Conclusion générale.

À partir de l’exemple du Bas-Dauphiné, il est possible d’apporter un nouvel élément de réponse au lointain débat à propos de la proto-industrialisation, soulevé dans les années 1970 par Franklin Mendels. Indéniablement, elle constitue la première étape de l’industrialisation, à l’échelle régionale. Le tissage de soieries s’installe au cœur de la nébuleuse toilière. On relève, effectivement une continuité dans la localisation des activités du XVIIIe jusqu’au début du XXe siècle. Les deux grands bourgs proto-industriels de la fin du siècle des Lumières, Voiron et Bourgoin -Jallieu , conservent un siècle plus tard leur suprématie dans le domaine industriel. L’esprit du négoce qui « flotte » à Voiron a servi de milieu incubateur au développement de l’esprit d’entreprise dans un cadre industriel à partir du milieu du XIXe siècle. Au contraire, plus à l’ouest, l’initiative de l’industrialisation revient à des acteurs extérieurs, suisses d’origine. On retrouve également cette continuité dans l’arrondissement de La Tour-du-Pin  : la nébuleuse toilière du XVIIIe siècle se transforme à partir du milieu du siècle suivant en nébuleuse soyeuse. Le tissage à domicile y règne en maître, solidement établi dans la tradition et dans la norme. Le Sud-ouest du département de l’Isère n’a pas connu le même sort. L’arrondissement de Saint-Marcellin (à l’exception du canton de Rives ) s’enfonce dans un lent processus de désindustrialisation après l’échec des Jubié. La fièvre séricicole de la première moitié du XIXe siècle créé l’illusion d’un renouveau économique. Les proto-fabriques (filatures et moulinages) ne résistent pas à l’écroulement de la sériciculture et à la concurrence des établissements ardéchois, drômois et piémontais. Cet arrondissement se transforme alors en désert industriel. Quelques tissages de soieries s’y installent, mais le cœur de la nébuleuse soyeuse se trouve bien dans les Terres Froides, entre La Tour-du-Pin, Morestel et Voiron. Les petits centres toiliers et lainiers de l’Ancien Régime, comme Crémieu ou Roybon, n’ont pas su, eux aussi, profiter de la croissance du tissage de soieries pour s’industrialiser.

Pourtant, la relation entre la proto-industrialisation et l’industrialisation n’est pas aussi mécanique que semblait le croire Mendels. Pour lui, la proto-industrialisation favorise l’accumulation du capital, stimule l’agriculture et organise les marchés 3922 . Or, en Bas-Dauphiné, les liaisons directes entre l’activité toilière et le tissage de soieries sont rares : les négociants voironnais en toiles n’ont pas su se reconvertir. Peu de façonniers en soieries sont issus du milieu des tisserands de toiles ou des peigneurs de chanvre. Hormis Jules Tivollier , Joseph Landru , Florentin Poncet et Jean-Baptiste Bret , il n’y a aucun façonnier proche des milieux toiliers. Les archives publiques ne laissent entrevoir aucune relation financière entre les négociants en toiles et les façonniers en soieries. Rien ne prouve que leurs capitaux aient été investis dans la nouvelle activité. Les façonniers en soieries adoptent même des comportements radicalement opposés à ceux des négociants : les premiers pratiquent le paternalisme alors que les seconds se livraient à un simple patronage des pauvres. Les uns choisissent le tissage mécanique, tandis que les autres restent longtemps fidèles au tissage manuel. Les façonniers font immédiatement le choix de concentrer leurs métiers en fabrique, alors que les négociants préfèrent recourir à des métiers dispersés. Il n’y a pas d’alliance matrimoniale entre les deux groupes. À l’écart d’un milieu négociant fermé, les façonniers ont su profiter de l’esprit d’entreprise qui règne alors en ville, tout en exerçant un regard critique sur l’organisation de la Fabrique voironnaise, dont ils rejettent les principes. De même, rien n’atteste que les familles de tisserands en toiles forment les premiers bataillons de tisseurs en soieries.

