Les premiers syndicats patronaux.

Les syndicats patronaux apparaissent tardivement et n’ont pas une influence équivalente à celle de l’Association de la Fabrique Lyonnaise ou à l’Association de la Soierie Lyonnaise 3800 , qui rassemblent la majorité des maisons de la place. Les associations syndicales de façonniers souffrent d’un manque de représentativité : elles ne rassemblent que les plus importants d’entre eux et par conséquent n’intéressent pas les petits entrepreneurs. Le mode de vote usité dans ces syndicats est de ce point de vue révélateur : tout concourre à favoriser les plus gros.

Le premier syndicat patronal constitué est l’Association générale des Patrons tisseurs de soieries, sans doute à la fin des années 1870 ou plus probablement au début de la décennie suivante. Mais loin de rassembler tous les entrepreneurs de la profession, il défend essentiellement les intérêts des propriétaires des tissages mécaniques, c’est-à-dire des principaux façonniers, ce qui explique sans doute la modification de sa dénomination en 1885 au profit de Syndicat du Tissage Mécanique des Soieries. À cette occasion, les usines ayant plus de trois cents métiers à tisser voient leur cotisation réduite à cinquante centimes par métier. La création d’une telle organisation patronale s’insère dans un contexte particulier, celui de l’avilissement constant du prix des façons depuis une dizaine d’années. Pour garnir leurs métiers à tisser inoccupés, les façonniers sont prêts à accepter des tarifs de façons en baisse 3801 .

Conscients que leurs divisions et leur concurrence ont contribué à accélérer la dépréciation de leurs revenus, ces patrons s’engagent à se présenter unis devant les fabricants afin d’établir et de soutenir un relèvement des tarifs 3802 . Le Moniteur du Tissage mécanique des Soieries, une feuille mensuelle sous-titrée « Journal industriel, commercial et d’économie politique », est édité par le Syndicat homonyme, dont il défend publiquement les intérêts, comme le Bulletin des Soies et des Soieries représente les fabricants lyonnais. La rédaction, comme l’imprimeur, ont élu domicile à Lyon , plutôt qu’en Bas-Dauphiné. Bras armé des entrepreneurs à façon, il naît dans un contexte particulièrement défavorable, marqué par plusieurs faillites tant chez les façonniers que chez les fabricants. Par ses prises de position libre-échangistes, Le Moniteur diffère peu du Bulletin des Soies et des Soieries et finalement se rapproche des intérêts des fabricants dont quelques-uns comme Permezel adhèrent d’ailleurs au Syndicat.

À la Chambre Syndicale Voironnaise, émanation du syndicat lyonnais, chacun a droit à une voix par usine de cinquante métiers à tisser ou moins. Au-delà, chaque fraction de vingt-cinq métiers donne droit à une voix, jusqu’à un maximum de quatre cents métiers. En revanche, le travail à domicile et sur métier à bras est laissé à l’écart. Comme preuve de l’influence des gros façonniers, il suffit de regarder les membres qui composent le bureau de la Chambre Syndicale Voironnaise du Tissage Mécanique de la Soie vers 1900 et dont le siège se trouve au Cercle du Commerce à Voiron  : Louis Ruby en est le président, Alphonse Couturier (de Charavines ) le vice-président, Léon Jourdan le secrétaire et Brun (de Coublevie ) le trésorier. Chacun d’eux emploie plus de cent cinquante personnes dans ses usines. Cette organisation est rattachée à l’Union des Chambres Syndicales du Tissage Mécanique, basée à Lyon . Son but général est « exclusivement l’étude et la défense des intérêts de l’industrie du tissage, abstraction faite de toute idée de lutte, soit contre la fabrique lyonnaise, soit contre les groupements ouvriers ». Les promoteurs de cette association s’assignent des objectifs plus ambitieux. Il s’agit ni plus ni moins que de résoudre, à travers ce syndicat, les maux dont souffre la profession :

‘« -développer les rapports et de resserrer les liens de confraternité qui existent entre les patrons tisseurs de soieries.’ ‘-donner de l’unité aux règles qui doivent les régir.’ ‘-les lier, par l’intermédiaire du syndical central, un centre d’action, de renseignements et de surveillance, qui aide au développement et à la prospérité du tissage de la soierie.’ ‘-représenter ses membres dans leurs rapports avec le gouvernement, l’administration des douanes, les chambres de commerces, la fabrique lyonnaise et toutes le sociétés particulières. […]’ ‘- mettre en commun tous les renseignements utiles concernant l’industrie de la soierie. ».’

