Louis Diederichs , façonnier et héritier.
Grâce aux archives familiales, il est possible de retracer la carrière d’un façonnier, un héritier, à qui un bel avenir semblait promis dans la profession. Par ses origines familiales, Louis Diederichs appartient indirectement aux milieux d’affaires lyonnais et protestants. Cependant, malgré un solide réseau de connaissances et de relations, connu grâce à son carnet d’adresses bien rempli, il ne parvient pas à consolider sa position. Bien au contraire, il est véritablement broyé par les stratégies d’ascension et de pouvoir de ses frères aînés, entraînant ainsi son déclassement 3852 .
Frère cadet de Théophile II et Charles Diederichs , Louis naît à Jallieu en 1860. Depuis cinq ans déjà, son père, Théophile I, dirige le tissage de coton de Louis-Emile Perrégaux , tandis que son grand-père maternel, Jean Iltis , dirige celui de Samuel Debar à La Grive. Dès sa plus tendre enfance, Louis baigne dans une culture familiale tournée vers le monde de l’entreprise et du textile. Son père le destine, comme son aîné Théophile II, à la direction d’un tissage. Après des études secondaires au Collège de Bourgoin , le jeune homme s’inscrit à l’Ecole Supérieure de Commerce de Lyon , marchant là encore dans les pas de son frère aîné. Une fois son diplôme en poche, son père devenu entre-temps l’associé à part entière de Perrégaux, l’embauche pour diriger l’un des tissages de son entreprise, l’ancien tissage Perrégaux de Jallieu. Malheureusement pour lui, il a pour supérieur hiérarchique son ambitieux frère… Théophile II, qui n’a aucune envie de s’encombrer d’un frère aussi timoré. Protégé par son père, Louis fait contre mauvaise fortune bon cœur et supporte les mesquineries imposées par un frère jaloux, autoritaire et peu disposé à partager le pouvoir.
En 1887, afin de sceller définitivement l’alliance de leurs deux familles, Théophile I Diederichs et Louis-Emile Perrégaux unissent de nouveau leurs enfants respectifs, Louis et Augusta. Déjà en 1880, Théophile II avait épousé la fille aînée de Perrégaux, Adrienne. D’un point de vue industriel, cette fusion familiale permet d’éviter toute dispersion de la fortune des Perrégaux et sa transmission intégrale aux Diederichs. Cependant, elle ne fait pas l’affaire de Théophile II qui se voyait déjà comme seul héritier de son père et de son beau-père. Aigri, n’appréciant pas cette concurrence interne, Théophile II manifeste désormais ouvertement son animosité et ses rancoeurs envers son peu charismatique frère cadet. En 1889, promu à la tête de l’entreprise depuis plusieurs années, l’aîné des fils Diederichs décide d’éliminer certains parents : Guillaume 3853 , l’un de ses oncles, est poussé vers la sortie, tandis que Louis est purement et simplement remercié. Son père, retiré des affaires pour se consacrer à son action politique, « dût obtempérer car [Théophile II] était l’aîné et […] plus capable que les autres à [lui] succéder ».
Aussi effacé que plein de bonne volonté, Louis Diederichs se déclare alors prêt à voler de ses propres ailes, mais il lui manque le sens des affaires. Il renonce à exploiter un tissage de soieries à Privas, en Ardèche, comme le souhaiterait Théophile II , ravi par un éventuel exil lointain de Louis. Grâce à ce projet, Théophile II espère s’emparer des actions des Tissages et Ateliers de Construction Diederichs que possède Louis, reçues par héritage de leur défunte mère, car pour s’établir de la sorte, Louis a besoin d’abondantes liquidités. Théophile II et son frère puîné, Charles, se livrent une compétition effrénée pour le contrôle de l’entreprise : chacun essaie d’obtenir le maximum d’actions Diederichs en sa faveur. Théophile II a donc besoin des actions de Louis pour s’assurer une position dominante dans le capital. Son beau-père et son père tentent d’apaiser les tensions fraternelles. Un accord est trouvé avec Théophile II, administrateur délégué de l’entreprise Diederichs. Il accepte, de mauvais gré évidemment, de louer l’un des tissages dont il a la charge, à Louis pour que celui-ci conserve une position financière et sociale honorable tout en devenant indépendant de son frère aîné. Pour être sûr de le conduire à l’échec, il lui confie en location le tissage le plus mal en point de l’entreprise, l’ancien tissage Perrégaux, que Louis avait déjà dirigé. À force de lourds investissements pour le moderniser, Louis gagne quelques bénéfices, suscitant de nouveau l’ire de Théophile II.