La nébuleuse toilière entame son déclin après le retrait de la tutelle protectrice des Perier. Le milieu négociant de Voiron refuse pendant longtemps de modifier ses pratiques proto-industrielles, développant un culte du passé pour combattre la fraude et les tentatives de modernisation. Attachés à la foire de Beaucaire, les négociants en toiles tardent à modifier leurs réseaux commerciaux. Psychologiquement, ils restent attachés aux valeurs du passé. Après 1830, une majorité s’engage d’ailleurs dans le légitimisme.

Les critères économiques ont souvent été privilégiés pour expliquer la proto-industrialisation puis l’industrialisation. Incontestablement, la misère et la surpopulation sont des facteurs qui encouragent la population à rechercher des revenus supplémentaires pour assurer sa survie. Mais cela ne suffit pas, puisque certaines régions particulièrement pauvres n’ont pas connu de proto-industrialisation importante. Il faut aussi tenir compte du contexte sociopolitique. En Bas-Dauphiné, le développement de la proto-industrie toilière puis soyeuse dans la première moitié du XIXe siècle correspond à une période de réaction nobiliaire : après la Grande Peur de l’été 1789 et la disparition du système seigneurial, les paysans acquièrent une large autonomie et semblent prendre définitivement leurs distances avec la noblesse dauphinoise. Pourtant, celle-ci retrouve rapidement son influence dans les campagnes. Elle récupère ses châteaux, ses terres et sa fortune. Favorable à Charles X et au légitimisme, la noblesse du Bas-Dauphiné accapare les postes et les fonctions au moins jusqu’à la révolution de 1830. Puis elle se replie sur le patronage des communautés villageoises. Or, cette noblesse légitimiste ne bénéficie pas de la confiance et du soutien politique des habitants des campagnes qui manifestent régulièrement leur mécontentement : en 1848, le Bas-Dauphiné rejoint massivement le camp des démocrates. Après la chute du Second Empire, le Bas-Dauphiné rural s’affirme comme un foyer ouvertement républicain, puis socialiste. Plus la présence nobiliaire est forte dans les campagnes, plus il y a d’ouvriers à domicile : sous la Restauration, la noblesse ultraroyaliste impose une vive réaction en Bas-Dauphiné. Dans le même temps, la nébuleuse toilière connaît un nouvel essor. On retrouve, un phénomène analogue sous le Second Empire, lorsque la noblesse reprend en Bas-Dauphiné partiellement le contrôle de la vie politique : le tissage de soieries se répand massivement dans les campagnes. Il ne s’agit pas ici de déconnecter la croissance du tissage de la réalité économique, mais de montrer la persistance et l’accentuation d’un phénomène ancien dans certaines circonstances. Les nobles et les paysans sont favorables au tissage à domicile, mais pour des raisons différentes. Pour les uns, l’essaimage des métiers à tisser préserve la société traditionnelle en fixant la population à la campagne, sous la surveillance des châteaux. Il favorise par conséquent la cohésion de la communauté villageoise. Pour les autres, le tissage à domicile assure l’indépendance économique des ménages ruraux et les libère de l’influence et du patronage nobiliaire. Après le départ de la noblesse, le tissage à domicile procure des revenus qui compensent son ancien patronage et ses secours.

La présence de deux contextes socio-économiques différents à Voiron et dans l’arrondissement de La Tour-du-Pin , explique les développements divergents que suivent ces deux contrées au milieu du siècle. D’un côté, les négociants en toiles ont su générer un esprit d’entreprise et une atmosphère industrieuse dans la cité de Voiron, favorables à l’émergence d’un groupe de façonniers. L’expérience acquise par les négociants s’est alors transmises aux entrepreneurs à façon, bien que les liens entre eux soient faibles. À l’opposé, l’arrondissement de La Tour-du-Pin se caractérise par un cadre rural très prononcé, marqué par une grande misère, par une surpopulation et par une petite propriété paysanne. Il est encore largement soumis au prestige et à la domination de la noblesse dauphinoise. Enfin, nombreuses sont les chaumières qui pratiquent déjà le travail à domicile, avec la fabrication de toiles de chanvre.

