Les transmissions difficiles.

Il est difficile de connaître avec précision la longévité de toutes ces entreprises dans la mesure où, bien souvent, la date de fondation ou de disparition n’est pas connue. Toute étude de démographie des entreprises semble donc vouée à l’échec 3891 . On peut néanmoins conclure que les entreprises centenaires sont rares. Quant au maintien de la famille aux commandes, il l’est tout autant. En la matière, les Perrégaux-Diederichs détiennent incontestablement le record avec près de deux siècles de présence. Les Genin-Martin, à Moirans , ont également compté plus de trois générations d’entrepreneurs à la tête de la même affaire (Antoine Genin , Séraphin Martin , Casimir Martin , Georges Martin). Ou encore les Brunet-Lecomte dans l’impression sur étoffes. Quant aux Veyre, Michal-Ladichère, Mignot, Béridot, Cuchet -Crozel, ils se sont arrêtés à trois générations 3892 .

Le comportement démographique des principaux façonniers peut surprendre si l’on regarde le nombre de patrons restés sans descendance, alors qu’ils ont la responsabilité d’une entreprise et de plusieurs dizaines d’ouvriers. Sur les quatre-vingt-deux principaux façonniers du Second Empire et de la Belle Epoque pour lesquels des informations sont disponibles, dix-huit (soit un quart) demeurent sans descendance directe : quatorze parmi eux sont des fondateurs d’entreprises, soit là aussi un quart des fondateurs sans héritier. Comme nous l’avons vu, pour sept d’entre eux, le célibat explique cette situation, tandis que pour les onze autres, il s’agit de mariages infructueux 3893 ou dont aucun enfant n’a atteint l’âge adulte 3894 .

L’absence d’héritiers soulève la question de la transmission de l’entreprise. Le célibat ou l’absence d’enfants (ou leur décès prématuré) peut expliquer éventuellement la disparition précoce de certaines entreprises. À y regarder de plus près, il n’en est rien. La plupart des façonniers dans cette situation prennent soin de préparer leur succession et la transmission de leur usine afin d’en assurer la continuité. Même après leur mort, ils souhaitent voir leur création, leur œuvre, se maintenir, même si le nom du fondateur doit disparaître. Voient-ils dans cet acte une forme de devoir envers leurs ouvriers ? Mais comme pour six des sept célibataires, il convient de nuancer les conséquences de cette absence de descendance directe. En effet, pour sept d’entre eux, il n’y a pas péril en la demeure car un parent proche est jugé apte à reprendre l’entreprise familiale : pour Bruny , ce sont ses cousins Pochoy 3895 , pour Aimé Baratin II son frère cadet Charles (jusqu’à son décès prématuré), pour Antoine Dévigne , ses deux beaux-frères directeurs de tissages de soieries, alors que Bargillat a deux frères qui exercent la profession de fabricants de passementerie à Lyon . Quant à André Michal-Ladichère , il a formé ses neveux pour reprendre ses tissages. Enfin, Ambroise Veyre a su attirer vers lui son neveu Gustave. Pour les autres, la transmission de l’entreprise pose la question de sa survie. Pour Jules Tivollier et Régis Couturier, dont le moulinage vivote, la question se règle d’elle-même à la suite de leurs mauvaises affaires. Cependant, entre les espoirs que fondent les uns lorsqu’ils sont en âge de procréer, et la réalité lorsqu’ils arrivent au terme de leur vie, il y a parfois un fossé. Dans huit 3896 cas sur les dix-huit évoqués ici, l’entreprise est gérée, après leur décès, par un membre de leur famille.

