Jusque dans la mort, les industriels tentent d’imposer leur autorité à la communauté qui les entoure et de pérenniser leur nom et leur prestige. Dès la fin du XVIIIe siècle, le cimetière réunit derrière la même enceinte toute une société locale, « mais chacun à sa place » : il reproduit les différentes strates de cette micro-société, selon l’origine, la naissance ou la fortune des défunts. On y met le plus souvent en valeur les hommes illustres – nobles, hommes d’affaires, inventeurs, hommes politiques. La cité des morts reproduit la société des vivants 3708 . La mort met fin, pour l’entrepreneur, à une carrière bien remplie, pourtant elle ne doit pas interrompre la réussite de sa famille et de ses entreprises. La sépulture sert donc à perpétuer la mémoire de l’Homme, du fondateur.
Façonniers et fabricants lyonnais adoptent jusque dans la mort des comportements différents. Unis de leur vivant dans un ensemble de relations professionnelles et privées illustrant la cohésion et la solidarité de leur groupe, les fabricants de soieries montrent après leur décès le même visage en se faisant majoritairement inhumer dans le même cimetière, celui de Loyasse, à Lyon , plutôt que dans leur commune d’origine ou de résidence. Vivants ou morts donc, les Brosset-Heckel continuent à frayer parmi les Gindre, Trapadoux , Bouvard, Mathevon, Bardon , Ritton , Baboin, Jaubert , Permezel , Bellon , Dugas, Dolbeau , Cochaud , Brunet-Lecomte, Teillard , Schulz , Chomer, Guérin , Dognin, Isaac, Gourd , Yéméniz, Ponson, Montessuy , Guinet… Bardon, par exemple, ne se fait pas enterrer à Pérouges (Ain), commune dont il a pourtant été maire, pas plus que Permezel ne porte son choix sur le cimetière de la commune de Rillieux où il termine sa vie, dans son château. Quant aux Bellon-Jaubert-Tresca , ils manifestent aussi le désir de rester à Lyon, au lieu de placer leurs dépouilles dans un cimetière des Basses-Alpes ou d’Ecully.
Le cimetière de Loyasse, à Lyon , est le dernier endroit à la mode pour affirmer sa réussite post-mortem. Situé sur la colline de Fourvière, il surplombe la cité de la soie. Avec son plan radioconcentrique et ses allées patriciennes, le cimetière de Loyasse est aux morts ce qu’est Le tout Lyon aux vivants. Comme lors des réceptions et des bals de la bonne société, il faut que l’on soit vu en bonne compagnie si possible, même figée pour l’éternité. Mais c’est aussi ici que la descendance du fabricant peut se rencontrer au gré des enterrements ou d’une visite dominicale. Une fois encore, on se retrouve entre gens du même monde. C’est l’occasion d’afficher sa réussite et parfois ses opinions religieuses. Alors que les façonniers sont plutôt discrets sur ce dernier point, quelques fabricants, comme les Gindre, Chomer, Dugas ou Trapadoux n’hésitent pas à couronner leurs stèles centrales, enclos et autres tours, d’une croix imposante. D’autres préfèrent afficher leur réussite, comme Million qui se fait édifier vers 1865-1868 une chapelle couronnée d’une coupole, dominée en son sommet par la statue d’un ange priant. Un tel faste permet une génération plus tard de mieux dissimuler les déboires de son gendre, Servier . Les rumeurs s’oublient, la pierre reste. Les Guérin se sont également faits construire une chapelle, richement décorée, avec des pilastres, des colonnes, des couronnes, une statue de la Vierge… Aujourd’hui, une cinquantaine de corps repose dans la chapelle, surplombée par un grand crucifix. On ne fait pas mieux comme illustration des valeurs traditionnelles de la famille Guérin, la famille et la religion. Cependant, ce monument n’a été érigé qu’en 1907, soit une soixantaine d’années après l’achat de la concession. Teillard , décédé en 1868, dispose dans sa stèle-niche d’un buste à son effigie réalisé par sa fille ; guirlandes, fleurs et rubans décorent son tombeau. Aucun façonnier ne possède de buste sur sa tombe, seul Joseph I Guinet est gratifié d’une épitaphe vantant sa carrière d’inventeur et de mécanicien.