Loin des clichés du « village immobile 3923  » ou, à l’opposé, d’une révolution industrielle brutale et traumatisante, le Bas-Dauphiné connaît une industrialisation douce. En fait, l’industrialisation s’adapte aux contraintes de chaque territoire. Le marché pénètre lentement dans les campagnes. Dès le XVIIIe siècle, une partie de la population est déjà habituée à produire des toiles, achetées par des négociants voironnais et destinées à des clients lointains, dans le Midi, en Espagne ou aux Antilles. Précocement, les paysans du Bas-Dauphiné ont adopté une agriculture commerciale en rapport avec l’industrie textile : d’abord la culture du chanvre, puis celle de l’arbre d’or dans le cadre de la fièvre séricicole, avant de se tourner vers le tabac et les fruits. Le recrutement des ouvriers dans les tissages ruraux reste souvent soumis aux contingences communautaires et villageoises. L’exemple des tissages Mignot et Veyre, à Saint-Bueil , à la fin du XIXe siècle, prouve que les patrons embauchent une partie de leur personnel selon des critères qui ne relèvent des normes économiques. Les traditionnelles rivalités villageoises servent encore de repère et de cadre aux ouvriers pour intégrer telle ou telle usine. Le désencastrement de l’économie à la fin du siècle, tel que Polanyi l’a défini, n’a donc pas eu lieu. Il n’y a pas de révolution industrielle triomphante, bouleversant brusquement les équilibres, mais bien une adaptation de l’industrialisation à son environnement local. Mais le processus d’industrialisation n’est possible qu’en présence d’individus prêts à la servir : à Voiron , nous l’avons vu, les façonniers profitent de l’atmosphère industrieuse de la ville pour émerger. Les façonniers voironnais sont rarement des horsains. Au contraire, dans l’arrondissement de La Tour-du-Pin , la réussite du tissage de soieries repose sur la migration d’une frange de la population en direction de Lyon où se fait l'initiation au tissage (manuel et dispersé !) de soieries. Dans un second temps, on assiste au retour au pays des ouvriers ainsi formés qui prennent en charge l’essaimage des métiers à tisser dans les campagnes, soit comme contremaîtres au service d’un fabricant lyonnais, soit comme entrepreneurs à façon. Ces ouvriers ont grandi dans la nébuleuse toilière des campagnes du Bas-Dauphiné, puis ont découvert un mode de production assez proche à Lyon, avec de petits ateliers et des métiers à bras. Ils sont donc confortés dans leurs croyances en matière d’organisation industrielle et hésitent à investir dans des fabriques. On trouve ici une des explications à l’esprit conservateur et routinier des façonniers de l’arrondissement de La Tour-du-Pin. À Bourgoin -Jallieu , on est en présence d’une troisième voie d’industrialisation avec l’arrivée d’investisseurs et d’ouvriers étrangers à la contrée. L’initiative remonte à la fin de l’Ancien Régime, lorsque la maison Pourtalès charge Charles-Emmanuel Perrégaux de construire une manufacture d’impression à Jallieu. Jusqu’au milieu du Second Empire, les Perrégaux et les Suisses dominent la vie économique locale et imposent leurs conceptions industrielles : une entreprise intégrée, le recours à une main d’œuvre qualifiée étrangère, de lourdes immobilisations de capitaux, une mécanisation poussée…