Pour Victor Auger , assurer la pérennité de son usine, prend sans doute une forme symbolique toute particulière : il est, en effet, le fondateur d’une usine chrétienne qu’il a conçue et comme un modèle, ayant une vocation sociale, morale et religieuse. N’ayant pas d’enfant de son mariage, il cède son usine pour mieux en assurer la continuité, tout en conservant sa demeure à proximité de l’établissement (pour mieux surveiller la préservation de sa création et de sa philosophie ?). Romain Bourgeat , à Nivolas , fait un choix identique après le décès de son épouse en 1903. L’année suivante, il cède son usine pour 85.000 francs à un fabricant lyonnais, Cherblanc 3897 . Aimé II Baratin , après le décès de son frère Charles en 1906, préfère lui aussi se retirer et loue son usine à un fabricant lyonnais. Il quitte Tullins et s’installe à Grenoble. La continuité est assurée. Pour des célibataires 3898 comme Ambroise Veyre , Joseph Guinet , Claude-Ferdinand Tournier ou les frères Joseph et Auguste Couturier , la famille élargie est essentielle : elle donne un sens à leur œuvre et à leur vie, puisqu’ils y puisent un héritier qu’ils ont tout le loisir de choisir, de tester sans se voir un imposer un fils médiocre. C’est généralement leur frère et associé, ou à défaut leur neveu (lui aussi associé ou directeur) qui hérite des biens industriels. Pour Bertet de Coublevie , autre célibataire endurci, le problème est en revanche tout différent : ses héritiers sont aussi ses concurrents ! Ses deux sœurs, Anne-Marie-Célina et Mariette, ont respectivement épousé Claude-Victor Pochoy et Antoine Bruny , dont le fils, Honoré, est associé aux tissages de Voiron de la famille Pochoy. Personnellement, cela ne lui pose probablement aucun souci (ou peu) puisqu’il n’a fait aucun testament en leur défaveur. En revanche, la situation est moins agréable pour Jules Tivollier , l’associé de Bertet, qui encourt le risque d’être absorbé par ses concurrents. Les Pochoy-Bruny adoptent une autre stratégie et préfèrent récupérer les capitaux dont ils ont hérité, sous une forme « sonnante et trébuchante ». Amputé de la moitié de ses moyens financiers, Tivollier doit se trouver de nouveaux associés, d’autant que le décès de son ancien associé survient au plus mauvais moment (grave crise de la soierie des années 1880). Fort de ses relations anciennes sur la place voironnaise, il parvient à intéresser un Denantes, apparenté aux négociants en toiles. Pour Tivollier lui-même, la question de sa propre succession se pose pendant quelque temps : son union avec Louise Marie Joséphine Vendre est demeurée stérile. La liquidation de sa société en 1889-1890, au bord de la faillite, règle la question de sa transmission.

La plupart ont pris soin d’assurer la transmission de leurs entreprises, à l’exception d’Honoré Bruny , décédé en 1910 à cinquante-sept ans, sans enfant, laissant sa veuve en proie à de nombreuses difficultés financières 3899 . Pour assurer la direction effective du tissage de Saint-Blaise, sa veuve fait appel à un ancien confrère de son mari, Joseph II Guinet . Le décès en 1945 du dernier Michal-Ladichère, sans enfant, a eu aussi, semble-t-il, des répercussions dramatiques puisque la société Michal-Ladichère s’est effondrée aussitôt après. Mais l’absence d’informations sur cette dernière entreprise nous pousse à la prudence.

Satisfait de son directeur, Louis-Eugène Combe, un façonnier établi à Renage , fait de lui son associé à hauteur d’un quart du capital. Combe peut ainsi diriger plus librement ses affaires depuis son appartement de la rue d’Oran, à Lyon , notamment une usine à Villeurbanne qu’il exploite avec un dénommé Petitjean. Cette association consacre la confiance qu’il accorde à son directeur, en remerciement pour le travail qu’il effectue, mais aussi pour le conserver à l’avenir, notamment à une époque où ses enfants sont encore en bas âge (l’un d’eux, malade, décède en 1902, à l’âge de neuf ans) 3900 .

Jean Dissard , gendre d’André Dévigne , a poursuivi l’exploitation du tissage familial à La Tour-du-Pin , après la faillite en 1892 de son beau-frère, Antoine Dévigne. Sa situation personnelle ne semble guère brillante, pourtant il survit au désastre de sa belle-famille. De son mariage avec Anne-Clotilde Dévigne, il n’a eu qu’une fille, Francia-Adrienne, encore célibataire en 1899. Ces éléments l’encouragent à vendre la fabrique en février 1899 pour 40.000 francs 3901 . La situation est la même pour Antoine Giraud et Gustave Coulon , n’ayant qu’une fille de leur épouse. Coulon la marie à Marie-Joseph-Francisque Géry, héritier d’une vieille maison de négociant en toiles.

