1-L’individualisme façonnier.

À partir du milieu des années 1870, il règne à Voiron un climat d’affaires particulièrement euphorique, porté par l’onde soyeuse lyonnaise, l’essor des étoffes mélangées et du métier mécanique, et la spéculation autour des soies. Grâce à un contexte favorable, quelques individus croient que leur heure est venue de réaliser une fortune rapide. Mais ces néophytes ne sont pas forcément les mieux armés, car derrières « de belles espérances », se cache aussi « une réelle inexpérience » 3761 .

Dans un premier temps, ces nouveaux façonniers attirent dans leurs ateliers des ouvriers en déclenchant une surenchère salariale, « une période de fièvre pendant [laquelle] on se livrait à la chasse du personnel » : pour monter et mettre en route un tissage mécanique rapidement, ils recherchent des ouvriers expérimentés, puis pour amortir leur capital immobilisé, ils se livrent à une course aux ordres, entraînant alors une spirale dépressive dans les tarifs des façons. Les uns, pour débaucher du personnel, et les autres, pour conserver le leur, n’hésitent pas alors à verser des primes et des étrennes à la main d’œuvre. Ces pratiques patronales favorisent alors le turnover du personnel 3762 .

Cependant, à partir de 1881, l’écroulement des places boursières et la mévente sur les marchés du luxe, poussent les fabricants lyonnais à accroître les pressions sur leurs fournisseurs. Les ordres sont désormais moins abondants et les prix âprement négociés avec les façonniers. Ces derniers, pour éviter la fermeture de leurs ateliers, acceptent les rares commissions qui leur sont proposées aux conditions imposées par les Lyonnais 3763 . Gustave Coulon , un de ces jeunes industriels, lance dans la région voironnaise le cercle vicieux de la baisse des tarifs. Pour conserver une marge bénéficiaire, recevoir des ordres ou limiter ses pertes, il répercute une baisse de deux centimes par mètre sur la rémunération de son personnel. Peu conciliant de tempérament, Coulon refuse en août 1881 de rétablir l’ancien tarif, déclenchant une grève dans son usine de la Ravighnouse (Saint-Blaise-du-Buis ). En retour, les grévistes préfèrent boycotter son établissement et chercher un sort meilleur dans un des nombreux tissages du bassin voironnais 3764 .

Un an plus tard, en août 1882, c’est au tour de Florentin Poncet , à Voiron , d’annoncer une réduction de deux centimes par mètre à ses ouvrières. Depuis plusieurs mois déjà, il subit comme tous ses confrères, la crise industrielle. Il a déjà dû se séparer de près des trois quarts de son personnel, ne conservant que deux cents personnes dans ses gigantesques ateliers de la Patinière (Voiron). Aussitôt, la grève est déclarée. Pendant une quinzaine de jours, son usine est désespérément vide. La mort dans l’âme, le 30 août, Poncet cède et rétablit l’ancien tarif car il a besoin de faire tourner ses métiers 3765 . Pochoy, son voisin et parent, diminue lui aussi à la même époque son tarif de deux centimes, soit une baisse de 10%, provoquant à son tour une grève 3766 . À la fin de l’année, la maison Barlet & Cie, installée à Tullins , baisse elle aussi les salaires de 18%, provoquant une grève dans la vallée de l’Isère 3767 .