À travers sa correspondance éparse et son carnet d’adresse, on peut esquisser le capital social dont bénéficie Louis Diederichs , sans pour autant saisir toute sa dynamique, puisque le carnet ne comporte pas d’indications temporelles. Parmi ses proches relations, membres de sa famille ou attachées à la confession protestante comme lui, quelques uns lui apportent volontiers un soutien financier lorsqu’il se lance seul dans les affaires à partir des années 1890. Il trouve un accueil favorable parmi la communauté protestante de Lyon , avec laquelle son épouse, Augusta Perrégaux, possède de nombreux liens, ne serait-ce parce que sa mère était née Morin, fille du banquier Adrien Morin , de la prestigieuse banque Veuve Morin-Pons & Morin. Pour consolider la position sociale et financière que lui ont constitué ses parents, Louis Diederichs a à sa disposition un carnet d’adresses contenant quatre cent trente et une mentions de personnes, à la fin du XIXe siècle. Au moins cent vingt d’entre elles sont de confession protestante 3854 . L’horizon relationnel de Louis Diederichs ne se limite pas au seul Bas-Dauphiné, puisqu’un tiers de ses connaissances est domicilié dans le département de l’Isère. Si l’on ajoute à ce premier groupe, ceux résidant à Lyon et aux environs (un quart de l’effectif total, soit cent quatorze individus) et ceux habitant dans la Drôme, tant à Crest qu’à Dieulefit (trente-quatre adresses), on constate que 67% des adresses du carnet se trouvent dans la région lyonnaise. Autrement dit, Louis Diederichs et son épouse ont à leur disposition un réseau de relations qui dépasse le simple cadre local, voire régional. Louis Diederichs possède également des relais parisiens (vingt-neuf adresses, soit 6,7% des adresses). Par ses origines familiales et confessionnelles, le couple Diederichs entretient également de solides relations avec des personnes domiciliées en Suisse (trente-deux adresses, soit 7,4%), surtout à Genève. Enfin, treize autres sont localisées dans divers pays, que ce soit à Turin, en Angleterre, à Varsovie, à Saint-Pétersbourg et Moscou, Bruxelles, l’Allemagne, l’Algérie, Tokyo.
Source : coll. Privée.
À examiner de plus près le carnet d’adresses de Louis Diederichs , on a vite fait de comprendre son échec comme patron d’un tissage mécanique de soieries. Son réseau de relations trouve sa source davantage dans celui de sa belle-famille, les Perrégaux, que dans celui de son propre père, Théophile I Diederichs 3855 . La parenté proche et lointaine, très présente dans ce carnet d’adresses, constitue à première vue son atout majeur. Sans connaître l’intensité des relations qui unit Louis Diederichs à son cousinage, sa correspondance éparse montre qu’il sollicite et entretient des relations avec ceux qui sont proches de son milieu social, comme les Morin 3856 à Dieulefit, les Morin-Pons et les Audra à Lyon et bien entendu ses frères. Plutôt intéressé par les questions religieuses qu’industrielles, Louis-Emile Perrégaux a transmis à son gendre son propre réseau de relations parmi la communauté protestante du Sud-est, à Lyon ou dans la Drôme 3857 . Au contraire, ce qui frappe, c’est la faible représentation des milieux d’affaires dans les relations de Louis Diederichs. On ne relève quasiment aucun nom de façonniers dans son carnet. Aynard , l’incontournable député de Lyon et banquier, y figure, mais sans doute pas pour ces raisons 3858 . Par ses origines familiales, Louis Diederichs fait partie de la bonne bourgeoisie urbaine alors que la plupart de ses confrères façonniers tirent leurs origines de la campagne ou de la petite bourgeoisie. Il se démarque du reste de la profession et ignore ses collègues.
En 1897, Théophile II se lance à la conquête de la capitale de la soie où il souhaite désormais s’établir et faire carrière. Il fonde avec Lafute, un ami de la famille, émigré à Lyon et devenu fabricant de soieries, une nouvelle société, qui doit intégrer les tissages Diederichs dans la maison lyonnaise de Lafute, pour donner naissance à l’une des plus importantes maisons de la place, pouvant rivaliser avec Permezel ou les Petits-fils de C.J. Bonnet. Pour parfaire son ambitieux projet, sous les meilleurs auspices, il décide de ne pas renouveler la location du tissage Perrégaux à Louis : entièrement modernisé, ce tissage doit rejoindre la nouvelle société à la fin du bail pour compléter l’outil industriel de la maison Lafute & Diederichs . Signe de la considération qu’il a pour son frère, Théophile II ne prend pas la peine de le prévenir. Louis apprend la nouvelle de sa prochaine exclusion par la presse locale. En tenant Louis éloigné des négociations, Théophile II l’a empêché de solliciter une nouvelle fois le soutien de son père ou de son beau-père pour contrecarrer ses plans. Mis devant le fait accompli, Louis doit se retirer. Son manque de discernement, sa gentillesse voire sa naïveté, ont une nouvelle fois raison de lui 3859 .