Gabriel Reynaud, un de ces petits façonniers, illustre la fragilité économique dans laquelle se débat ce groupe social, et en particulier les petits façonniers ayant peu de fonds pour se moderniser. Il fonde son affaire de tissage sous le Second Empire, dans les années 1850. Il s’installe, apparemment, à Saint-Genis-d’Aoste, en Savoie, avec un associé, mais la fabrique qu’il loue doit être dans la commune d’Aoste, en Isère. Lorsqu’il épouse la fille d’un médecin lyonnais, en 1861, son actif n’excède pas 10.000 francs, sous la forme de créances ou de matériel. Lorsqu’il décède, une trentaine d’années plus tard, il laisse à sa veuve et à ses trois enfants un passif de 20.457 francs, alors que l’actif mobilier n’est que de 346 francs. Ses deux fils aînés, François-Camille, employé dans la fabrique paternelle, et Camille-Félix, étudiant en pharmacie à Paris , renoncent rapidement à leurs droits sur la succession. Pour régler les dettes, le mobilier est vendu. Les Reynaud doivent renoncer à poursuivre l’activité de la fabrique 3902 .

Pour Toussaint Clémençon , exploitant une fabrique à Veyrins, il n’a que l’embarras du choix avec trois fils qui ont tous choisi de faire carrière dans l’industrie textile. Cependant, la taille de son affaire ne rend peut-être pas utile la présence de trois co-directeurs. Un seul, Benoît, d’abord assisté par son frère Gaspard, prend la suite de l’entreprise familiale. Gaspard devient donc directeur de la fabrique Tresca de Vizille  ; son fils Claude prend le moment venu la direction d’une usine de soieries à Moscou. Claude Clémençon, toujours en poste en Russie, épouse en 1898 Marie-Joséphine-Augustine Bourguignon, une jeune fille ayant une trajectoire familiale identique, avec un père directeur du moulinage Tresca à Pont-en-Royans et un grand-père exploitant un moulinage de soie à La Sône 3903 .

Chez les Pochoy, à Voiron , une des rares familles de façonniers à traverser la crise industrielle des années 1880, la succession est mal préparée. Claude-Victor Pochoy , le fondateur, décède en 1892 en ne laissant qu’un fils unique, Joseph-Victor, docteur en médecine de formation et apparemment peu intéressé par l’entreprise familiale. Mais il n’a pas le choix et rejoint son père comme associé avant de lui succéder. Il semblerait qu’une longue maladie l’écarte de la direction des affaires au milieu des années 1890. À son décès, en 1897, ses deux enfants, dont un garçon, sont encore en situation de minorité (dix-neuf ans pour l’aînée, seize ans pour le fils). Sa veuve décide de louer les deux tissages et de vivre de ses rentes. Rapidement, la famille Pochoy liquide tous ses avoirs voironnais. Couverte de dettes, elle doit rembourser les emprunts faits les années précédentes, tandis que Victor-Jean-Baptiste s’engage professionnellement dans les pas paternels, la médecine. Chez Léonce Gillet, à Apprieu , les aînés se détournent de l’usine familiale : Paul devient pharmacien et Eugène, directeur d’usine à Bischwiller, en Alsace. Seul le troisième fils, Ernest, travaille avec son père en 1911. Chez les de Nolly, à Saint-Geoirs , trois garçon sont susceptibles de reprendre le moulinage fondé par leur grand-père maternel, Hector Joly . L’aîné, Hector, après des études d’ingénieur, s’installe à Saint-Chamond, tandis que son frère puîné, Joseph, succède à Pierre-Joseph-Théodore de Nolly à la tête de l’affaire familiale, mal en point. Ces différentes bifurcations professionnelles semblent souvent illustrer les difficultés financières que traversent la famille ou l’entreprise. Malgré leur fortune, les Pochoy doivent liquider un imposant passif, tandis que les sociétés Gillet et de Nolly sont moribondes au début du nouveau siècle. Pour se prémunir d’une catastrophe, consciemment ou inconsciemment, les fils s’affranchissent de l’hérédité professionnelle.