Jusqu’au milieu du XIXe siècle, les fabricants lyonnais assurent eux-mêmes la diffusion du tissage rural dans les campagnes. Puis, devant la croissance exceptionnelle de la demande, ils choisissent d’utiliser des intermédiaires, des façonniers, souvent formés dans les ateliers lyonnais. Longtemps ignoré, le travail à façon est probablement la forme organisationnelle qui domine dans l’industrie aux XIXe et XXe siècles : il est avéré dans l’industrie textile aussi bien dans la région lyonnaise (rubanerie stéphanoise, moulinage ardéchois, tissage isérois, industrie lainière viennoise), qu’à Elbeuf ou à Fourmies. On le retrouve aussi dans l’industrie automobile et dans le bâtiment. Le tissage à façon comporte de nombreux avantages pour les fabricants de soieries : une grande souplesse de production pour répondre aux brusques commandes, une réelle soumission des façonniers, des efforts et des prestations supplémentaires de leur part pour séduire leurs donneurs d’ordres, des capitaux qui ne sont pas immobilisés dans des usines, des ouvriers recrutés par les façonniers… Les façonniers prennent en charge les tracas quotidiens de la production : à eux de résoudre les difficultés, les fabricants de soieries ne s’intéressant qu’au produit fini. Ils mettent leurs réseaux de relations au service de la Fabrique : les façonniers mobilisent leurs capitaux et ceux de leurs familles, de leurs notaires… La modernisation du matériel leur incombe aussi pour satisfaire les nouvelles exigences de leurs donneurs d’ordres. Ils doivent donc sans cesse améliorer les cadences, respecter les délais et les normes de qualités sous peine de perdre leurs commandes. Les fabricants de soieries se dessaisissent de leurs responsabilités les plus encombrantes pour les faire supporter par d’autres. Les façonniers doivent donc se débrouiller pour les satisfaire au mieux. Certes, à la fin du XIXe siècle, le travail à façon recule, mais il reste encore très présent.

Grâce à des capitaux modestes, les façonniers organisent le tissage des soieries : dans l’arrondissement de La Tour-du-Pin , ils privilégient d’abord le tissage manuel à domicile, puis à partir des années 1870, les métiers à bras sont lentement rassemblés dans des proto-fabriques. Au contraire, dans le Voironnais, les façonniers adoptent précocement le tissage mécanique dans de grands établissements. Ces trajectoires divergentes sont le fruit de cultures patronales différentes, comme nous l’avons vu. Elles s’insèrent dans des contextes locaux opposés. À la fin du XIXe siècle, pourtant, ces oppositions s’estompent avec le processus de mécanisation qui impose des normes productives homogènes. Désormais, le tissage est concentré dans des établissements industriels. Mais cette homogénéisation reste superficielle. Les tissages voironnais ont une taille supérieure à ceux de la nébuleuse soyeuse. Il est probable aussi que l’encastrement de l’économie est plus fort dans les campagnes qu’à Voiron . Les structures du passé n’ont pas disparu. Enfin, la région voironnaise se caractérise par la très forte implantation des fabricants-usiniers qui se sont substitués aux façonniers faillis. Ces remarques montrent que le processus d’industrialisation doit être appréhendé aussi bien dans un temps court (la conjoncture) que dans un temps plus long (les structures). Ces structures ne sont pas figées, mais elles s’adaptent elles aussi aux circonstances.

Les fabricants lyonnais s’entourent d’intermédiaires, recrutés le plus souvent dans les campagnes du Bas-Dauphiné, chargés de placer leurs métiers à tisser ou de conduire un tissage à façon. Ces intermédiaires, ou brokers 3924 (courtier) dans le langage de l’analyse des réseaux, prennent en main la médiation entre de lointains donneurs d’ordres lyonnais, extérieurs à la communauté villageoise, et la main d’œuvre, comme jadis les agents seigneuriaux entre les parlementaires grenoblois et leurs paysans 3925 . Leur présence s’avère indispensable pour contrôler une structure décentralisée. Ces intermédiaires, souvent issus de milieux modestes, apportent aux fabricants de soieries leurs réseaux de relations dans les communautés villageoises du Bas-Dauphiné pour trouver la main d’oeuvre : les fabricants, éloignés géographiquement, s’appuient sur l’adage, « les amis de mes amis, sont mes amis » pour pénétrer les campagnes et organiser l’essaimage de la production. On peut légitimement penser qu’il en est de même avec les petits façonniers 3926 . Le contremaître chargé d’organiser l’essaimage et le façonnier (surtout à la campagne) font figure alors de médiateurs, dotés de compétences techniques, tandis que les façonniers plus importants servent de relais aux fabricants pour défendre leurs intérêts auprès des autorités et des milieux d’affaires locaux.