Le manque d’unité et de cohésion des façonniers est leur principale faiblesse. Cependant, le syndicat est miné de l’intérieur car il n’est pas réservé exclusivement aux façonniers, mais à tous ceux qui « travaillent pour leur compte », autrement dit les fabricants, peuvent en faire partie, du moment qu’ils possèdent une usine. La cotisation est fixée à un franc par métier à tisser au-dessus de cinquante métiers, et à cinquante centimes en dessous. Par ses statuts, cette organisation se rapproche de l’Association de la Fabrique Lyonnaise, qui sert de modèle, preuve s’il en est, de son efficacité 3803  : on souhaite créer un service de renseignements commerciaux rassemblant des informations sur le crédit et la moralité des clients « mis en commun par les sociétaires » 3804 . À la fin de l’année 1906, année marquée par un vaste mouvement de grèves, la Chambre syndicale voironnaise du tissage mécanique de soieries affiche quarante-sept adhérents 3805 .

Contrairement aux façonniers du tissage, les mouliniers semblent mieux disposés à s’entendre entre eux. Leur préoccupation principale, la qualité des fils de soie et les déchets, les a sans doute poussés à unir leurs forces d’une façon précoce. Cuchet et son gendre, Crozel, participent ainsi régulièrement aux réunions du Syndicat des Filateurs et Mouliniers français, dont les séances se tiennent à Valence ou à Romans, auquel ils adhèrent dès la fin des années 1860. Les réunions organisées rassemblent souvent plus d’une soixantaine de mouliniers de l’Ardèche, de la Drôme ou de l’Isère : il s’agit alors d’adopter des stratégies communes, notamment pendant les périodes d’achat de cocons sur les marchés locaux 3806 . Cependant, devant les pressions de la concurrence étrangère et les nouvelles mesures douanières préconisées par les filateurs et les sériciculteurs, un Comité provisoire pour la défense du moulinage français se constitue le 27 février 1890, suivi deux mois plus tard, en avril, par la création d’un nouveau groupement patronal, le Syndicat général français du moulinage de la soie, lors d’une réunion à Privas, en Ardèche (où le siège du syndicat est d’ailleurs fixé). À l’origine de cette organisation, on retrouve une partie des adhérents du principal syndical professionnel, l’Union des filateurs et des mouliniers français, dont le siège est à Valence, sur l’autre rive du Rhône. En effet, tous n’approuvent pas l’instauration de nouveaux droits sur l’importation de soies grèges étrangères demandée par l’Union des filateurs et par le Syndicat général des sériciculteurs de France. Ce comité provisoire, libre-échangiste, se place dans le sillage du Comité pour la défense du marché des soies à Lyon afin d’obtenir l’entrée en franchise de toutes les soies grèges, mais en revanche d’imposer les soies étrangères déjà ouvrées.