À Loyasse, un autre technicien du textile voit ses mérites gravés sur sa stèle, Joseph-Ferdinand Gensoul. Chez les Trapadoux et Permezel , le monumental s’impose avec l’édification d’une tour pour mieux manifester aux yeux du public les succès de la famille. Aimé Baboin repose, quant à lui, dans un caveau en forme de temple antique avec six colonnes doriques, probablement construit grâce aux soins conjugués de ses enfants et du personnel de ses enfants, comme l’indique une inscription, pour mieux rappeler la gloire du fondateur, car Aimé Baboin n’est pas inhumé dans les autres concessions de sa parentèle, les Sauzet (tombe voisine) et les Baboin de la Barollière. Associés en affaires, les Dognin et les Isaac partagent également la même concession, comportant une stèle plate surmontée d’une croix ainsi que d’une statue de Jésus ouvrier, construite au XXe siècle en mémoire d’Emile Dognin, décédé en 1929. Mais l’un des points communs à la quasi-totalité des tombes des fabricants est sans doute, outre le caractère monumental, la présence d’une grille de clôture ou de chaînes autour de la concession que l’on rencontre de façon beaucoup moins systématique chez les façonniers 3709 .
Le choix de l’emplacement de la concession funéraire, dans le cimetière, ne relève pas du hasard, mais bien d’une stratégie de mise en scène post-mortem 3710 . En Bas-Dauphiné, les communautés villageoises accordent une place particulière aux morts : leurs familles veillent au repos de leur âme par des messes régulières célébrées en semaine, avec un catafalque noir et blanc 3711 .
La tombe du façonnier doit être ostentatoire, sans être extravagante pour autant, et ne pas se contenter d’une simple croix de bois ou de fer. Au XIXe siècle, le cimetière est régulièrement visité, surtout lorsqu’il est situé à l’intérieur du village. Les habitants n’hésitent pas à s’y rassembler le dimanche, avant ou après la messe. Les concessions patronales privilégient les emplacements, le plus souvent, visibles par tous les visiteurs : si le cimetière est installé sur un terrain en pente, l’industriel choisit de placer sa dépouille au sommet du cimetière, sans doute pour rappeler à tous sa réussite, grâce à cette symbolique géographique autour de l’ascension et du sommet, parabole de la réussite mais aussi de la proximité avec le ciel.
Tel est le cas d’André Michal-Ladichère , à Saint-Geoire , qui acquiert une concession perpétuelle sur la crête du cimetière, à l’écart du caveau familial des Michal-Ladichère, situé plus bas. Dans la première moitié du XIXe siècle, le cimetière communal n’était pas aussi étendu : les familles qui dominent alors socialement le bourg se font enterrer dans la partie basse du cimetière, comme le général Dode de la Brunerie, ou les Michal-Ladichère. Avec la croissance démographique, les édiles décident d’agrandir le site sur les pentes d’un talus. André Michal-Ladichère, une fois sa fortune industrielle faite et sa réussite sociale confirmée, délaisse la maison de maître que possède sa famille, pour s’installer dans le vieux château médiéval des ducs de Clermont, édifié au sommet d’une colline, à l’écart des autres mortels. Même dans la mort, il veut continuer à vivre au-dessus des autres, dans un caveau à baldaquins spécialement construit pour lui et son épouse, au sommet du cimetière : dans l’au-delà, il reste un châtelain. En revanche, son frère, Henri, prématurément décédé en 1889, est inhumé dans le caveau familial d’apparence sobre : sa soudaine disparition prend sans doute tout le monde au dépourvu. Ce choix par défaut – à moins qu’il n’ait manifesté le désir d’être enterré auprès de ses ancêtres – correspond au comportement mené sa vie durant. Sa maison bourgeoise, Le Chalet, plus sobre que l’imposant château fraternel, se trouve au contraire dans une vallée, au bord de la route, à quelques centaines de mètres de ses usines, près des ouvriers. Avec l’agrandissement du cimetière, le caveau des Michal-Ladichère se fond désormais au milieu des autres tombes plus anonymes. Henri se lance en politique dans le sillage de son oncle Alexandre, le député, en lui succédant au conseil général : en se faisant inhumer à ses côtés, on peut également y voir une sorte de filiation politique qui rappelle l’origine de cette dynastie de notables. De son mariage, Henri a eu trois enfants ce qui assure – momentanément – la survie de la famille et du nom, alors qu’au contraire, André décède sans postérité. Ainsi, son inhumation à l’écart du caveau familial symbolise, également, l’échec pour lui de la perpétuation de la dynastie.
