1.1.1.2 La critique des mécanismes démocratiques

Dans l’idéal normatif, la réglementation protège les consommateurs en limitant le pouvoir économique de certaines firmes dont l’activité a des conséquences importantes sur l’intérêt du public. Mais Jordan (1972) remarque que ce sont généralement les mêmes propriétés qui sont recherchées par la promotion d’une structure de marché concurrentielle :

  1. réduire les prix jusqu’aux coûts marginaux
  2. prévenir la discrimination tarifaireDéfinie au sens large comme la vente de biens ou services similaires à des prix différents.
  3. améliorer la qualité de service (à prix donnés)
  4. encourager l’entrée sur le marché de firmes produisant à moindre coût
  5. encourager l’entrée sur le marché de firmes qui offrent des combinaisons prix/production préférées par les consommateurs
  6. limiter le taux de rendement du capital à celui qui est « exigé » par le marché.

La théorie de la réglementation propose fondamentalement de reconsidérer le marché en tant qu’alternative à l’intervention de l’État, d’inclure les défaillances de la démocratie dans l’évaluation des mécanismes permettant d’atteindre au mieux les objectifs précédents.

A l’origine de cette remise en cause, certains auteurs, comme Gary Becker (1958), contestent l’hypothèse d’une démocratie idéale 42 , qu’ils considèrent comme aussi éloignée de la réalité que le modèle de concurrence pure et parfaite. Dans un système où il existe un marché idéal et une démocratie idéale, le même équilibre (le meilleur) peut théoriquement être produit par l’un ou l’autre des systèmes. Mais si les marchés sont loin d’être parfaits, le système politique est aussi loin d’être idéal 43 .

Pour arriver à cette conclusion, Becker (1958) va très loin. Il compare les partis politiques à des entreprises qui veulent être choisis par leurs consommateurs (électeurs) pour maximiser leur profit (revenu, prestige ou pouvoir). Selon lui, les deux types d’institutions alternatives (marché ou démocratie) peuvent poursuivre des buts altruistes (aider leurs consommateurs ou agir pour son pays), mais aucun n’y est plus disposé que l’autre.

Posner (1974) nuance ce point de vue radical, et semble accepter l’idée que l’intérêt personnel a un caractère intrinsèquement plus étroit dans le cas du marché. Les comportements basés sur l’altruisme ou les principes moraux sont probablement plus courant lors des votes démocratiques. Pour autant, il critique très nettement la modélisation (ou plutôt la non-modélisation) des processus politiques dans l’économie publique traditionnelle.

En effet, une sérieuse incomplétude théorique de cette théorie est le manque « de lien ou de mécanisme qui permet de transférer la perception de l’intérêt collectif en acte législatif » (p.340, Posner 1974). A l’inverse, la théorie des marchés explique comment, lorsque chacun poursuit son intérêt personnel en échangeant, les marchés conduisent à une allocation efficace des ressources. Pour Posner, il n’existe pas d’équivalent en économie publique, permettant d’identifier comment la perception collective de ce qui maximise le bien-être est transformé en action législative ou réglementaire. Et le théorème d’impossibilité d’agrégation des préférences individuelles en préférences collectives de Arrow (1951) nous démontre pourquoi. Un électeur peut tout à fait voter pour une politique qui lui est personnellement profitable, et non pour celle qui maximise l’intérêt collectif 44 .

Becker pense que les monopoles et autres imperfections sont au moins aussi importantes dans le système politique que dans un système marchand. Et si cette proposition est vraie, il convient de s’interroger sur les justifications de l’intervention publique pour réguler les marchés et en particulier pour régler le problème du monopole. A ce titre, la proposition économique soutenant qu’il est toujours souhaitable de nationaliser un monopole lorsqu’il est en position de monopole naturel est tout à fait contestable.

Comme le suggère Becker (1958), la nationalisation n’est une solution aux défaillances de marché que si l’on suppose que c’est un système démocratique parfait qui va remplacer les marchés imparfaits. Mais en acceptant l’hypothèse de défaillances dans le système politique 45 , une évaluation est nécessaire pour arbitrer entre les deux second bests.

Stigler applique à la réglementation des industries de réseau (public utilities) l’hypothèse de la maximisation de l’utilité politique, inspirée de la littérature sur le choix public (Buchanan & Tullock 1962). A ce titre, l’école de Chicago a publié de nombreux travaux critiquant l’économie publique traditionnelle 46 .

Notes
42.

Définie de la même manière que Schumpeter (1954) : « an institutional arrangement for arriving at political decisions in which individuals endeavor to acquire political office through perfectly free competition for the votes of a broadly based electorate »

43.

« Democracy is the worst form of government, with the exception of all others » Winston Churchill

44.

On pourrait ajouter que dans un système politique très polarisé et de choix global, les élus peuvent profiter de leur position pour imposer leur propre conception de l’intérêt collectif.

45.

Becker (1958) prend l’exemple des minorités, qui n’ont pas de représentation politique dans un système majoritaire, alors que le marché leur offre la possibilité de s’exprimer « proportionnellement à leur productivité ».

46.

Voir par exemple Demsetz (1969) qui discute de manière très critique les travaux d’Arrow mettant en avant les limites du marché pour allouer efficacement les ressources finançant l’innovation. « It is one thing to suggest that wealth will increase with the removal of legal monopoly. It is quite another to suggest that indivisibilities and moral hazards should be handled through nonmarket arrangements. » (p.19-20)