Le façonnier sollicite aussi ses relations personnelles et professionnelles pour obtenir des fonds, déchargeant ainsi le fabricant de soieries de cette corvée. Par ce moyen, les fabricants de soieries font intervenir des modes de financement et des capitaux qu’ils n’auraient pas pu trouvés sans cet intermédiaire industriel. Le façonnier est alors un rouage essentiel du système mis en place par les fabricants lyonnais. Etonnamment, ces façonniers sont des oubliés de l’histoire économique et sociale : l’historiographie leur a préféré successivement les ouvriers 3927 puis les grands patrons 3928 . Pierre Cayez ne leur consacre que quelques pages 3929 . Assurément, ce ne sont pas des ouvriers, malgré l’origine sociale de certains d’entre eux ou leurs parcours. Mais sont-ils pour autant des patrons ? Eux, en tout cas, semblent le croire. Mais dans la pratique, il leur faut exister et prouver qu’ils sont des patrons à part entière, et non pas de simples exécutants. Pourtant, les maisons de soieries et les entreprises de tissage à façon sont séparées juridiquement. Les fabricants de soieries donnent naissance à un nouveau groupe d’individus, les façonniers, à leur service exclusif, dont l’identité reste à définir et à construire 3930 .

La situation des façonniers reste précaire : à la moindre crise, des entreprises disparaissent. Le statut d’entrepreneur à façon ne fait donc pas que des envieux. Les industriels du papier, du ciment, de la construction mécanique ou de l’électricité ne nouent d’ailleurs aucune relation familiale avec eux avant la Grande Guerre : la fragilité du tissage à façon leur fait craindre, sans doute, une mésalliance. Etant étroitement soumis à des donneurs d’ordres, les façonniers n’apparaissent pas non plus, à leurs yeux, comme de vrais patrons. L’autorité des fabricants de soieries est largement connue et reconnue. Dans la profession, une minorité parvient réellement à s’imposer : les Diederichs, les Couturier, les Michal-Ladichère, les Brunet-Lecomte ou encore les Martin possèdent des entreprises ayant une taille critique suffisante pour intégrer le grand patronat lyonnais et grenoblois. Cependant, la consultation d’annuaires financiers atteste de leur faible insertion dans les milieux d’affaires du Sud-est, alors que leurs entreprises ont chacune plus de cinquante ans d’existence 3931 . Leur réussite est donc surtout apparente. Les petits façonniers éprouvent une grande difficulté à pérenniser et à transmettre leur affaire. Ils peinent pour économiser quelques milliers de francs au terme de toute une vie de travail. Ce maigre capital ne suffit pas à financer la modernisation des ateliers. Les façonniers s’imposent comme les nouveaux notables locaux : leur position sociale et leur fortune leur permettent de se démarquer des masses rurales. Ils en viennent, parfois, à se substituer aux anciennes familles aristocratiques, tant leur influence est grande.

Derrière ce semblant de fragilité et de faiblesse, les façonniers ont néanmoins quelques atouts pour faire valoir leurs intérêts : employant une large partie de la population, ils obtiennent une certaine écoute auprès des autorités locales. En période de commissions abondantes, ils sont en mesure de négocier des tarifs avantageux (mais souvent temporaires !). Les façonniers les plus importants avancent même des fonds aux fabricants de soieries et tous leur accordent des conditions de paiement très avantageuses. Mais ils ne parviennent pas à s’unir et à former un bloc solidaire devant les prétentions des fabricants. Ceux-ci savent très bien faire jouer la concurrence entre façonniers pour obtenir les meilleures conditions possibles.

