Pour beaucoup de façonniers, le fabricant lyonnais représente le sommet de la pyramide sociale par son pouvoir et son autorité, par sa fortune, par son style de vie, par son éducation, par ses relations… Cependant, force est de constater que la position de façonniers n’attire pas seulement des individus ambitieux, des self-made-men cherchant à s’établir financièrement et socialement. Elle est aussi un moyen pour quelques héritiers de fabricants lyonnais de conserver leur position sociale après quelques déconvenues dans les affaires comme fabricants ou pour des raisons familiales.
Le premier à donner l’exemple avait été Victor Auger , sous le Second Empire, mais il n’a pas forcément fait beaucoup d’émules, lorsqu’il abandonne sa maison de soieries à son beau-frère, Claude Gindre et se consacre exclusivement à sa fabrique de Boussieu . Certes, les fils d’Alfred Girodon s’installent à Saint-Siméon-de-Bressieux ou Louis Chomer, le fils d’Alexandre, à Renage , pour y diriger les usines familiales, mais ils conservent leur statut social de fabricants.
Claude-Marie-Edouard Ogier, né à Lyon le 17 octobre 1836 est le fils de Gaspard-Anthelme, un négociant (probablement en soieries) et d’Elisabeth Dognin, la sœur de Camille Dognin 3779 , un riche fabricant de tulles dont la fille épouse Auguste Isaac en 1873, patron de la maison Dognin & Cie. D’ailleurs, Victor Ogier 3780 , le frère de Claude, est employé par Dognin & Cie entre 1873 et 1879, avant de créer son affaire 3781 . Dès octobre 1863, Claude Ogier rejoint la société Ogier frères, une maison établie à Lyon dans la rue du Griffon. Son père lui avance 80.000 francs pour devenir son associé. Un an plus tard, il épouse la fille d’un banquier ardéchois, qui apporte dans son contrat de mariage 108.000 francs 3782 .
Au début de l’année 1882, Claude Ogier réorganise son affaire en la transformant en une société en commandite par actions sous la raison sociale Société Générale des Tissus Ogier & Cie, ayant à sa tête trois gérants, Hippolyte Truchot, Louis Girard et Claude Ogier qui touche à cette occasion une levée annuelle de 12.000 francs. Le capital s’élève à 2.200.000 francs soit quatre mille quatre cents actions de 500 francs, dont mille quatre cents sont attribuées à Ogier pour ses apports (son ancienne maison de commerce, sa clientèle, son nom, son organisation, ses livres…). Il souscrit en outre à trois cent quatre-vingt autres actions, libérées du quart. L’année précédente, il a obtenu, avec sa sœur Marie-Jeanne-Gasparine, du Crédit Foncier un prêt de 200.000 francs garanti par les différents immeubles de la famille à Lyon . Les actions restantes sont acquises par six autres actionnaires (Truchot, Girard, Antoine Gérard, Joseph Chartron, Victor Capony et René Eymard) qui sont soit des employés de commerce, soit des négociants. Souhaite-t-il donne de l’ampleur à ses affaires de soieries ? C’est probable, mais non sans risque car cette modification se concrétise dans un contexte difficile, celui du krach de l’Union Générale 3783 . Le choix de ses associés reflète d’ailleurs cet état d’esprit : aucun grand nom de la place ne se risque à ses côtés. Il n’a trouvé que des commanditaires de second rang (des employés de commerce espérant sans doute faire fortune, des négociants inconnus). Dès le mois de juillet, le négociant en soie François Desgrand (le frère cadet de Paul 3784 ), rejoint le tour de table par la souscription de deux cents nouvelles actions.
Mais les projets de Claude Ogier tournent au fiasco, puisque trois ans plus tard, il doit dissoudre sa société. Le jour même, il reconstitue son affaire sous la raison Ogier aîné & Cie, avec un capital réduit à 545.000 francs. Ses associés le soutiennent, sauf François Desgrand , décédé, dont les héritiers ne souhaitent pas renouveler l’investissement. Il ne parvient à recruter qu’un nouvel actionnaire, un architecte, Etienne-Joseph Falcouz. Désormais, il est le seul gérant, mais les clauses de l’acte constitutif sont très restrictives quant aux ambitions de l’entreprise et de son gérant. De même, une gestion plus saine et plus prudente est requise avec la création d’un fonds de réserve, des dépréciations d’actifs et des amortissements réguliers. Des abus ont été commis entre 1882 et 1885. Pour faire face à ses engagements dans les mois qui suivent, Ogier vend à sa sœur Marie-Jeanne-Gasparine, sa part indivise dans une propriété héritée de son père pour 32.500 francs 3785 .
