , règnent aussi sur quelques dizaines d’hectares, autour de leurs demeures et de leurs usines, mais dans tous les cas de figure, les revenus que les façonniers tirent de leurs investissements fonciers, sont insignifiants en comparaison avec les bénéfices de leurs tissages. Majoritairement, ils possèdent quelques ares ou quelques hectares de terre, mais rien de très important. La plupart des façonniers n’ont pas les moyens d’investir dans des opérations de diversification, sous peine de mettre en péril leur propre affaire. Seuls les plus riches, comme les Michal-Ladichère ou les Diederichs, peuvent se le permettre. Un fabricant comme Claude Gindre élargit ses centres d’intérêt en investissant dans les colonies (Madagascar) ou dans un domaine agricole de mille hectares dans le Cher 3657 .
Source : coll. Privée.
De tels investissements immobiliers ne peuvent se comprendre qu’au regard des carrières de chacun de ces fabricants. Ils viennent couronner une carrière bien remplie dans le monde des affaires et sont donc des lieux de retraite après une vie très active, à l’exception d’Henri Baboin pour des raisons politiques évidentes. Au contraire, chez les façonniers, la construction d’une belle demeure intervient de façon plus précoce dans leur carrière. Certes, pour les fondateurs d’entreprise, les premières années sont loin d’être fastueuses, mais rapidement, ils éprouvent le besoin de s’affirmer, d’être identifiés et de se démarquer de la population locale. La haute société lyonnaise organise des mondanités tout au long de l’année (salons, bals, dîners) 3658 . Il est probable que les réceptions tenues par les façonniers sont moins éclatantes et rassemblent des acteurs économiques nettement moins prestigieux et influents. Pourtant, ces réceptions permettent aux élites de se retrouver et d’y échanger des informations 3659 . À l’exception des familles les plus importantes, comme les Michal-Ladichère, les Diederichs ou les Brunet-Lecomte, la vie mondaine locale doit être très limitée : veillées avec des voisins, banquets familiaux, dîners avec le maire. L’annuaire du Tout Lyon indique ainsi les dates de réception hebdomadaires des épouses des hommes d’affaires lyonnais.
BERCÉ (F.), 1998 et GRANDCOING (P.), 1999.
Demeures de fabricants de soieries et marchands de soie : Lupin à Jallieu , Guérin à Saint-Quentin-Fallavier, Revol à Saint-Quentin-Fallavier, Boucharlat à Entre-deux-Guiers, Guéneau à Voiron , Cochaud à Montalieu-Vercieu.
Demeures de façonniers en soieries : Diederichs-Perrégaux à Jallieu (quatre maisons bourgeoises, dont une surnommée « le château » par les ouvriers) et à Ruy (deux), Brunet-Lecomte (une), Michal-Ladichère à Saint-Geoire (deux), Mignot à Saint-Bueil (une), Veyre à Saint-Bueil et Voissant (deux), Pochoy à Voiron (une), Tivollier à Voiron (une), Blachot à Voiron (une), Pollaud-Dulian aux Avenières (une), Bargillat à La Tour-du-Pin (une), Martin à Moirans et à La Tour-du-Pin (deux), Rabatel à Corbelin (une), Donat à Corbelin (une), Couturier à Bévenais (une) et à Charavines (une), Auger à Ruy et à Saint-Ondras (deux), Moyroud à Vinay (une), Gillet à Apprieu (une), Paillet (une), Bourgeat (une) et Faidides (une) à Nivolas , Bruny à Saint-Blaise (une), Joly à Saint-Geoirs (une), Constantin de Chanay à Saint-Nicolas-de-Macherin (une). Cette liste n’est pas exhaustive.
HEUDE (B.) et TOULIER (B.), 1995. Voir aussi l’analyse de CHALINE (J.-P.), 1982 sur les intérieurs des bourgeois de Rouen.
Le long de la Meuse, on dénombre pas moins de vingt-quatre châteaux patronaux, entre Givet et le Sedanais. Voir DOREL-FERRE (G.), 2005, pp. 156-
PANSU (H.), 1973, PELLISSIER (C.),1996a et 1996b.
PELLISSIER (C.),1996a, pp. 33-35.
Voir par exemple BOYER (M.), 2007, pp. 89-94.
PELLISSIER (C.),1996a, pp. 26-32.
LEON (P.), 1974, pp. 234-263.