L’émergence de la firme moderne n’est pas un processus linéaire comme les économistes semblent le penser. Au début du XXe siècle, quelques importantes maisons de soieries méritent d’être considérées comme de véritables firmes, la majorité conservant des structures commerciales proches de celles utilisées un siècle auparavant. Au sein de la Fabrique lyonnaise, le travail à façon, en particulier dans le tissage, reste la forme dominante. Se pose alors la question des frontières de la firme. Elles sont fluctuantes dans le temps, au gré de la conjoncture et des circonstances. L’économiste américain Williamson voit dans l’intégration un moyen de limiter l’opportunisme des fournisseurs envers la firme. Dans le cas de la Fabrique lyonnaise de soieries, on relève plutôt des problèmes d’autorité entre les donneurs d’ordres et leurs fournisseurs. Par exemple, Paillet , à Nivolas , reçoit en permanence des plaintes pour l’irrégularité de ses livraisons et les défauts de fabrication. Mais il est difficile de parler d’opportunisme. Il s’agit d’une relation habituelle entre le donneur d’ordres qui cherche à rappeler régulièrement son autorité, et le façonnier qui tente d’exister. Cela ressemble presque à un jeu, même si ce dernier mot semble peu approprié. Chandler aborde la question de l’intégration et de la quasi-intégration avec un autre regard. Pour lui, l’intégration est la réponse à la coordination entre la production de masse et la distribution de masse, avec comme élément central, une innovation technologique (comme dans le cas du fabricant de cigarette Duke). Or, le passage du métier manuel au métier mécanique dans le dernier tiers du XIXe siècle, ne se traduit pas par la disparition de la quasi-intégration au profit de l’intégration verticale, chère à Chandler. Au mieux, on a relevé un léger repli du tissage à façon dans le Bas-Dauphiné, mais il représente encore 60% de l’outillage mécanique au début du XXe siècle, pour les deux tiers quelques années auparavant. L’introduction de la teinture en pièces et le recours massif à la mécanisation pour produire des étoffes mélangées font entrer le tissage de soieries – et par conséquent l’industrie du luxe et du demi-luxe – dans l’ère de la production de masse (expression qu’il convient de nuancer ici). Les tisseurs fabriquent désormais des métrages importants de soieries écrues, stockées, avant d’être imprimées selon les goûts de la mode. Les maisons de soieries de second ordre continuent néanmoins à commander des séries limitées : la maison N. Balley & Cie confie régulièrement des commissions à Paillet à réaliser sur seulement deux métiers à tisser. Tant qu’ils conservent leur suprématie sur les marchés internationaux, les fabricants lyonnais n’ont pas de raison de modifier une organisation qui a largement fait ses preuves. Elle a démontré son efficacité pour abattre la concurrence anglaise, précocement mécanisée et concentrée. Au début du XXe siècle, la Fabrique lyonnaise a su préserver une partie de son aura auprès de ses rivaux européens. Elle bénéficie toujours d’une supériorité artistique, tandis que son outillage mécanisé est le plus performant et le plus puissant du continent. Pourtant, la structure organisationnelle lyonnaise commence à trouver ses limites : les fabricants lyonnais ont fait le choix depuis longtemps de limiter leurs investissements et leurs immobilisations. Partisans d’une industrialisation économe, ils gardent encore des mentalités de négociants, prenant le risque de se faire dépasser. Cet état d’esprit se propage partiellement chez leurs façonniers qui investissent irrégulièrement dans du matériel plus performant. Le métier automatique ne se diffuse en Bas-Dauphiné seulement à partir de la fin des années 1920, une trentaine d’années après sa mise au point. Un constructeur de métiers à tisser comme Diederichs, a développé son premier métier automatique quelques années avant la Grande Guerre, mais les exploitants d’usines refusent d’en acheter, poussant Diederichs à en arrêter la fabrication. Les Italiens se sont imposés dans la filature et le moulinage. D’ailleurs, la Condition des Soies de Milan surpasse celle de Lyon à partir des années 1890. Les Américains suivent une stratégie radicalement opposée à celle des Lyonnais : ils mécanisent à outrance et concentrent leur main d’œuvre dans de vastes usines. Le protectionnisme douanier les protège de la concurrence lyonnaise. En Extrême-Orient, Les Japonais commencent, eux aussi, à faire figure de rivaux dangereux pour les fabricants lyonnais.

