Chapitre 1 . Analyse des coûts du secteur par la théorie de la réglementation

En Province, la responsabilité des transports collectifs urbains (TCU) revient à des autorités organisatrices (AO) émanant de chaque agglomération. Les collectivités font généralement appel à un partenaire privé pour fournir le service 20 . Le cas majoritaire est celui d’une délégation de l’exploitation à une seule entreprise. Le service s’y opère dans le cadre d’un contrat spécifiant la rémunération de l’exploitant et un cahier des charges relativement précis sur le niveau de service requis (arrêts, amplitudes horaires, fréquences…).

Après avoir emporté l’appel d’offres, l’exploitant est en situation de monopole local pour toute la durée du contrat 21 . Cette structure de marché est potentiellement le lieu d’un rapport de force entre les prestataires de service et la sphère politique locale pour deux raisons principales. D’une part, les procédures d’appel d’offres sont imparfaites, comme en atteste les récentes décisions du Conseil de la Concurrence sanctionnant les entreprises du secteur 22 . D’autre part, les impératifs liés aux mandats politiques municipaux peuvent être en contradiction avec une optimisation des systèmes de transports à long terme. C’est ce second point qui nous préoccupe plus particulièrement et que nous étudierons, à partir des fondements théoriques que nous enseigne la théorie de la réglementation et en particulier la théorie de la capture et des groupes d’intérêt.

La théorie de la capture de la réglementation a été initiée par Huntington (1953) et Bernstein (1955), puis explicitée par Stigler (1971, 1975) et Peltzman (1976). C’est une théorie positive qui analyse la réglementation comme le fruit des relations entre les entreprises et le législateur. On y définit la capture comme un avantage pour les grandes entreprises en termes de pouvoir sur la réglementation. Cette théorie suspecte les entreprises des secteurs réglementés de bénéficier de la complaisance des décideurs politiques, au détriment de l’intérêt général. Dans ces modélisations, les élus acceptent ou produisent des règles dans l’intérêt des entreprises, notamment pour limiter la concurrence. Ils agissent ainsi, contre l’intérêt collectif, parce qu’ils cherchent à être réélus ou à trouver un emploi de reconversion. De leur coté, les groupes de taille importante ont un coût marginal de l’action politique relativement faible, et un bénéfice marginal élevé.

Ce modèle théorique est par définition caricatural et la réalité complexe. Toutefois, cette lecture est une clé qui peut s’avérer puissante pour comprendre certains dysfonctionnements. Les ingrédients de base (rapport de force orientant la réglementation) sont souvent réunis dans les industries de services publics en réseau (utilities).

La réglementation du transport collectif urbain se fait à deux niveaux. Les textes nationaux fixent le cadre d’action à l’intérieur duquel les élus locaux organisent eux-mêmes les transports en ville.

Au niveau local, l’un des objectifs des procédures d’appel d’offres et des contrats de délégation est théoriquement d’orienter le comportement des opérateurs dans le sens de l’intérêt général. Les entreprises sont mises en concurrence à chaque appel d’offres. Il y a bien sûr, à ce niveau, les risques d’une manipulation des procédures ayant pour objectif de limiter la concurrence. En effet, les exploitants sont bien plus que des concurrents, ce sont aussi des partenaires parfois en position de collaboration 23 . Toutefois, nous n’aborderons pas ces cas de figure auxquels les juges sont sensibilisés 24 . Par ailleurs, les relations AO-exploitant ne sont pas celles qui existent classiquement entre un donneur d’ordre public et un simple sous-traitant. La coopération entre l’AO et son exploitant est un facteur clés de succès pour le transport collectif, en particulier pour que l’offre de transport s’adapte à l’espace urbain.

Au niveau national, la loi à l’origine du fonctionnement actuel du secteur est la LOTI 25 . La réglementation issue de la LOTI est relativement stable depuis 25 ans. Cette stabilité n’est, a priori, pas de nature à laisser place à des processus de capture. Toutefois, les transports collectifs urbains sont une branche où le terme « profession » a un réel contenu. Les entreprises sont organisées autour de trois grands groupes 26 . Les liens sont étroits au sein de l’UTP 27 et avec les partenaires publics (GART 28 , Ministère des Transports…) du fait des enjeux collectifs liés au transport en ville : Dynamisme économique, réduction des inégalités, congestion automobile, environnement… Les collaborations qui unissent les acteurs du secteur sont plus importantes que dans d’autres domaines.

Pour chercher les défauts d’une réglementation, Stigler (1975) nous apprend qu’il est fondamental d’observer les gains et les pertes qui lui sont associés. Il affirme aussi que la validation de sa théorie de la réglementation réside dans ce type d’évaluation empirique 29 . L’enjeu est donc de savoir mesurer les bénéfices et les coûts introduits par une réglementation.