Fabricant de soieries, né à Lyon le 30 mars 1823, Isaac Paulmier-Duval est le fils d’un « négociant » protestant et de Marie Jandin. Son père, François Paulmier-Duval s’est associé à Pierre Jandin, son beau-père, pour monter une entreprise réputée dans la fabrication de foulards. Isaac Paulmier-Duval épouse en 1853 Adèle-Eugénie Bonnefoy, la fille d’un banquier de Dieulefit, dans la Drôme. Chevalier de la Légion d’honneur à partir de 1878, il siège à la chambre syndicale de la Fabrique Lyonnaise entre 1870 et 1872. Il a également été délégué par la Chambre de Commerce de Lyon pour le traité de commerce de 1860. Sa fille unique, Louise-Françoise, épouse en 1880 Gustave-Henri Noyer, un commissionnaire en soie, devenu quelques mois plus tôt, son associé. En effet, depuis le 1er janvier 1880, Paulmier-Duval se contente d’être commanditaire avec son parent, Francis Jandin, de Victor Ogier , l’un des principaux fabricants de la place, et de Paul Noyer, son futur gendre, à hauteur de 300.000 francs. Il laisse une fortune de 395.398 francs à son décès le 22 janvier 1887.
ADR, 3E26795, Inventaire après décès de Jean Isaac Paulmier-Duval , devant Me Renoux (Lyon ) le 11 juillet 1887.
Fabricant de soieries, Jean-Marin-Charles Guéneau est né à Limoges le 9 septembre 1818, d’un père militaire de carrière. Ce dernier se retire en Isère et devient maire de la commune de Pariset où il décède en 1844. Charles Guéneau épouse en 1854 Amélie-Clotilde Morard, la fille d’un notaire de Rives dont les apports s’élèvent à plus de 85.000 francs. En 1884 et 1885, il siège à la Chambre syndicale de la Fabrique lyonnaise. En avril 1889, il se retire des affaires et cède définitivement sa maison à son fils Paul (déjà associé depuis 1884), qui en profite pour la fusionner avec Viallar & Chartron (sa sœur est mariée à William-Marie-Félix Chartron) pour donner naissance à une société au capital de 900.000 francs. Charles Guéneau décède dans sa propriété de Voiron le 1er octobre 1904 en laissant à ses deux enfants une fortune estimée dans son partage à 3.399.792 francs.
ADI, 3E29310, Vente devant Me Bally, à Voiron , le 12 février 1872 pour 80.000 francs.
La famille Lupin est déjà signalée sous l’Empire et la Restauration comme fabricant de gazes à Paris puis à Lyon . Le père d’Henri Germain, fondateur du Crédit Lyonnais, épouse en secondes noces, en 1814, Claudine-Aimée Lupin, dotée de 162.543 francs. Son frère, Charles Lupin, épouse en 1819, Julia Paturle (Jacques, son père a, lui, épousé en secondes noces Sophie-Claudine Lupin, la sœur de Charles, dotée de 200.000 francs). En 1828, la succession de Mme Lupin, leur mère, est évaluée à 2.200.000 francs, et celle de leur père, Bernard Lupin, à 2.000.000 francs en 1840. Paturle et Lupin fondent ensemble la fabrique du Cateau (future fabrique Seydoux). Louis Lupin fonde une maison de soieries (sans doute la suite d’une maison plus ancienne), Lupin, Girard & Cie grâce à la commandite de Louis Seignoret (150.000 francs). Lupin et son associé, Louis Girard, n’apportent que 50.000 francs chacun. Son mariage avec Thérèse-Laure-Eugénie Devèze l’a laissé sans postérité. Il lègue ses maigres biens à un légiste de Bourgoin , Eugène Bouquin, où il s’est retiré. Il décède le 12 décembre 1904, à soixante-quatre ans, presque ruiné, avec un passif de 121.000 francs environ pour un actif de 98.000 francs. Il a dû vendre son château de Jallieu . Voir VAILLANT-GABET (S.), 2006, pp. 92 et sq. et CAYEZ (P.) et CHASSAGNE (S.), 2007, p. 151.
ADI, 3Q2/323, Mutation par décès d’Antoine Guinet, du 5 mai 1856 : la propriété de Primarette comprend environ 73 hectares, pour une valeur d’environ 70.000 francs.
ADAin, Bureau de Meximieux, Mutation par décès du 12 novembre 1880.
Fabricant de crêpes et de foulards, Pierre-Eugène Durand est né à Lyon le 27 septembre 1815, d’un père fabricant. Catholique, conseiller général monarchiste de l’Ardèche, il est fait chevalier de la Légion d’honneur. Il laisse une fortune de 12.882.684 francs. Voir sa notice biographique dans CAYEZ (P.) et CHASSAGNE (S.), 2007, pp. 124-128.