Grâce à sa part dans l’héritage maternel, à ses économies et à la fortune de sa femme, il profite de l’engouement pour le tissage de soieries pour créer de toutes pièces son propre établissement, dans une petite commune des Terres Froides, Panissage près de Virieu-sur-Bourbre. Lorsque la rupture est consommée avec son frère aîné Théophile II , à partir de 1897, il ne peut plus compter autant que par le passé sur l’entreprise de son père pour le soutenir. Ce dernier, auréolé de son titre de fondateur des importants ateliers Diederichs, choisit d’ailleurs de soutenir désormais son fils aîné plutôt que son cadet. Ne pouvant bénéficier totalement de la solidarité des relations paternelles, il se tourne vers celles de sa femme. La banque protestante Audra & De Riaz lui consent aisément alors un prêt de cinquante mille francs pour parer aux mauvais coups de son frère Théophile II, pourtant très influent à Lyon 3860 . Conscient de ses faiblesses techniques et commerciales, il prend pour associé Edouard Favot 3861 , un jeune employé de commerce, fils d’un notaire de Pont-de-Beauvoisin . Bien qu’étant en froid avec son frère, le tout puissant patron des Tissages et Ateliers de Construction Diederichs, il obtient néanmoins un crédit de 100.000 francs de l’entreprise pour équiper sa nouvelle usine, qui vient s’ajouter à d’autres dettes (80.000 francs). Derrière ce qui ressemble à une banale facilité de paiement, se cache une nouvelle perfidie de Théophile II qui donne son accord à l’opération. Par ce prêt, il a un moyen de pression sur Louis. D’ailleurs, rapidement, il dévoile son jeu et exige le remboursement de 80.000 francs, pensant ainsi mettre son frère au pied du mur et espérant par ce moyen le forcer à vendre ses titres de l’entreprise de Jallieu . Louis rassemble tant bien que mal 30.000 francs sur sa cassette personnelle et obtient des banquiers protestants lyonnais Audra & De Riaz le solde du montant exigé 3862 .
En 1905, il obtient de ses cousins par alliance Morin-Pons, banquiers à Lyon, un crédit de seize mille francs pour son directeur, Monnet. La somme n’est pas gigantesque, mais elle permet de montrer les limites de la solidarité familiale. Quelques mois plus tard, au début de l’été 1906, Monnet ayant inconsidérément engagé l’entreprise de Louis Diederichs dans des opérations de stocks, Louis se voit refuser par ces mêmes Morin-Pons l’avance de cent mille francs pour y faire face, somme pourtant gagée sur ses actions des Ateliers Diederichs. Le secours vient une nouvelle fois de la banque Audra & De Riaz. Mais trois mois plus tard, Louis doit payer une nouvelle échéance, de deux cent mille francs cette fois, toujours à cause de son directeur. Il bat encore une fois le rappel parmi les banquiers protestants de la place, mais en vain. De Riaz comme Morin-Pons, refusent de lui avancer l’argent. Trouvant portes closes à Lyon , il se résout à vendre ses actions des Ateliers Diederichs à son frère aîné. Oubliant son lien de parenté, Théophile II s’offre les six cents actions au prix de cinq cents francs l’une, c’est-à-dire à leur valeur de 1895, alors que Louis les évalue à neuf cents francs 3863 . De là à écrire que Théophile II soit personnellement intervenu auprès des banquiers lyonnais pour qu’ils interrompent leurs affaires avec Louis, il n’y a qu’un pas facile à franchir. À l’époque Théophile II dirige l’une des dix plus grosses maisons de soieries de la place, siège à la Chambre de Commerce de Lyon…
Ayant toujours baigné dans l’aisance matérielle, Louis Diederichs manque de discernement quant à la gestion de sa propre fortune. Il gère son entreprise en accordant beaucoup de largesses à son personnel : il achète la paix sociale à coup de billets de banque, tandis que les ouvriers récompensés par une médaille du travail touchent de sa part une gratification exceptionnelle de cent francs. Il accorde à ses clients lyonnais des facilités de paiement à quatre-vingt-dix jours 3864 . Devant tant de générosité, il attise autour de lui les convoitises de ses proches collaborateurs. Peu méfiant à l’égard de son associé et de ses employés, il dilapide rapidement son héritage dans de mauvaises opérations réalisées à son insu. Se sachant couvert par la fortune de leur patron, ceux-là n’hésitent à se lancer dans des affaires douteuses : ils savent par avance que Louis Diederichs, par honnêteté et par honneur, acceptera de rembourser les dettes.
Rejeté par les Diederichs, Louis ne peut pas solliciter ses confrères pour le soutenir, puisqu’il ne fréquente aucun d’entre eux. Il n’a pas su gérer son capital social et se constituer un réseau d’affaires en rapport avec celui de son frère aîné, proche des fabricants lyonnais, mais aussi fournisseur en métiers à tisser auprès de la plupart des façonniers de la région. Le réseau familial montre ainsi ses limites en affaires et l’absence de relais dans le milieu professionnel constitue un second élément de faiblesse 3865 . En fin de compte, le capital social 3866 accumulé par Louis Diederichs grâce à sa famille et à sa belle-famille nuit à sa carrière et semble inadapté. Il n’a pas su le faire fructifier, ni le transformer, ni contrer les manœuvres familiales, ce qui pose le problème du caractère et du charisme en affaire 3867 .