En 1888/1889, victime d’une conjoncture difficile, après des mois de lutte pour sa survie financière, il se voit dans l’obligation de liquider sa maison. Quelques mois plus tard, en septembre 1890, il devient façonnier en rachetant l’usine d’Emile Langjahr , à Voiron , lui-même en état de faillite. Il quitte sa résidence du très huppé quai de l’Est, à Lyon , et s’installe avec sa famille à Voiron. Cette acquisition, faite à crédit, le replace aussitôt dans le monde des affaires, à un moindre coût. Il ne règle son acquisition aux anciens actionnaires de Langjahr & Cie qu’en 1896, au moyen d’ailleurs d’un autre prêt fait par Albert Rosset, un fabricant de soieries établi à Lyon. Ruiné en 1888, il a reconstitué partiellement sa position sociale en quelques années, mais à une moindre échelle. Il suffit pour s’en convaincre de comparer les capitaux mis en œuvre à Lyon et à Voiron : le capital immobilisé à Voiron semble ridicule, moins de 100.000 francs, alors qu’il brassait des millions à Lyon. Cet exil provincial lui permet de conserver son statut de patron. Le terme de déchéance sociale, ou de déclassement, est sans doute excessif dans la mesure où sa carrière de façonnier semble être un succès, tant socialement (il figure dans les instances du syndicat voironnais du tissage mécanique) que financièrement. N’ayant que des filles pour lui succéder (trois célibataires, tandis que la cadette, mariée à Jean-Marie Poncet, vit dans le New-Jersey), il préfère céder son entreprise en décembre 1916 pour 350.000 francs. À sa mort, il laisse à ses filles une belle fortune (évaluée en francs 1900), qui n’atteint certes pas celle de son père 3786 .
Plus surprenant est l’exemple de la famille Ruby , originaire du Bas-Dauphiné et possédant une solide maison de fabrique sur la place lyonnaise, comme en témoigne la fortune laissée à sa mort par Alexandre-Annet Ruby 3787 en 1890, près de 900.000 francs. Ses héritiers saisissent l’occasion à la fin du siècle, lorsque la famille Pochoy, en l’absence d’héritier en âge de diriger les usines, liquide ses avoirs industriels, dont l’importante usine de Paviot. Les fils Ruby la rachètent et, à l’instar de leur voisin Léon Permezel , les voici fabricants-usiniers à Voiron 3788 . Pourtant, quelques années plus tard, sans doute en 1902, ils décident à leur tour de céder leur maison lyonnaise pour devenir uniquement façonniers. Profitant de la Grande Guerre, ils se lancent avec succès dans la fabrication des pansements, des gazes…
Cependant, tous les fabricants en difficulté n’ont pas vocation à s’établir en Bas-Dauphiné. La famille Landru, originaire de Voiron , s’est scindée en deux branches au milieu du XIXe siècle : l’aînée reste à Voiron dans le tissage de soieries, le négoce des toiles, puis la banque, tandis que la branche cadette s’installe à Lyon comme fabricant de soieries. Lorsque Emile Landru se retire de la direction de sa maison lyonnaise, il la confie logiquement à son fils Georges-Barthélemy. Malheureusement, celui-ci réalise de mauvaises affaires (avec l’Union Générale ?) au début des années 1880. Plutôt que de s’appuyer sur son cousin Marcel Landru, banquier à Voiron, il préfère s’exiler aux Etats-Unis où il fonde la Landru Silk Company, spécialisée comme l’ancienne maison lyonnaise, dans les soieries pour parapluies 3789 .
Voir sa notice biographique dans CAYEZ (P.) et CHASSAGNE (S.), 2007, pp. 108-114.
Fabricant de soieries, né à Lyon le 6 avril 1839, Victor Ogier est le frère de Claude. En 1867, il quitte son frère et grâce à la commandite de Guillaume-Jean Servant, il crée sa propre maison de soieries au capital d’un demi million de francs. Lors de la dissolution de son affaire, comme prévu en juin 1873, il est engagé par Dognin & Cie. En 1880, Victor Ogier reprend la maison Jandin & Duval, réputée pour ses foulards tissés dans l’usine de Vizille , grâce à la commandite de ses anciens propriétaires, et en association avec le gendre d’Isaac Paulmier-Duval , Paul Noyer. Sept ans plus tard, en 1887, après le décès de Paulmier-Duval, Noyer décide de se retirer. Ogier choisit de nouveaux associés : Léopold Duplan le rejoint comme associé en nom collectif tandis que trois commanditaires, ses confrères Emmanuel Brosset-Heckel et Alfred Girodon ainsi que l’ancien notaire Paul Messimy, acceptent de fournir un demi million de francs. Membre de l’Association de la Fabrique Lyonnaise entre 1882 et 1885, il en devient le trésorier pendant la dernière année de son mandat. Avant 1896, il se retire des affaires.
