1.1.1 Les critiques fondatrices de la théorie de la réglementation

1.1.1.1 La critique de l’économie publique

Deux théories expliquant la réglementation (cf. Encadré 2) peuvent être distinguées (Posner 1974) :

  1. La vision traditionnelle de l’économie publique (public interest theory of regulation), qui offre une réponse normative à la demande collective de correction des pratiques marchandes inefficacesAu sens traditionnel de la maximisation du surplus collectif ou inéquitables.
  2. La théorie de la réglementation (economic theory of regulation) ou théorie de la capture, qui analyse la réglementation comme une réponse à la demande de groupes d’intérêtL’idée d’une « capture de la réglementation » n’est pas uniquement applicable aux firmes réglementées. L’analyse de la capture a été rapidement élargie à l’ensemble des groupes défendant des intérêts privés, et un grand nombre de processus de régulation. maximisant la satisfaction de leurs membres.

La question de la domination théorique reste encore aujourd’hui posée (Priest 1993). Aucune démonstration définitive n’a permis de savoir laquelle de ces deux théories explique le mieux l’existence des nombreuses réglementations.

Encadré 2 : Regulation, réglementation et régulation
L’anglicisme « régulation », en lieu et place du terme « regulation », est une approximation particulièrement gênante lorsqu’il s’agit d’analyser l’intervention publique dans les industries 35 de réseau. En toute rigueur, dans le contexte des services publics en réseau, la véritable traduction de « regulation » est « réglementation ». La régulation, en langue française, a un sens plus large qui inclut de nombreuses formes d’intervention publique très nettement distinctes de la réglementation : control, monitoring, enforcement... Or ces activités complémentaires sont extrêmement présentes et déterminantes dans les secteurs d’entreprises de réseau.
Par ailleurs, un second point de définition (nettement moins important) peut être à l’origine de quelques confusions. En effet, certains considèrent que la régulation ne concerne que l’interprétation et la mise en œuvre de la réglementation : règlement des conflits, collecte et traitement de l’information, lancement des appels d’offres... Autrement dit, dans un sens strict, la régulation n’inclut pas la réglementation. Cette conception a l’avantage d’être cohérente avec la distinction institutionnelle entre réglementeur (souvent le législateur) et régulateur (souvent une autorité indépendante), et de correspondre à une certaine réalité temporelle : à long terme la réglementation et à court terme la régulation. Mais cette restriction du terme régulation n’est pas sans poser quelques difficultés. Typiquement, les décisions de justice sont par nature de la régulation au sens strict, or certaines jurisprudences produisent aussi de la réglementation. La frontière n’étant pas étanche, nous utiliserons le terme régulation au sens large, sens qui inclut la réglementation (regulation en anglais).

Dans l’économie publique traditionnelle, le rôle normatif de la réglementation est de corriger les défaillances de marché pouvant nuire à la réalisation d’une tarification au coût marginal (social de long terme). Certains marchés sont fragiles et capables d’engendrer des situations sous-optimales s’ils ne sont pas réglementés. Chaque disposition réglementaire y est expliquée par l’existence d’une défaillance de marché (externalité, bien public et/ou monopole naturel).

En particulier, les réglementeurs se doivent de prévenir l’exploitation privée du pouvoir de marché inhérent aux situations de monopole naturel 36 . Pour l’économie publique traditionnelle, le monopole public est l’horizon indépassable d’une optimisation des marchés en monopole naturel. En effet, le monopole public est, par définition, doté de dirigeants bienveillants qui œuvrent dans l’intérêt général. Et comme le remarque Posner (1974), l’économie publique traditionnelle considère généralement qu’il est possible de mettre en œuvre des instruments fiables et sans coûts pour orienter le marché de manière effective.

En pratique, les pays approximent le concept de monopole public par un monopole d’État (hypothèse d’un directeur bienveillant) ou par une entreprise de droit privé « bien régulée » (hypothèse d’un réglementeur et d’un régulateur bienveillants). La critique de Posner (1974) et la possibilité pratique de constituer des monopoles publics sont deux postulats fondamentaux dans la construction théorique de l’économie publique traditionnelle. Mais pour trancher la validité de ces hypothèses de modélisation, savoir si elles simplifient abusivement la réalité ou non, l’impact des réglementations doit être testé.