Toutefois, comme le faisait remarquer Hicks (1935), le bénéfice principal d’une situation de monopole est souvent la « tranquillité » 30 . La « tranquillité » peut tout à fait être un objectif recherché par les entreprises exploitantes lorsqu’elles signent un contrat de délégation. Mais en poursuivant ce but, l’entreprise peut avoir des profits comptables « raisonnables », et donc peu visible.

Le dysfonctionnement que nous allons traiter est lié à une catégorie particulière d’acteurs  : les salariés des entreprises exploitantes. Les salariés sont une partie prenante importante des sociétés exploitantes, qui sont avant tout des prestataires de service faiblement dotés en capital 31 . La masse salariale représente environ 60% des charges d’exploitation.

Les salariés appartiennent à des entreprises différentes mais ont des intérêts communs défendus par les organisations syndicales de la branche. L’hypothèse que nous allons tester est celle de l’utilisation par les salariés de leurs positions de force locales pour augmenter collectivement leur rémunération. L’influence de ce groupe d’intérêt se porte principalement sur un élément très particulier de la réglementation : la Convention Collective Nationale 32 (CCN) associée à la branche des réseaux de transport collectifs urbains. Nous montrerons que les entreprises bénéficient de clauses dans les contrats de délégation qui les protègent contre les augmentations salariales imposées par la CCN. Le seul perdant est le contribuable.

Du point de vue théorique, l’analyse de ce dysfonctionnement réunit bien les deux ingrédients de la capture : un support réglementaire (contrats de délégation et Convention Collective) et un petit nombre d’acteurs (élus, entreprises et salariés) capables de tirer profit du manque d’information de la population. Pour autant, il ne s’agit pas du cas standard, le gain principal n’étant pas la protection du producteur. En l’occurrence, le gain est principalement celui des salariés, ce qui est un problème traité empiriquement dans la littérature pour d’autres secteurs réglementés (Hendricks 1975, Hendricks 1977, Rose 1987, Black & Strahan 2001). Cela dit, la « tranquillité » constitue un gain pour l’entreprise qui peut limiter ses pertes et les mécontentements des salariés en leur donnant satisfaction.

La première section permettra de revenir sur les fondements et la logique de la théorie de la réglementation. Ensuite, nous chercherons à identifier, dans le cas particulier du secteur des transports collectifs urbains, les dysfonctionnements qui permettent aux entreprises et aux salariés d’orienter la réglementation (§1.2). Il s’agira enfin de montrer empiriquement les preuves du dysfonctionnement mis en évidence précédemment, en particulier les bénéfices retirés par les salariés (§1.3). Et nous conclurons sur le probable dommage subi par la collectivité en se replaçant dans le contexte actuel de crise du financement des transports collectifs urbains.

Notes
20.

Les opérateurs sont rarement des régies : 7% à 10% des cas en 2002 (CERTU 2003).

21.

Moyenne 8 ans et médiane 7,5 ans en 2002 (CERTU 2003).

22.

Décision du Conseil de la Concurrence n°05-D-38 du 5 juillet 2005 relative à des pratiques mises en œuvre sur le marché du transport public urbain de voyageurs.

23.

Les excès ont été sanctionnés par le Conseil de la Concurrence. Mais ces collaborations sont bien souvent légales. Un exemple classique pour montrer les liens qui unissent les exploitants est celui du transfert des personnels suite à un appel d’offres. Lorsque le réseau « change de mains », le nouvel exploitant est tenu de reprendre les anciens contrats de travail.

24.

La loi n°93-122 du 29 janvier 1993 dite « loi Sapin » s’est attelée à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques.

25.

Loi d’Orientation des Transports Intérieurs, n°82-1153, 30 décembre 1982.

26.

Keolis, Transdev et Connex exploitent les deux tiers des réseaux et la quasi-totalité des grands réseaux.

27.

L’Union des Transports Publics est le syndicat professionnel des entreprises de transport urbain de voyageurs.

28.

Association d’élus locaux regroupant les autorités organisatrices de transport

29.

« It is of course true that the theory [of economic regulation] would be contradicted if, for a given regulatory policy, we found the group with larger benefits and lower costs of political action being dominated by another group with lesser benefits and higher costs of political action. » (Stigler 1975, p.140)

30.

« The best of all monopoly profits is a quite life » (Hicks 1935)

31.

Les voies de circulation sont la propriété de l’agglomération. Elles sont dans un petit nombre de cas gérés par un contrat de concession (tramway de Strasbourg par exemple). Les matériels roulants (bus…) sont la plupart du temps directement la propriété de l’Autorité Organisatrice. Ils sont parfois placés sous la responsabilité de l’exploitant durant la durée du contrat de délégation. A cela, il faut ajouter que lorsque l’exploitant est une Société d’Economie Mixte (20% des cas), les capitaux des exploitants représentent rarement plus de 30% du capital social de la SEM.

32.

Convention Collective Nationale des réseaux de transports publics urbains de voyageurs datée du 11 avril 1986.