Au début du XXe siècle, dans son étude sur les élites françaises, Christophe Charle constate que la moitié des industriels, banquiers ou administrateurs possède au mieux le baccalauréat 3868 . Etablis socialement et cherchant à pérenniser leurs entreprises, les principaux entrepreneurs du Bas-Dauphiné poussent leurs fils à faire des études pour reprendre le flambeau. À partir des années 1870-1880, en même temps que l’offre en matière d’enseignement s’élargit, les industriels manifestent un intérêt certain pour la formation supérieure de leur progéniture. Pourtant, on ne doit pas atteindre le niveau d’études des élites étudiées par Christophe Charle, puisque 60% des hommes d’affaires ont poursuivi des études supérieures 3869 .
Quelques façonniers envoient leurs enfants à Grenoble, au Lycée Vaucanson (école professionnelle et école supérieure). L’établissement est très prisé par les familles de mécaniciens et de cimentiers : parmi les anciens élèves, on relève Constant Viallet, les frères Bouchayer 3870 (Joseph, Eugène et Aimé), les fils Pelloux, Jean Thorrand 3871 , Alcide Thouvard, le fils Brenier, Etienne Gourju, Charles et Fortuné Allimand 3872 . En revanche, le lycée grenoblois rencontre un succès moindre auprès des gens du textile : Séraphin Favier , maire de Voiron , y expédie son fils homonyme, de même que Benoît-David Guinet son fils, Joseph II, le centralien Moyroud son fils Hippolyte. Louis-Edouard Genin , directeur du tissage Bouvard, à Moirans , y place son fils Edouard, futur industriel à façon à Renage 3873 . Chez les très catholiques Crozel, à Chatte , on privilégie le pensionnat des Frères des Ecoles Chrétiennes, à Lyon . C’est là que Marc Crozel place son fils Francisque dans les années 1870. Dans cet établissement, le jeune homme reçoit des notions de droit commercial, de droit public, d’économie, utiles pour sa future carrière professionnelle. On lui donne des rudiments de gestion avec l’étude de factures, de lettres de change, de billets à ordres, de bons de caisse… Ces éléments viennent compléter un cursus plus classique fondé sur l’histoire, la géographie, les sciences naturelles 3874 ….
Toujours dans l’enseignement secondaire, le petit séminaire du Rondeau, dans l’agglomération grenobloise, obtient un succès non négligeable auprès des familles patronales 3875 . Fondé en 1812, l’établissement catholique connaît un regain de succès dans le dernier quart du XIXe siècle, avec la montée de l’anticléricalisme républicain et gouvernemental 3876 . Autant le lycée Vaucanson attire les élites de la construction mécanique et du ciment, autant le Rondeau reçoit les héritiers des papetiers : les Louche-Pélissier de Vizille 3877 , Lafuma et Navarre de Voiron , Pascal des Eparres , Blanchet de Rives y suivent leur scolarité secondaire. De même, la bonne société voironnaise, qui, pendant la première moitié du XIXe siècle, préférait envoyer ses garçons au Lycée de Grenoble, choisit désormais l’établissement catholique 3878 . Chez les industriels du textile, il rencontre un accueil favorable dès les années 1870 : les deux frères Anselme , Henri et Victor, y sont placés par leur façonnier de père, jusqu’à leur majorité. Séraphin Favier , maire de Voiron et façonnier, envoie à son tour ses deux autres fils Joseph et Alphonse au Rondeau, comme son confrère François Gonnet qui y expédie ses deux fils, Louis et Pierre, de même Monin et son fils Joseph. Séraphin Martin , façonnier à Moirans , les imite avec son fils Louis. Gilbert Cuaz, petit-fils de Perriot , façonnier voironnais, entre au Rondeau en 1900, au moment même où son grand-père se retire des affaires. Les très catholiques Couturier font également un séjour au Rondeau : Alphonse et Jean, petits-fils d’Alphonse, débutent leur scolarité secondaire respectivement en 1904 et 1905, (alors que leurs oncles Auguste et Régis Couturier sont eux aussi passés dans l’établissement catholique) aux côtés d’Alexandre Ruby , lui-même petit-fils du fabricant lyonnais Alexandre-Annet Ruby. Louis Couturier, l’un des fils d’Alphonse, ne poursuit pas ses études au de-là du baccalauréat. Léonce Gillet, façonnier à Apprieu , y expédie ses fils Eugène et Léon, tout comme Constant Rabatel , de Corbelin , son fils Antoine. Chez les façonniers de second ordre, on retrouve un fils Mézin , du Grand-Lemps , Henri Bellin , de Corbelin, tandis que Jules Fischer , le controversé directeur de l’usine-pensionnat de Châteauvilain , y place son fils en 1897. À partir des années 1910, le Rondeau parvient à séduire des familles jadis passée par le Lycée de Grenoble, comme les Bouchayer 3879 , Keller et Thouvard 3880 .