L’innovation, élément moteur dans la formation de la firme, a au contraire maintenu la structure organisationnelle déconcentrée de la Fabrique lyonnaise. Les fabricants lyonnais n’ont pas manifesté un grand enthousiasme pour élargir leurs compétences en amont et en aval. Quelques maisons, comme L. Permezel & Cie ou les Petits-fils de C.-J. Bonnet ont poussé l’intégration plus loin, avec le tissage, l’impression ou la teinture, la commercialisation avec la création d’agence. Pour financer la mécanisation, les fabricants ont préféré faire appel à leurs façonniers qui ont été mis à contribution.

La quasi-intégration offre aux fabricants des avantages indéniables. D’un point de vue pratique, la quasi-intégration suppose une division du travail. Chaque intervenant ayant une mission précise à remplir dans le processus de fabrication, il concentre ses moyens financiers sur une seule tâche. Ainsi, les façonniers versent leur contribution à la mécanisation du tissage, déchargeant partiellement les fabricants de soieries de ce fardeau.

Jusqu’au début du XIXe siècle, le Bas-Dauphiné est intégré à l’espace économique et social de Grenoble : la nébuleuse toilière dépend des ressources financières de la maison Perier et des peigneurs de chanvre grenoblois. Les paysans restent encore étroitement soumis à la noblesse dauphinoise qui réside une partie de l’année dans la capitale provinciale. L’éclatement du Dauphiné et le retrait temporaire de la noblesse sous la Révolution distendent les liens entre le Bas-Dauphiné et Grenoble. Les rivalités s’exacerbent au moment de la création du département, entre la partie ouest, autour de Vienne, et la partie est autour de Grenoble. La pénétration du tissage de soieries dans le département de l’Isère détourne le Bas-Dauphiné de l’influence grenobloise, d’autant qu’à la même époque, les industries grenobloises végètent. Le renouveau économique du chef-lieu départemental s’amorce seulement sous le Second Empire avec la ganterie, puis à la fin du siècle avec la construction mécanique, le ciment et l’électricité. Les flux migratoires confirment la coupure du département en deux espaces économiques distincts. Les habitants du Bas-Dauphiné se dirigent surtout en direction de la puissante métropole lyonnaise, poursuivant une tradition établie depuis longtemps. À la fin du XIXe siècle, l’arrondissement de La Tour du Pin a définitivement basculé hors de l’aire d’influence économique grenobloise, ce dont prend acte Clémentel lorsqu’il projette en 1917 de créer des régions économiques 3932 . Les cartes des propriétés rurales appartenant à des Lyonnais l’attestent 3933 .

La crise des années 1930, comme celle des années 1880, provoque une nouvelle vague de faillites : Diederichs Soieries à Lyon , Béridot à Voiron , Anselme & Cie à La Tour-du-Pin , Carrier à Saint-André-le-Gaz , le tissage Debar à La Grive sont liquidés, dissouts, ou doivent sévèrement se restructurer pour survivre. Déjà, la Grande Guerre avait laissé exsangue certaines entreprises qui, pourtant, semblaient jusque là solides. En 1921, l’entreprise des frères Anselme , à La Tour-du-Pin n’emploie plus que soixante-sept métiers à tisser. Au lendemain de la Grande Guerre, une nouvelle phase de croissance s’ouvre pour l’industrie de la soie en Bas-Dauphiné : à la fin des années 1920, plus de trois cent cinquante tissages fonctionnent dans près du quart des communes du département. Pendant les années 1920, le Bas-Dauphiné connaît une nouvelle phase d’expansion du tissage rural rendue possible grâce à l’électrification des campagnes. Des tissages de taille modeste, dix ou vingt métiers mécaniques, parfois moins, se montent rapidement. La crise économique pendant la décennie suivante entraîne un reflux sévère du tissage de soieries.