L’autre emplacement privilégié se situe contre les enceintes du cimetière. De la sorte, les façonniers n’ont aucune tombe derrière eux, mais, au contraire, ils font face à tous les morts de leur commune. Leur sépulture ne se trouve pas perdue au milieu des autres tombes. Ce sont également les tombes les mieux orientées, souvent exposées au sud. En outre, les visiteurs ont l’habitude d’emprunter, lorsqu’ils pénètrent dans l’enceinte, soit l’allée centrale, soit les allées extérieures proches des murs d’enceinte, avant d’emprunter les allées secondaires plus étroites pour accéder à la tombe recherchée. Par conséquent, les visiteurs doivent immanquablement passer devant la sépulture de l’industriel. Souvent, mais pas toujours, les hautes tombes dépassent la crête du mur d’enceinte, attirant ainsi les regards extérieurs 3712 . À Voiron , on retrouve une disposition assez proche avec un cimetière légèrement en pente. Les tombes patronales sont placées dans les concessions perpétuelles contre le mur d’enceinte (mur d’enceinte rendu obligatoire par la loi), de façon à être vues depuis l’entrée du cimetière, située au pied du coteau, créant une impression d’éloignement, de distanciation mais également de hauteur. Les négociants en toiles, comme Denantes, Faiges-Blanc ou Tivollier, se font enterrer avec vue sur la ville, au sommet du premier cimetière, encadrés par les sépultures de deux grandes familles nobiliaires locales : les Barral et les Paris d’Avancourt. Les Poncet et les Pochoy, dont l’ascension sociale commence dans la première moitié du XIXe siècle ont acheté des concessions dans la même allée. Les patrons de la seconde moitié du siècle reproduisent une stratégie assez proche : lors de l’extension du cimetière, ils accaparent les concessions situées contre le mur d’enceinte, le plus près possible de l’allée des négociants.
Séraphin Favier , malgré sa faillite retentissante, est inhumé dans une imposante sépulture, qui fait oublier sa déchéance financière, avec un mur de fond à fronton antique et un couvercle de sarcophage. Pour que la sépulture se distingue dans le cimetière, on évite les pierres couchées comme les dalles ou les sarcophages. La seule concession repérée ayant cette seule caractéristique appartient aux Perrégaux, dans le carré protestant du cimetière de Jallieu . La concession remonte à la première moitié du XIXe siècle. À l’opposé, les façonniers rejettent les extravagances architecturales, pour adopter un style plus classique et moins choquant dans les campagnes du Bas-Dauphiné. Les colonnes, les obélisques, les cippes et les pyramides sont donc exclus 3713 . La majorité fait le choix de stèles plates ou de mur de fond. Les statues et les décorations sculptées sont assez discrètes, sauf sur les tombes de Favier à Voiron , et de Gillet et de Guinet à Apprieu . Les tombes construites au XIXe siècle comportent toute au moins une croix, sauf celle de Joseph I Guinet, à Apprieu, qui est surmonté d’un vase. Celles implantées dans la deuxième extension du cimetière de Voiron affichent moins ce symbole. Plus que le caractère monumental, ce qui marque les tombes des façonniers, ce sont les dimensions.