Les plus importants placent leurs enfants à Lyon à l’Ecole Supérieure de Commerce, fondée en 1872 par des hommes d’affaires proches de la Chambre de Commerce de Lyon 3881 . Alphonse Couturier y envoie deux de ses fils, Joseph-Louis-Alphonse (section Commerce des soieries en 1893 dont la promotion compte Gabriel Gindre et Gabriel Permezel ), et Emile (section Commerce des soieries en 1895, où il côtoie Henri Jarrosson et Georges Pila). Jean-Marie Brun y envoie son fils Paul (section Commerce des soieries en 1897). C’est l’occasion pour ceux-ci de former leur futur réseau d’affaires, d’y côtoyer les héritiers des plus entreprises lyonnaises : Maurice Brosset-Heckel (1877), Francisque Aynard (1884), Joseph Boucharlat (1900), Georges Permezel (1901), Louis Tresca (1901), Joseph Isaac (1902) 3882 ... Etonnement, la section Tissage de l’Ecole Supérieure de Commerce, ouverte en 1876-1877, n’attire guère de monde, mis à part des étrangers. Pourtant, quelques héritiers de façonniers y font leurs classes : Séraphin Martin y envoie son fils Casimir (section Tissage en 1884), Georges Donat son fils Marcel (1902), Genin de Jallieu son fils Félix (1905), Alexandre Pollaud-Dulian son fils homonyme (1906), Louis-Eugène Combe son fils Louis (1910). Henri Ochs, ancien directeur du tissage Diederichs, devenu lui-même façonnier en 1914 à Jallieu avec la bénédiction de ses anciens patrons, envoie son fils Georges (1910) à l’école où il a lui aussi fait ses études (1876). Un autre directeur des tissages Diederichs, Emile de Belval , est passé par la section tissage de l’Ecole Supérieure de Commerce de Lyon, avant de fonder quelques années plus tard sa propre affaire à Saint-André le Gaz, son village natal. Edouard Favot , fraîchement sorti de la section tissage en 1896, s’associe dès l’année suivante avec Louis Diederichs pour créer un tissage à Virieu.
L’Ecole Centrale rencontre moins de succès 3883 . Une année de cours à l’Ecole Centrale coûte environ six cents francs en frais de scolarité 3884 . Maurice Audibert , le fils du fabricant Léon Audibert, en sort avec le titre d’ingénieur 3885 . Après des études au Collège de Bourgoin , Théophile Diederichs place ses fils dans deux prestigieuses institutions lyonnaises. Charles Diederichs , fils puîné de Théophile I, rejoint cette école, pour en sortir en 1877 3886 . Ce dernier a, semble-t-il, défini un rôle précis à chacun des enfants au sein de l’entreprise qu’il est train de bâtir, et par conséquent chacun doit recevoir une éducation à la mesure de ce destin : l’aîné, Théophile II rentre à l’Ecole Supérieure de Commerce de Lyon (il appartient à la première promotion de cette école) afin d’être préparé à diriger l’activité tissage, tandis que Charles se voit attribuer la direction des ateliers de construction mécanique par son père ; enfin les deux cadets, Louis et Frédéric, sont destinés, respectivement, à seconder leurs aînés. Louis, à son tour, suit les cours de l’Ecole Supérieure de Commerce. Les études universitaires n’attirent pas les milieux d’affaires.
Chez les Michal-Ladichère, autre grande famille d’industriels, proches des Diederichs, on adopte un schéma quasi-identique, seulement interrompu par le décès prématuré d’Henri Michal-Ladichère en 1889. À cette époque, alors qu’il est associé avec son frère André, il envoie son fils aîné, André-Marie-Hippolyte-Amédée, suivre les cours de l’Ecole Centrale à Paris . Malheureusement, ce dernier est à son tour fauché dans les mois suivants. André Michal-Ladichère se retrouve alors seul aux commandes de l’entreprise familiale, cumulant ces fonctions avec divers mandats politiques tout en participant activement aux divers organismes professionnels. Lui-même sans enfant, il sollicite rapidement l’appui de ses neveux orphelins : ainsi, Henri-Alexandre, une fois son baccalauréat ès lettre en poche, le rejoint, abandonnant probablement l’idée de poursuivre des études supérieures. En revanche, Hippolyte, le fils de Pierre-Joseph Moyroud , achève ses études au lycée de Grenoble et décide de reprendre l’entreprise familiale à Vinay en 1890. Le décès prématuré de son père neuf ans plus tôt explique sans doute l’interruption de ses études, alors que son père était un centralien 3887 . Joseph Mignot , le fils de Pierre, façonnier sis à Saint-Bueil , intègre une Ecole Nationale Professionnelle (probablement celle de Voiron ).
