Conclusion de partie.

Dès les années 1880, les fabricants de soieries et les façonniers prennent conscience des faiblesses et de la fragilité de l’organisation rurale et manuelle de la Fabrique lyonnaise. Après avoir connu plus de trois décennies de croissance exceptionnelle, ils découvrent le temps des doutes et des remises en cause.

La crise financière lyonnaise de 1881-1882 plonge rapidement l’industrie textile dans un terrible marasme. Les faillites de façonniers se succèdent, surtout à Voiron . Malgré des mises en garde répétées pendant les années 1870, tous font mine de découvrir le développement de la concurrence internationale. La réaction ne tarde pas. En une vingtaine d’années, les façonniers et surtout les fabricants liquident leurs vieux métiers à bras au profit de métiers mécaniques, plus rapides et plus productifs. Les cadences s’accélèrent, la productivité augmente, les tarifs diminuent. Comme cela ne suffit pas, les principales maisons de soieries poursuivent le processus d’intégration engagé depuis plusieurs décennies en achetant ou en construisant des tissages. Cette politique de réduction des coûts porte aussi sur la main d’œuvre : des femmes, des enfants et des Italiennes, tous réputés pour être moins exigeants sur le plan salarial, sont embauchés dans les tissages de soieries. Le passage à la mécanisation favorise aussi la baisse des tarifs.

Les raisons de l’intégration sont multiples : tout d’abord, il s’agit de compenser la disparition de façonniers faillis, dont les usines sont indispensables. Puis, les fabricants lyonnais espèrent améliorer l’efficacité de la production en limitant la place du tissage à façon : ils reprochent aux façonniers leur esprit frondeur, leur manque d’entrain à l’ouvrage (mais refusent de reconnaître leurs talents !), la piètre qualité de leurs étoffes et leurs retards réguliers. Dans le cadre du processus de modernisation engagé, tous les façonniers n’ont pas les fonds nécessaires pour acheter des métiers mécaniques. Les fabricants décident alors d’apporter leur contribution financière à la mécanisation. Pourtant, cette logique d’intégration n’est pas poussée jusqu’à son terme : les façonniers, devenus les soldats d’une armée de réserve, possèdent encore la majorité de l’outillage au début du XXe siècle. L’intégration du tissage concerne seulement les maisons de soieries les plus importantes, souvent spécialisées dans les étoffes mélangées et de demi-luxe. Pourtant, la maison Atuyer, Bianchini & Férier , tournée vers la haute nouveauté, choisit elle aussi l’intégration verticale pour mieux préserver ses secrets de fabrication.

Pour survivre, les façonniers ont su intéresser les autorités locales à leur sort : celles-ci ont accepté de financer des infrastructures de transport et des centres de formation. Les élus encouragent l’installation d’un tissage à façon dans leur commune. En quelques décennies, les Bas-Dauphinois ont mis en valeur leur territoire industriel pour éviter d’être victimes à leur tour de la délocalisation des métiers à tisser. À la fin du XIXe siècle, le Bas-Dauphiné compense la cherté de sa main d’œuvre 3921 par un solide maillage de son territoire en réseaux de communication et en banques. Il dispose également d’une main d’œuvre bien formée et de plusieurs constructeurs mécaniciens au service des façonniers et des fabricants. Enfin, dans le Sud-est, avec l’amélioration des transports, quelques heures à peine suffisent pour se rendre à Lyon. Les autres régions du territoire manufacturier lyonnais sont loin d’offrir autant d’atouts aux fabricants. Enfin, les façonniers du Bas-Dauphiné contribuent lourdement au financement de la modernisation. Dans de telles conditions, les fabricants de soieries, réputés économes, n’ont pas intérêt à abandonner le Bas-Dauphiné.

Le dernier tiers du XIXe siècle et le début du siècle suivant marquent l’âge d’or des pratiques paternalistes en Bas-Dauphiné : il n’y a jamais eu autant d’ouvrières logées par les patrons, soit dans les fameuses usines-pensionnats, soit dans les petites fabriques. Les façonniers découvrent les vertus des règlements intérieurs, imitant les propriétaires d’usines-pensionnats. Toutefois, au début du nouveau siècle, quelques contestations surgissent, tandis que les dortoirs commencent à se vider : les usiniers (qu’ils soient fabricants ou façonniers) réduisent leurs effectifs en donnant deux métiers à tisser à chaque ouvrière.

Avec leurs milliers d’ouvriers, les façonniers constituent apparemment un nouveau groupe social dominant, une nouvelle élite, en Bas-Dauphiné. Ils habitent dans de belles demeures bourgeoises qui contrastent avec les maisons en pisé des paysans ; ils vivent avec une certaine aisance et recherchent le confort ; ils se retrouvent entre eux dans des cercles pour se détendre et discuter des affaires ; ils siègent même au sein des conseils municipaux ; certains participent à diverses sociétés locales. Les façonniers apparaissent donc comme de nouveaux « coqs de village ». Mais tout repose sur l’apparence. L’influence des façonniers dépasse rarement l’échelon local. Ce nouveau groupe social, né de la volonté des fabricants lyonnais, est loin d’être homogène. Il est traversé par des divisions et des ruptures. La première concerne la taille des entreprises : les façonniers qui exploitent vingt métiers à tisser n’appartiennent pas à la même catégorie que ceux qui en ont deux cents. Leurs intérêts divergent : les façonniers les plus importants savent rapidement s’organiser entre eux pour se défendre. Ces derniers se sentent d’ailleurs plus proches des fabricants lyonnais que de leurs modestes confrères, tant dans les affaires que dans leur mode de vie. Une autre rupture concerne la continuité familiale des entreprises : malgré la difficulté de dresser des statistiques fiables, les véritables dynasties patronales, au sens de Maurice Lévy-Léboyer, sont rares. La transmission d’entreprise doit franchir différents obstacles : l’absence d’héritier, les risques d’une faillite, la faiblesse du capital social et la faible motivation des héritiers. La continuité semble alors réservée aux principaux façonniers.

Notes
3921.

Les salaires ont fortement augmenté. Au sein du territoire manufacturier lyonnais, les tisseuses du Bas-Dauphiné ne sont plus parmi les moins payées. Cependant, par rapport à la main d’œuvre des concurrents étrangers, celle du Bas-Dauphiné est encore bon marché.