ISAAC (A.), 2002, pp. 137, 582.
AD Ardèche, 2E20613, Contrat de mariage devant Me Deville (Tournon) le 17 avril 1864.
BOUVIER (J.), 1960.
KLEIN (J.-F.), La saga des Desgrand , à paraître.
François Desgrand possède une filature à Saint-Jean-de-Bournay , en Isère.
ADR, 3E25242, Prêt conditionnel du Crédit Foncier de France devant Me Messimy (Lyon ) le 9 août 1881, 3E25255, Acte de société sous seing privé du 15 février, déposé devant Me Messimy le 24 février 1882, Acte de souscription du 28 juillet 1882. ADR, 6UP/1, Acte de société sous seing privé du 1er mai 1885 : « [Ogier] ne pourra faire aucune consignation simple excédant en stock la somme de 50.000 francs ; seules les consignations à prix garanti lui seront permises à la condition que le prix garanti par le consignataire représentera un bénéfice approximatif de 5% net de tous frais et intérêts, et que le consignataire s’engagera à les vendre ou en payer le montant dans un délai maximum de six mois de la date de l’expédition. […] Il devra se borner aux achats nécessités par les besoins mensuels ou prévus de la fabrication. Le gérant devra faire en sorte que le stock des marchandises en magasin, fabriquées ou non, n’excède jamais la moitié du capital social en dehors des commissions et des consignations à prix garanti. […] Il ne pourra établir aucune agence ni aucune succursale ». En 1882, il est stipulé dans l’acte constitutif que l’entreprise « pourra établir des agences ou des succursales sur toutes les places où cela sera jugé utile au développement et à la prospérité de ses affaires ».
ADR, 3E25376, Licitation devant Me Messimy (Lyon ) le 18 mai 1887.
ADI, 3Q43/89, 3Q43/104, 3Q43/451 et 3Q43/342, ACP du 17 septembre 1890 (vente devant Me Margot le 9 septembre de l’usine du Colombier pour 55.000 francs), ACP du 6 octobre 1896 (obligation devant Me Treppoz, Voiron , le 1er octobre), Répertoire général, vol. 44, case 472, et Mutation par décès du 9 novembre 1929.
Fabricant de soieries, Alexandre-Annet Ruby est né à Lyon le 7 mars 1829, fils d’un « négociant ». Alors que son frère cadet, Claude-Marie, se fait moine (dominicain), lui choisit de suivre la voie tracée par son père, Antoine, au sein de la Fabrique lyonnaise de soieries. À son décès en 1877, Antoine Ruby lègue à ses deux fils une fortune estimée à 140.000 francs. Grâce à un confortable pécule gagné grâce aux soieries, 100.000 francs, il épouse au printemps 1857 Marie-Louise Ribollet (ses parents lui font donation à cette occasion de 75.000 francs). Ruby, par sa belle-mère, née Caffarel , intègre donc la bonne société lyonnaise et grenobloise de son temps. Il siège à la chambre syndicale de la Fabrique Lyonnaise entre 1871 et 1873. En 1884, il fait entrer dans le capital de son affaire Etienne-Magloire Martin et Claude Guinamard, mais au terme des trois années prévues, il décide de se séparer du premier au profit de ses deux fils aînés, Louis-Jean-Marius et Benoît-Joseph-Amédée, tandis que Guinamard devient le fondé de pouvoir de Ruby. En 1887, le capital de la nouvelle entreprise s’élève à quatre cent mille francs. De son mariage, il a neuf enfants. Il décède à Lyon le 13 janvier 1890 en laissant une fortune estimée à 894.000 francs (sans compter la communauté). Une part non négligeable se compose de valeurs gazières, faisant toutes parties du groupe gazier constitué par Genin puis Prosper de la Chomette. Voir ADR, 53Q120, Mutation par décès du 29 mai 1890.
À partir de la fin de l’année 1887, les deux fils aînés d’Alexandre-Annet Ruby sont associés aux affaires de leur père. Louis-Jean-Marius épouse en 1888 Léonie-Thérèse-Marcelle Gaudet, la fille d’un juge du Tribunal de Grenoble, dotée à hauteur de 75.000 francs.. En 1894, l’entreprise familiale fonctionne toujours avec le même capital que du temps d’Alexandre-Annet, soit 400.000 francs. Ce n’est qu’en 1900 qu’il est porté à un million de francs, grâce à l’appui d’un commanditaire qui fournit 400.000 francs.
Bulletin des Soies et des Soieries, n°455 du 19 décembre 1885 et n°621 du 23 février 1889.