Pour les façonniers aux origines plus modestes, ils doivent sans doute se contenter d’une période d’apprentissage, généralement à Lyon ou dans une usine de la région comme Philippe Blachot , qui débute comme gareur chez Girodon , à Saint-Siméon-de-Bressieux . Alexandre Veyret 3888 , un petit façonnier établi à Corbelin à la fin du XIXe siècle, envoie son fils Louis à l’Ecole municipale de tissage de Lyon, où il reçoit essentiellement une formation technique, en rapport avec la taille de l’entreprise paternelle où le patron travaille aussi sur les métiers à tisser. Benoît Michard, contremaître du tissage Emery , à Châtonnay , place son fils Alfred au Lycée de Lyon au milieu des années 1870, probablement dans l’espoir qu’il poursuive l’ascension sociale entamée par la famille depuis le milieu du siècle 3889 .
Les fils de façonniers qui effectuent des séjours à l’étranger pendant leur adolescence et leurs années de formation, sont plutôt rares, essentiellement pour des raisons pécuniaires. Le coût du voyage et les frais de séjour sont un frein à la mobilité, surtout chez les petits façonniers vivant chichement. Toutefois, l’absence d’archives privées nous incite à la prudence. Dans les années 1840, Louis-Emile Perrégaux est envoyé par son père, Fritz , riche indienneur de Jallieu , en Angleterre, à Manchester. La position de fortune de sa famille lui permet de voyager régulièrement tout au long de sa vie. Deux générations plus tard, au début du XXe siècle, Robert et André Diederichs, les petits-fils de Théophile Diederichs, effectuent à leur tour un séjour outre-Manche 3890 .
CHARLE (C.), 2006, p. 113.
CHARLE (C.), 2006, p. 109.
SMITH (R. J.), 1990 et 1996.
BLANCHARD (R.), 1928, FEGUEUX (C.), 1973, AVENIER (C.), 2004.
ANDRE (L.), 2005c, p. 91.
Association des anciens élèves de l’école professionnelle et l’ancienne école supérieure de Grenoble, Comptes-rendus des réunions générale, Grenoble, années 1879, 1887, 1893, 1896 et 1902.
APAG, Diplôme décerné à Francisque Crozel le 3 août 1870, cahiers scolaires de Francisques Crozel.
Pour l’enseignement secondaire, à la fin du siècle, les fabricants de soieries envoient leurs enfants dans les institutions privées comme le collège catholique de Mongré, fréquenté à la fois par les enfants de l’aristocratie et par ceux du patronat catholique (Guérin , Brunet-Lecomte). Toutefois, le patronat lyonnais préfère l’institution des Chartreux de Lyon , fondée en 1836, fréquentée par quelques familles du Bas-Dauphiné, comme les Bonhomme, minotiers et banquiers à Bourgoin . L’externat Saint-Joseph, autre institution catholique fondée en 1871 et très appréciée des milieux d’affaires conservateurs, se trouve concurrencé dès 1881 par la création de l’Ecole Ozanam à l’initiative de Mgr Caverot où sont reçus les Gillet et les Isaac, autrement dit les catholiques libéraux. Aucun fils de façonniers ne fréquente l’externat Saint-Joseph. PELLISSIER (C.),1996a, pp. 64-67 et ROCHER (P.), 2005. Joseph Guinet ou Auguste Devay, deux fabricants de soieries, ont suivi leur instruction au Lycée de Lyon. D’après le Bulletin de l’Association Amicale des anciens élèves de l’externat Saint-Joseph de Lyon, Lyon, Imprimerie J. Poncet, 1916, on relève les noms suivants ayant fréquenté cette institution à la fin du XIXe et au début du XXe siècle : André Gourd , Maurice et Henri Jarrosson, Césaire et André et Albin Emery , Ennemond Richard, Alphonse et Francisque Trapadoux , Octave Ruby , Gabriel Permezel , Michel Béraud, Léonce Baboin, Claude et Gabriel et Joseph Bargillat , Antoine Combet, Emmanuel Brosset-Heckel , René et Jean Brunet-Lecomte, Maurice Payen, Louis de Villaine, Joseph et Henri Boucharlat , Frédéric de l’Harpe, Aimé Baboin -Jaubert , Louis et Paul et Cyrille II Cottin , Bernard Hoppenot, Charles Mouly… tous fils et petits-fils de fabricants de soieries.