À partir de mars 1883, le mécontentement provoqué par la diminution des tarifs, se propage dans les autres centres industriels du Bas-Dauphiné : à La Sône 3768 tout d’abord, puis à Renage 3769 et à partir de mai, de nouveau à Voiron . Ici, ce sont les façonniers les moins expérimentés et les plus fragiles financièrement qui sont les premiers touchés, Douron et Berlioz. Devant le ralentissement persistant des affaires, tous deux ont déjà dû se séparer d’une partie de leur personnel. La grève se diffuse également à l’un des tissages les plus importants de la vallée de la Morge, celui du maire de Voiron, Séraphin Favier , qui emploie alors six cents ouvriers 3770 . Pochoy, plus solide financièrement, maintient, pendant un temps, des salaires plus élevés, ce qui ne peut que générer des jalousies et des rancoeurs dans les ateliers rivaux. Au contraire, Douron, Berlioz ou Favier sont aux abois financièrement. Pour conserver de l’activité à leurs ateliers, ils sont prêts à accepter toutes les commissions qu’on leur propose. À l’automne de l’année 1883, c’est au tour de Jules Monin , un autre façonnier voironnais, de diminuer la rémunération de son personnel, d’un centime par mètre. Une grève d’une semaine n’entame pas sa détermination 3771 . Après des mois de tergiversations, Pochoy se lance lui aussi dans la recherche désespérée de commissions pour garnir ses métiers à tisser. Honoré Bruny , son neveu et associé, est dépêché à Lyon pendant l’année 1883 pour convaincre les fabricants lyonnais de lui accorder leur confiance et de lui donner des commandes. L’homme revient à Voiron avec du travail, mais pour un piètre tarif. Les dirigeants de l’usine abaissent alors de dix centimes environ la rémunération du mètre d’étoffe tissée, soit une diminution d’un tiers. Après quelques semaines de calme, la grève s’installe chez Pochoy en février 1884, alors que ses confrères commencent à s’effondrer les uns après les autres. Petit à petit, ce dernier mouvement de grève se propage aux usines voisines, chez Brun, à Coublevie , Douron, Monin, Poncet, Tivollier. L’agitation touche les usines voironnaises pendant plus d’un mois, jusqu’au 20 mars 1884, mais tout retour à l’ancien tarif s’avère impossible. Le patronat voironnais, déjà mal en point, perd cent mille francs avec cette nouvelle grève et se trouve discrédité sur la place lyonnaise 3772 .

L’industrie voironnaise avait été épargnée par la poussée de défaillances d’entreprises enregistrées au niveau national pendant la décennie précédente, grâce à la croissance de leur industrie. Les Voironnais subissent plus fortement la crise à partir de 1883, puisque la quasi-totalité des entreprises de tissage à façon disparaissent 3773 . Loin d’offrir un front uni pour combattre les grévistes, ces patrons mènent des politiques salariales individualistes et opportunistes, susceptibles de servir uniquement leurs intérêts personnels plutôt que ceux de l’ensemble de la profession. Avec la rareté des commissions, les façonniers deviennent trop nombreux. Les fabricants de soieries ont donc fait jouer la concurrence pour obtenir une baisse des façons 3774 .

Notes
3761.

LAGRANGE (J.), 1888, p. 7.

3762.

Voir la description faite par LAGRANGE (J.), 1888, pp. 12-15.

3763.

Selon MENARD (C.), 2003, la mise en concurrence est l’une des caractéristiques de la sous-traitance.

3764.

ADI, 166M2, Lettre ms du sous-préfet adressée au Préfet de l’Isère le 29 août 1881.

3765.

ADI, 166M2, Lettres ms du commissaire de police adressée au Préfet de l’Isère le 16 août 1882, du Préfet au Ministre de l’Intérieur et du Commerce le lendemain, du commissaire de police au même Préfet le 30 août.

3766.

ADI, 166M2, Pétition ms des ouvriers de Pochoy le 4 septembre 1882, Lettre ms du Préfet de l’Isère adressée au Ministre de l’Intérieur et du Commerce le même jour.

3767.

ADI, 166M2, Lettre ms du commissaire de police adressée au Préfet de l’Isère le 4 décembre 1882.

3768.

ADI, 166M2, Rapport ms du maréchal des logis le 2 mars 1883 : grève chez le fabricant lyonnais Dufêtre et chez les façonniers Latour et Lacroix.

3769.

ADI, 166M2, Lettre ms du Préfet de l’Isère adressée au Ministre de l’Intérieur et du Commerce le 15 mars 1883.

3770.

ADI, 166M2, Lettre ms du Préfet de l’Isère adressée au Ministre de l’Intérieur et du Commerce le 1er mai 1883 et lettre ms du commissaire de police adressée au Préfet le 29 juillet suivant.

3771.

ADI, 166M2, Lettres ms du commissaire de police adressée au Préfet de l’Isère les 3 et 16 octobre 1883.

3772.

ADI, 166M2, Lettre ms du commissaire de police adressée au Préfet de l’Isère le 3 février 1884, rapport ms de la gendarmerie le 22 février, lettres ms du commissaire de police adressée au Préfet les 26 et 28 février 1884, rapport ms du Préfet adressé au Ministre de l’Intérieur le 21 janvier 1885.

3773.

MARCO (L.), 1997. Les archives des faillites du Tribunal de Commerce de Grenoble, auquel sont rattachées les entreprises voironnaises, ayant été détruites, il n’est pas possible de dresser une estimation des pertes causées par les défaillances à répétition.

3774.

Voir AMIOT (M.), 1991, p. 70.