A partir des années 1960, de nombreuses études empiriques 37 amènent à nuancer la cohérence des réglementations mises en œuvre par les États. Dans leur article pionnier, Stigler & Friedland (1962) ont utilisé la mise en place à différentes dates (selon les États) des State regulatory commissions de l’électricité entre 1907 et 1937, pour ségréguer les données entre les périodes de pré-réglementation et de post-réglementation. Ils régressent la recette par kWh en fonction du coût, des revenus, de l’urbanisation et de l’existence d’une réglementation. Stigler & Friedland observent et concluent que la réglementation (rate-of-return regulation dans ce cas) n’a pas d’impact 38 sur les prix de l’électricité, sur le niveau de discrimination tarifaire et sur le profit des entreprises. Pour justifier l’absence de résultats de la réglementation, Stigler & Friedland (1962) insistent sur le fait qu’une concurrence de long terme existe « naturellement ». Les clients des électriciens peuvent être amenés à recourir à une énergie alternative ou à se déplacer vers un autre État pour changer de fournisseur (il n’y a pas de monopole fédéral).

En tout état de cause, si la réglementation de la tarification ne permet pas de réduire les prix de l’électricité, on peut légitimement se demander, comme le fait Demsetz (1968), « Why regulate utilities ? »

Parallèlement aux études empiriques montrant les limites de l’économie publique traditionnelle 39 , un certain nombre de travaux 40 ont eu pour objectif d’identifier les attentes et les effets de la réglementation. En particulier, les articles de Stigler (1971) et de Posner (1974) apportent les principaux fondements théoriques.

Stigler (1971) s’intéresse aux processus permettant à certains sous-groupes de la population (interest groups) d’orienter la réglementation et de modifier ainsi l’allocation des ressources (en leur faveur). Son problème est d’identifier quand et pourquoi un groupe d’acteurs aux intérêts convergents est capable de tirer profit du pouvoir coercitif de l’État, ou symétriquement pourquoi l’État contribue à la réalisation d’objectifs qui lui sont étrangers. En particulier, il cherche à expliquer qui sont les contributeurs et les bénéficiaires de la réglementation.

Notes
35.

« Industrie de réseau » est aussi un anglicisme qui signifie « secteur des entreprises de réseau ». Il s’agit des entreprises dont l’activité est dépendante d’un réseau particulier (souvent physique) : télécommunications, électricité, ferroviaire, eau… Il ne s’agit pas des entreprises « en réseau ».

36.

La question du monopole naturel occupe une place centrale en économie publique, notamment à cette époque. « The natural monopoly case is viewed as the prototypical context for government regulation » (p. 296, Priest 1993). Le monopole est perçu comme la principale barrière à une tarification au coût marginal, les externalités ne préoccupent significativement les théoriciens de la réglementation que plus récemment (Peltzman 1993).

37.

Pour une revue des premières analyses empirique, voir Jordan (1972) et pour une revue des estimations empiriques des effets de la réglementation, voir Joskow et Rose (1989)

38.

Peltzman (1993) montre que l’estimation de Stigler & Friedland (1962) est entachée de plusieurs erreurs. Dans les résultats corrigés qu’il produit, l’impact de la réglementation est beaucoup plus important (prix nettement plus faibles et quantités consommées plus élevées), mais les coefficients estimés sont toujours statistiquement non significatifs. Il en conclut qu’il est pour le moins ironique que l’étude qui en a motivées tant d’autres possède des résultats discutables : « Had the result [of Stigler and Friedland] merely confirmed the conventional wisdom, economists might have less eager to pursue the effets of regulation » (p. 820 Peltzman 1993)

39.

A la suite de Stigler & Friedland (1962)

40.

Parus notamment dans le Journal of Law and Economics(p.297, Priest 1993).