ADI, 3E7714, Contrat de mariage d’André Michal-Ladichère , devant Me Guigonnet (Grenoble) le 3 mai 1869 : son oncle Alexandre lui fait donation du château de Clermont qu’il a acquis en 1846. Cela explique la « modestie » de sa mutation par décès. CHAURAND (Baron), 1986, pp. 419-420. Voir aussi GUERRAND (R.-H.), 1999, pp. 299-381.
ADI, 3Q4/778, Mutation par décès d’Augustine Civet, épouse Bourgeat , le 27 janvier 1904.
BOUCHARDEAU (F. et P.), 1982.
ABdF, Rapport d’inspection de la Banque de France à Grenoble, année 1900.
JOLLY (Jean), (sous la direction de), Dictionnaire des parlementaires français, notices biographiques sur les ministres, députés et sénateurs français de 1889 à 1940, Paris , Presses Universitaires de France, 1962, tome 2, p. 698, ISAAC (A.), 2002, pp. 108-109, BOYER (M.), 2002 et GAYRAUD (D.), 2005, pp. 34, 54, 156. Lucien Mangini, ingénieur, député puis sénateur du Rhône, et homme d’affaire, possède le château des Broussailles à Cannes , tandis que Camille Dognin, fabricant de tulles associé à la famille Isaac, a fait construire dans la même commune une vaste villa de trois étage, la Valetta. Henri Germain, fondateur du Crédit Lyonnais, a préféré faire l’acquisition de la villa Orangini à Nice . Quant aux frères Lumière, il dispose pas moins de trois villas au Cap d’Ail.
Voir BOYER (M.), 2005.
Appellation rencontrée aussi bien à Bourgoin pour la Villa des Lilas, de la famille Diederichs, que pour la résidence des Veyre à Saint-Bueil .
Comme les maîtres de forges stéphanois. Voir VERNEY-CARRON (N.), 1999, pp. 365-366.
GUERRAND (R.-H.), 1999, pp. 299-381.
APJD, Devis et factures [1880-1882], inventaire après décès de Salomé Iltis, épouse Diederichs du 24 janvier 1883.
PINÇON (M.) et PINÇON-CHARLOT (M.), 2005, pp. 15, 21.
DUPRAT (B.), 1982, p. 94.
APM, Contrat d’assurance du 14 janvier 1913.
Voir DOREL-FERRE (G.), 2005, pp. 156-161.
LEITE LOPES (J. S.) et ALVIM (R.), 1993.
MORSEL (H.) et PARENT (J.-F.), 1991, pp. 42-43.
Le coût de la seule décoration de ce plafond est estimé à 190 francs.
APJM, Mémoire ms produit à M. Faidides par Pugens, peintre décorateur, sd [1873-1874] et Mémoire ms rédigé par Couturier frères, entrepreneurs à Bourgoin , en 1874, Brouillon ms de Lucien Jocteur-Monrozier le 30 septembre 1902.
APM, Contrat d’assurance du 14 janvier 1913. Le mobilier de Joseph Mignot est assuré pour 50.000 francs.
Fabricant de tulles associé commanditaire de ses frères Auguste et Hyacinthe, né à Lyon le 4 mars 1839, Henri Baboin est le fils aîné d’Aimé Baboin (1809-1870). Catholique, il est élu député de l’Isère en 1869, dans la circonscription où réside sa belle-famille, les papetiers Blanchet (mais il est battu après la chute du Second Empire), puis conseiller général de Rives en 1871, pour six ans. Il laisse une fortune de 4.113.385 francs.
ADI, 3Q20/67, ACP, du 22 juin 1870 (vente devant Me Répiton, Izeaux, le 16 juin 1870).
ADR, 49Q248, ACP, du 22 juin 1888 (vente devant Me Letord du 20 juin) et PELLISSIER (C.), 1996b, pp. 235-237.
ADR, 49Q248, ACP, du 4 août 1888 (vente devant Me Louvier des 18 et 26 juillet 1888), pour 200.000 francs.
ADR, 49Q305, ACP, du 6 mai 1899 (vente devant Me Chevalier, le 5 mai 1899).
ADI, 3Q32/109, ACP du 9 octobre 1879 (partage devant Me Perenet, à Dolomieu , le 6 octobre).
ABdF, Rapport d’inspection de la Banque de France à Grenoble, année 1909.
ADI, 3Q43/101, ACP du 11 juin 1895 (contrat de mariage devant Me Margot, à Voiron , le 6 juin).
ADI, 3Q4/776, Mutation par décès du 6 avril 1903.
Bulletin des Soies et Soieries, n°1032 du 13 février 1897 et n°1064 du 25 septembre 1897 : Claude Gindre a fondé une Société agricole et immobilière de Madagascar au capital d’un million de francs.
PELLISSIER (C.), 2006b, pp. 132-158.
TERRIER (D.), 2007.