PELLISSIER (C.),1996a, p. 58. On retrouve à Lyon la même évolution dans l’éducation des élites : le Lycée public obtient un réel succès dans la première moitié du XIXe siècle puis c’est au tour des institutions catholiques de rencontrer un vif succès, car l’enseignement public s’ouvre aux classes moyennes et populaires et s’engage dans le combat anti-clérical.
ANDRE (L.), 2005b.
Parmi les héritiers voironnais, on dénombre, outre les Lafuma , les Fière (négoce), Ruby , Pérouse de Montclos (héritiers de la maison Denantes), Martin (Banque du Dauphiné), Labbé (liqueur), Tivollier…
SMITH (R. J.), 1990 et 1996.
Annuaire du Petit Séminaire du Rondeau, Grenoble, Imprimerie Baratier et Dardelet, années 1888, 1898, 1900, 1902, 1920.
Annuaire de l’Association des anciens élèves de l’Ecole Supérieure de Commerce et de Tissage de Lyon , Lyon, imprimerie Pitrat aîné, Lyon, 1881-1911, CAYEZ (P.), 1980, p. 180. Parmi les premiers souscripteurs au capital de l’Ecole, on retrouve les fabricants de soieries suivants : Lyonnet, Brosset-Heckel , Pariset, Schulz , Sévène .
Ses frères Jean (1884-1977) et Philippe (1887-1915) intègrent respectivement l’Ecole Centrale de Paris et Polytechnique. Voir ISAAC (A.), 2002, pp. 72 et 166.
CAYEZ (P.), 1980, p. 177. Entre 1866 et 1889, seulement quatorze Isérois intègrent l’Ecole Centrale, soit 5,4% des élèves.
PELLISSIER (C.),1996a, pp. 108-109.
ANGLERAUD (B.) et PELLISSIER (C.), 2003, p. 154.
BEGUET (B.), 1998, voir notamment p. 322. Le cadet des quatre frères Diederichs sort de l’Ecole Centrale de Lyon , dix ans après Charles, en 1887. Tous deux ont été sur les mêmes bancs que leurs confrères Régis Joya ou Luc Court, également à la tête d’entreprises de construction mécanique.
Dictionnaire biographique départemental de l’Isère, dictionnaire biographique et album, Paris , Librairie E. Flammarion, 1907, p. 716-717.
Alexandre Veyret est le fils d’un cafetier de Pont-de-Beauvoisin . Lorsqu’il épouse en 1873 Sophie-Alexandrine Gallet, il se déclare « fabricant de soieries », c’est-à-dire façonnier en soieries, à Saint-Geoire . En fait, la valeur de son matériel de tissage n’excède pas deux mille francs. Son nouveau beau-frère se trouve être le directeur et l’homme de confiance d’André Michal-Ladichère . À une date inconnue (fin des années 1870, début des années 1880), il liquide sa modeste affaire pour se voir confier la direction du tissage Rivoire à Pont-de-Beauvoisin où il gère également le café familial depuis le décès de son père. Au printemps 1882, il épouse en secondes noces une marchande épicière, Sophie-Césarine Perrin-Cocon.
ADI, 3Q26/326, Mutation par décès de Anne-Victoire Chollet, épouse Michard, le 16 juin 1879.
PELLISSIER (C),1996a, pp. 74-77. Les fils de fabricants voyagent davantage dans les différents centres industriels concurrents anglais, suisses, allemands ou italiens. Auguste Isaac se rend en Angleterre en 1868 avant de rejoindre son père chez Dognin & Isaac. Cyrille II Cottin passe quelques semaines dans le Caucase en 1895. Une fois à la direction de l’entreprise familiale, les fabricants poursuivent les tournées à l’étranger afin de servir leur clientèle, tels que Joseph Guinet et Léopold Duplan, habitués des traversées transatlantiques, alors que les façonniers doivent surveiller la fabrication des soieries.