Quelques façonniers préfèrent la discrétion. C’est le cas de Pierre Bertet et de son neveu Honoré Bruny , enterrés dans la même tombe, à Voiron . La concession, moins large que les autres concessions patronales de ce cimetière, est dominée par une discrète stèle plate, surmontée d’une croix. Célibataire endurci, Bertet a prévu l’emplacement pour son usage exclusif, ce qui explique la taille de la concession. Florentin Poncet , reclus dans son appartement voironnais après sa faillite, choisit également la modestie, avec une stèle plate avec une croix. Une pierre couchée est posée devant la stèle.
À Coublevie , Jean-Marie Brun , qui fut aussi maire de la commune, occupe l’emplacement idéal : la concession perpétuelle de sa famille se trouve effectivement contre le mur d’enceinte, en face du portail d’entrée. Un simple regard depuis l’entrée du cimetière, suffit alors à éveiller chez les visiteurs le souvenir de Brun : nul besoin dans ce cas d’approcher la tombe.
À Corbelin , l’emplacement des tombes de Georges Donat et de Constant Rabatel correspond à une logique très proche : les deux caveaux sont situés sur l’allée extérieure, contre le mur d’enceinte, mais ils ne se jouxtent pas. Peut-être pour rappeler leur rivalité en affaires, celui de Donat se trouve dans la moitié gauche du cimetière, à partir de l’entrée principale, alors que la tombe de la famille Rabatel figure dans l’autre moitié. Pour marquer sa supériorité et son emprise locale, Donat qui fut également maire, a fait édifier un caveau à mi-pente, donc en hauteur, alors que celui de Rabatel est placé dans la partie basse. Dans le cimetière de Saint-Bueil , la rivalité entre les familles Veyre et Mignot est également perceptible. Les deux concessions de la famille Veyre et celle des Mignot ont en commun d’être situées contre le mur d’enceinte, en face du portail, au sommet du coteau, ce qui les rend immédiatement visible par le visiteur. En revanche, elles se démarquent par le style : la famille Veyre, scindée en deux clans rivaux, a fait le choix de murs de fond très larges, composés d’une stèle centrale, alors que les Mignot choisissent une sépulture étroite et haute, avec un fronton dressé sur deux colonnes.
La propriété d’une concession perpétuelle dans le cimetière est un signe distinctif de richesse par rapport à ceux qui ne possèdent qu’une concession limitée dans la durée ou ceux qui n’ont droit qu’à la fosse commune. De cette façon, elle est transmise comme un bien aux héritiers 3714 .
Cette mise en scène funéraire trouve son explication avec la transformation du culte des morts au XIXe siècle : l’exposition du corps, la méditation, le recueil sur la tombe d’un proche deviennent des habitudes, comme d’ailleurs la visite annuelle du cimetière pour la Toussaint. Après la défaite de 1870, le culte des morts devient encore plus présent avec l’édification des premiers monuments et des hommages publics. La mise à l’écart des cimetières par rapport aux centres du village ou du bourg contribue à créer une distance morale, à réduire la familiarité entre vivants et morts, et finalement à accroître le respect pour les morts, autant d’éléments révélateurs de l’attachement au corps et la sensibilité nouvelle liée à la mort d’un être proche 3715 .
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HOURS (H.), LAVIGNE-LOUIS (M.) et VALLETTE D’OSIA (M.-M.), 1996, pp. 39, 54, 74, 111, 123, 186, 219, 254, 260, 287, 331, 346 et PELLISSIER (C.),1996a, pp. 214-217.
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Dans le cimetière de Voiron , la concession de la famille Faige-Blanc comporte deux cippes.
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