2.1.3.1 La performance des entreprises exploitantes n’est pas suffisante pour mesurer la performance du service public

En se basant sur un certain nombre de ratios, l'analyse financière permet de caractériser le comportement et la situation d'une entreprise privée. C’est très souvent la seule perspective disponible sur un secteur donné. Lorsqu’il s’agit par exemple d’analyser le secteur aérien ou ferroviaire, nombreux sont les commentateurs qui réduiront leur analyse à celle de la situation comptable des entreprises du secteur (typiquement Air France et la SNCF). On y présentera les fondamentaux du diagnostic financier : solvabilité, liquidité, excédent brut d’exploitation (EBE), bénéfice par action, création de valeur… Ces indicateurs ne sont pas dépourvus de limites 106 , mais seraient relativement suffisants pour une mesure de la « fair 107 value » des entreprises de transport public. 

Les critères purement financiers restent toutefois insuffisants pour saisir la performance du service de transport collectif urbain dans sa globalité. L’économiste ne peut s’en satisfaire pour qualifier l’allocation des ressources, dans un secteur où l’intervention publique poursuit d’autres objectifs que le bon fonctionnement du marché. La performance économique du secteur ne peut pas se réduire à la mesure de la profitabilité et à la pérennité des firmes.

En effet, dans le cas des réseaux de transports collectifs urbains, il n’est pas possible de faire reposer l’analyse de l’allocation des ressources sur les théorèmes de l’économie du bien-être. Les hypothèses nécessaires à la véracité de ces théorèmes ne sont pas réunies. La plupart des axiomes du modèle de concurrence pure et parfaite sont loin d’approximer la réalité du secteur. On ne peut donc pas supposer que l’allocation optimale des ressources est assurée par l’équilibre de marché, comme c’est le cas sur les marchés de biens standards. Il n’est pas possible de remplacer l’analyse « détaillée » de l’allocation des ressources par la seule vérification de l’existence d’une concurrence effective.

En particulier, l’équilibre de marché issu de la confrontation de l’offre et de la demande est en partie « artificiel » : l’offre n’est pas libre, elle est définie par les autorités organisatrices. Dans les transports collectifs urbains, les ressources publiques sont allouées en fonction des missions de service public 108 commandées, qui orientent l’activité par leurs volumineux cahiers des charges 109 . Or cette intervention accroît l’écart entre la situation du secteur et la représentation simplifiée du modèle de concurrence pure et parfaire. Par ailleurs, nous ne sommes pas en présence d’un nombre conséquent de producteurs sur le marché (surtout localement). Et l’existence d’un monopole local temporaire brise à lui seul le lien théorique entre équilibre de marché et optimalité parétienne.

Par exemple, on ne peut pas exclure a priori que cette situation ne conduit pas à négliger certains efforts de productivité, de commercialisation ou d’adaptation de l’offre à la demande en faveur d’autres objectifs caractérisant de mauvaises allocations de ressources d’un point de vue collectif (lobbying, camouflage des insuffisances…).

Au total, il n’est pas possible de supposer a priori, à la manière de ce qui se fait sur un marché standard, que les réseaux de TCU atteignent un équilibre Pareto-optimal. Le concept d’équilibre concurrentiel ne nous est d’aucun secours, puisque la concurrence sur 110 le marché n’est pas effective et que l’intervention publique est prégnante, structurante et pour tout dire décisive.

Concrètement, pour des situations comptables identiques des entreprises exploitantes, il peut subsister d’importantes différences de productivité entre les firmes, des pertes de surplus liées à une mauvaise tarification et à des demandes marchandes 111 mal satisfaites. Il faut donc aller plus loin que la simple analyse des ratios financiers des entreprises exploitantes, malgré la complexité que cela implique. La performance du secteur ne peut pas être réduite à l’analyse des comptes des entreprises exploitantes.

Dans la sous-section 2.1.3.2 nous souhaitons préciser à quoi correspond la performance dans ce secteur car, comme nous venons de le montrer, ce n’est pas qu’une question d’analyse financière. Nous discuterons de la définition et du positionnement de la performance dans le cadre de l’évaluation des politiques publiques. Nous y préciserons le traitement adopté face à la diversité des missions de service public.

Notes
106.

 On se reportera pour plus de précisions sur ce point aux manuels d’analyse financière standards (Vernimmen  2002, ou Langlois & Mollet 1999) ou à l’article de synthèse de Charreaux (1998).

107.

 Ce terme anglo-saxons consacré est difficile à traduire. Il ne signifie pas « juste », ni au sens de « vrai », ni au sens de « justice ». Il s’agit plutôt de valeurs « équitables », les plus honnêtes possibles étant donné les informations disponibles et les instruments de mesure.

108.

 L’utilisation du terme « service public » est délicate tant sa définition peut varier selon les contextes (juridique, politique ou économique). La notion de « mission de service public » est plus précise pour qualifier le financement de tout ou partie d’un service par la collectivité (par une subvention ou par un droit excusif).

109.

Le cahier des charges de Lyon (2004-2010) fait près de 11 500 pages.

110.

La concurrence « pour » le marché qui est mise en œuvre dans les TCU en France est analysée à la section , p.221

111.

Par opposition aux demandes sociales exprimées dans les missions de service public