On assiste donc à une scission entre filateurs et mouliniers : les premiers cherchent à approvisionner leurs filatures grâce à des soies indigènes, produites autour de leurs établissements, c’est-à-dire sur des marchés d’approvisionnement qu’ils contrôlent, tandis que les seconds ont tout intérêt à recevoir des soies moins chères. L’Union des filateurs et des mouliniers, qui comptait au début de l’année 1890, cent dix adhérents (aucun Bas-Dauphinois), en perd quarante-cinq qui rejoignent effectivement le nouveau syndicat général français du moulinage de la soie 3807 . Aimé Belin , moulinier à Saint-Jean-de-Bournay participe à ce mouvement de contestation de l’autorité de l’Union des filateurs et des mouliniers et figure dans la liste des délégués réunis à Privas en avril 1890 afin de constituer un nouveau syndicat. Rapidement, une délégation rencontre Jules Roche, le Ministre du Commerce et de l’Industrie, pour défendre son programme auprès des autorités 3808 . Ce nouveau groupe d’intérêts entend donc peser de tout son poids à l’avenir dans l’organisation de l’industrie soyeuse française, par une liaison permanente avec les autorités 3809 . Toutefois, signe des temps, le Bas-Dauphiné fait figure de parent pauvre dans le nouveau syndicat. En effet, sitôt constitué, il est décidé de créer une commission chargée de dresser une statistique du moulinage français, mais aucun moulinier du Bas-Dauphiné n’y participe. Neuf mouliniers bas-dauphinois rejoignent le nouveau syndicat à l’instar de Belin (Vignal n’y participe pas), mais que pèsent-ils par rapport aux quatre cent soixante autres adhérents, plus nombreux, plus puissants, plus riches et mieux équipés 3810  ?

En 1895, est fondée la Caisse syndicale d’assurance mutuelle des industries textiles de France contre les accidents du travail, rassemblant des industriels des Vosges, du Nord, de la Somme, de Normandie et du Sud-est, soit plus de sept cent cinquante membres en 1910 et cent soixante-deux mille ouvriers. Les Lyonnais sont représentés au conseil d’administration par Paul Guéneau , un fabricant de soieries, qui défend donc également les intérêts des façonniers 3811 . À l’initiative d’un filateur de la Somme, Carmickaël, est fondée en 1899-1900, l’Union des Syndicats patronaux des industries textiles de France, afin de rassembler et de coordonner les efforts des syndicats patronaux différents, tant par leurs spécialités que par leurs localisations. Ce nouveau groupe de pression doit apporter des réponses cohérentes et fortes à la nouvelle législation industrielle et ouvrière, offrir un front commun aux ouvriers en cas de grève et de se faire entendre à la Chambre lors des arbitrages fiscaux et commerciaux. Chaque région industrielle, soit quatorze, dispose d’un siège au conseil d’administration. En 1910, c’est Auguste Isaac , le président de la Chambre de Commerce de Lyon , qui représente la région lyonnaise, aussi bien les fabricants que les façonniers. Soixante-huit syndicats patronaux français y adhèrent, dont la Chambre syndicale des teinturiers de Lyon (treize entreprises), l’Association de la Fabrique lyonnaise (cent cinquante-sept entreprises), la Chambre syndicale de la teinture en pièces, de l’apprêt, de l’impression et des industries similaires (onze entreprises), l’Association de la Soieries lyonnaise (cent trente entreprises), l’Union des Marchands de soie (soixante-huit entreprises), l’Association du moulinage de la soie, le Syndicat des filateurs des Cévennes… Parmi ces différents adhérents, seulement huit sont des façonniers : Diederichs (qui est également fabricant de soieries), Michal-Ladichère, les fils d’Alphonse Couturier , Favot (Panissage), Monnet & Gouttebaron (La Bâtie-Montgascon ), Crozel (Chatte ), Reynaud (Aoste), et Vignal (Saint-Antoine ) 3812 .

Les façonniers ne doivent nullement compter sur les fabricants lyonnais pour défendre coûte que coûte leurs intérêts auprès des autorités. La preuve en est fournie par Auguste Isaac , le 14 juillet 1910. Alors président de la Chambre de Commerce de Lyon , il rencontre à Paris « un nommé » Edouard Favot , ancien associé de Louis Diederichs et patron d’un tissage à Panissage, près de Virieu. Celui-ci devenu membre de la Chambre de Commerce de Vienne et président de la Chambre syndicale de tissage mécanique de Virieu (Isère) réclame qu’une partie des subventions gouvernementales allouées aux canuts lyonnais pour se moderniser et se mécaniser, soit versée également aux façonniers des campagnes. La réponse d’Isaac est alors aussi cinglante que sans appel :

‘« Je me suis permis de le rabrouer. Je ne crois pas beaucoup à la légitimité ni à l’efficacité de ces secours, mais, s’il doit y en avoir, j’estime que les tisseurs des campagnes n’y ont aucun droit. Ce sont eux qui ont bénéficié en fait du déplacement ou de la transformation du tissage dont Lyon a été victime. […] Tandis que, pendant le même temps, les campagnards, qui n’étaient que des tisseurs d’occasion, ont vu s’implanter au milieu d’eux une nouvelle forme de travail, qui a été un bienfait d’ordre matériel pour leur pays » 3813 .’