De son mariage, Constant Rabatel n’a eu qu’un fils (et des filles), Roger-Louis-Jacques, qui ne manifeste aucun intérêt pour l’entreprise familiale, d’ailleurs en liquidation au début du XXe siècle. Il préfère se consacrer à sa passion, l’aviation, encore balbutiante. Chez Louis Malescourt, le destin des héritiers est guidé par le décès de leur père. Lorsque Louis Malescourt meurt en 1883, à Saint-Jean-de-Bournay , ses quatre enfants se séparent rapidement de la fabrique familiale.

La Grande Guerre fait finalement peu de ravages fatals parmi la progéniture du patronat local. Certes, on dénombre des blessés, tel Adrien Diederichs , le fils de Théophile II Diederichs , qui retourne chez lui atteint d’une grave surdité. Plus grave est la disparition du fils Combe, fauché en 1916, alors qu’il représentait le seul espoir pour son père de transmettre son entreprise à quelqu’un de sa famille. Il se résout donc à la céder définitivement à son directeur, Edouard Genin . Chez les fabricants, la famille Gillet 3904 est probablement la plus touchée : trois des fils de Ferdinand Gillet décèdent entre 1914 et 1918 3905 . À l’exception des façonniers les plus importants, comme Diederichs, Michal-Ladichère, Couturier, Martin ou Brunet-Lecomte, les vocations pour perpétuer l’entreprise familiale se font rares au début du XXe siècle. Le travail permanent dans les ateliers, l’accaparement de son temps et la difficulté de traiter des affaires semblent décourager certains héritiers.

Notes
3891.

JOBERT (P.) et CHEVALIER (J.-C.), 1986.

3892.

LEVY-LEBOYER (M.), 1985.

3893.

À savoir : Victor Auger , Romain Bourgeat , Honoré Bruny , Aimé II Baratin , François-Régis Couturier , Antoine Dévigne , André Michal-Ladichère , Jules Tivollier et Ambroise Veyre .

3894.

Gabriel Bargillat et Louis-Eugène Combe.

3895.

Pourtant, les Pochoy se retirent des affaires avant Bruny .

3896.

Joseph et Auguste Couturier , célibataires, transmettent leurs parts à leur frère Alphonse, comme Claude-Ferdinand Tournier avec son frère Joseph. Pour Antoine Dévigne , l’usine familiale est reprise par son beau-frère Dissard après sa faillite. Pour Joseph Faidides, l’usine appartient à son frère aîné qui tente de l’exploiter avec son gendre. Benoît David Guinet succède à son oncle Joseph, comme chez les Michal-Ladichère et les Veyre.

3897.

ADI, 3Q4/989, Répertoire général, volume 44, case 75.

3898.

D’après CHARLE (C.), 2006, pp. 266-268, le taux de célibataires chez les élites est plus faible dans les milieux d’affaires (5,2%). Pourtant, il s’élève à 12,9% dans la bourgeoisie moyenne et à 8% dans les fractions possédantes si on s’intéresse à l’origine sociale.

3899.

Bruny est en liquidation judiciaire depuis une quinzaine d’années pour ses affaires voironnaises, tandis que son tissage de Saint-Blaise traverse une mauvaise passe.

3900.

ADI, 9U1802, Acte de société devant Me Gamet, à Rives , le 22 décembre 1903.

3901.

ADI, 3Q32/145, ACP du 3 février 1899 (vente devant Me Jallut, à La Tour-du-Pin , le 1er février). La fille Dissard se marie en 1900 avec un employé de commerce lyonnais, Auguste-Antoine-Eloi Coulon .

3902.

ADR, 3E24131, Contrat de mariage devant Me de Bornes, à Lyon , le 17 février 1861, 3Q18/148, ACP du 10 novembre 1890 (Inventaire devant Me Darragon, à Aoste, du 29 octobre et vente du 16 novembre), 3Q18/365, Mutation par décès du 21 novembre 1890.

3903.

ADR, 46Q164, ACP du 24 avril 1875 (Contrat de mariage devant Me Chardenet, à Lyon , le 21 avril) et ADI, 3Q19/73, ACP du 13 août 1898 (Contrat de mariage devant Me Bayle, à Saint-Romans, le 5 août).

3904.

La famille Gillet dont il est question dans cette étude n’a aucun lien de parenté avec les Gillet, teinturiers à Lyon .

3905.

La Soierie Lyonnaise, n°16, du 16 novembre 1918.