Quant à la sériciculture iséroise, le déclin se poursuit avec une production de seulement quatre-vingt-quatorze mille kilogrammes de cocons récoltés en 1927, soit à peine 2,5% de la production nationale. L’Isère n’est plus que le septième département producteur de soie derrière le Gard, l’Ardèche, la Drôme, le Vaucluse, le Var et les Basses-Alpes. Seulement deux mille trois cent quarante-cinq personnes déclarent encore pratiquer la sériciculture, dont à peine trois cent trente dans l’arrondissement de La Tour-du-Pin . Le formidable essor de la soie artificielle a eu définitivement raison de la sériciculture 3934 .

D’un point de vue méthodologique, cette étude a permis de montrer les limites de certaines approches. Tout d’abord, même si une histoire nominative et qualitative reste préférable à la seule histoire quantitative, l’absence de certaines sources privées (en particuliers les correspondances des fabricants et des façonniers) ne permet pas de sonder l’état d’esprit des acteurs. Ensuite, la prosopographie est difficilement transposable à tous les groupes sociaux, surtout pour des raisons de sources, encore une fois : la dimension biographique n’est alors pas aisée à conduire. Enfin, nous avons tenté de donner une autre finalité à l’approche réticulaire : beaucoup de travaux utilisent les réseaux pour expliquer les réussites, les succès ou la suprématie d’un groupe et d’individus. Or, les réseaux sont aussi responsables d’échecs individuels ou de mauvais choix stratégiques : l’exemple des négociants voironnais (avec les Perier), celui de l’industrie cotonnière (autour de Fritz Perrégaux ) et celui de Louis Diederichs , prouvent que les réseaux de certains acteurs n’ont pas donné les résultats escomptés, malgré leur importance. Ces réseaux ont pu être mal ou insuffisamment exploités.

Notes
3922.

DEYON (P.), 1979.

3923.

BOUCHARD (G.), 1972.

3924.

KETTERING (S.), 1986, pp. 3-11. La relation fabricants/façonniers/ouvriers n’est pas une relation de clientélisme ou de patronage telle que Kettering l’a définie dans son livre.

3925.

Voir la comparaison stimulante offerte, dans un autre contexte, par WINDLER (C.), 1998, pp. 148 et sq.

3926.

Voir BOISSEVAIN (J.), 1974, pp. 147-148, cité par WINDLER (C.), 1998, p. 150.

3927.

BENSOUSSAN (B.) et POMMIER (H.), 1991, BEZUCHA (R. J.), 1974, CHATELAIN (A.), 1970, GAUTIER (A.), 1983, GAUTIER (A.), 1984, GAUTIER (A.), 1996, LEQUIN (Y.), 1977, SHERIDAN (G. J.), 1988, RATTO (M.) et GAUTIER (A.), 1983.

3928.

CAYEZ (P.), 1977, CHASSAGNE (S.), 2000, CHAUVEAU (S.), 1991, VERNUS (P.), 2006.

3929.

CAYEZ (P.), 1980, pp. 68-69.

3930.

Sur un groupe social en gestation, voir THOMPSON (E. P.), 1988, pp. 13, 771, BOLTANSKI (L.), 1982.

3931.

Annuaire des valeurs régionales publié par la Banque du Dauphiné, 1919-1920, Grenoble, Imprimerie Joseph Allier, 1920-1921.

3932.

Dans son projet, Clémentel soustrait les arrondissements de Vienne et de La Tour du Pin de la région économique de Grenoble. Mais, les arrêtés ministériels de 1919, les intègrent dans la région économique des Alpes françaises.

3933.

LEON (P.), 1974, pp. 256-257.

3934.

MOREAU (J.), 1927, CLERGET (P.), 1929 et JOUANNY (J.), 1931.