Tout est dit sur la considération des fabricants lyonnais envers leurs façonniers. Finalement, des députés de l’Isère et de la Loire interviennent auprès du Ministre du Commerce pour que les industriels de ces départements disposent d’une sous-commission afin d’être eux aussi représentés.

Notes
3800.

VERNUS (P.), 2002.

3801.

ADI, 155M2, Rapport ms de la Chambre Consultative des Arts et Manufactures de Voiron , le 18 avril 1887, destiné au Préfet de l’Isère.

3802.

« Avis à MM. les membres du Syndicat », Le Moniteur du Tissage Mécanique de Soieries, n° 3, le 15 septembre 1885.

3803.

VERNUS (P.), 2002.

3804.

ACV, 7F6, Note ms, sd [vers 1900], statuts imprimés de la Chambre Syndicale Voironnaise du Tissage Mécanique de Soieries, sd [1900-1905].

3805.

ACV, 7F6, Etat ms des syndicats professionnels existant au 31 décembre 1906 à Voiron .

3806.

APAG, Registre de copies de lettres, Lettres ms de Crozel adressées à la maison L. Feroldi & Cie le 24 mai 1870, au Président du Syndicat le 11 janvier 1875.

3807.

Les maisons Baboin, Armandy & Cie ou De Micheaux, solidement implantées à Lyon , membres du Comité de défense du marché des soies, bien qu’opposées aux nouveaux droits de douane, restent néanmoins membres de l’Union des Filateurs et des mouliniers.

3808.

Syndicat général français du moulinage de la soie, Privas, Imprimerie J.-J. Roux, 1890. Parmi les fondateurs du Comité provisoire, on retrouve tous les grands mouliniers drômois et ardéchois (Delubac), mais aussi et surtout quelques grandes maisons lyonnaises (Alexandre Giraud & Cie, Guise & Cie, H. Palluat & Testenoire). Chaque adhérent au nouveau syndicat doit verser une cotisation de un centime par tavelle et par an.

3809.

Des avis de constitution du nouveau syndicat sont adressés au ministre du Commerce, aux présidents de la commission des douanes, du Sénat et de la Chambre des députés, ainsi qu’aux députés et sénateurs, préfets, présidents de chambres de commerce de vingt-deux départements français. Les autres syndicats professionnels – l’Union des filateurs et mouliniers, l’Association de la Fabrique lyonnaise, l’Union des marchands de soie, les chambres syndicales de Saint-Etienne, Saint-Chamond, Calais, celle des matières textiles de Paris .. – reçoivent également cet acte de naissance.

3810.

Les neuf adhérents sont, outre Belin , Crozel de Chatte , Durand de Saint-Siméon-de-Bressieux , Fournier d’Auberives, François de Saint-Romans, la veuve Henry, de Saint-Just-de-Claix, Laurent de Chatte, de Nolly de Saint-Geoirs et Suc de Chatte. On peut ajouter à ce groupe Louis-Emile Perrégaux qui adhère au nouveau syndicat mais pour la région de Montélimar, car sa femme, Victorine Morin, possède à Dieulefit un moulinage situé dans sa propriété, La Françoise.

3811.

Annuaire de l’Union des Syndicats patronaux des industries textiles de France, Paris , Société générale d’impression, 1911, pp. XVI-XVII.

3812.

Annuaire de l’Union des Syndicats patronaux des industries textiles de France, Paris , Société générale d’impression, 1911, pp. 5-8.

3813.

ISAAC (A.), 2002, pp. 131-132.