2.3.1.1 Régie, délégation, contrats incomplets et efficience

‘« Dans un monde de contrats complets avec une constitution bienveillante qui cherche à maximiser le bien-être social, la propriété ne joue aucun rôle. Cela a été démontré clairement dans de nombreuses contributions (…). Tout ce que la privatisation permet d’atteindre peut être dupliqué par un contrat approprié passé avec l’entreprise publique (…). Il faut donc s’écarter du schéma d’une constitution bienveillante et du monde des contrats complets si on veut faire apparaître des arbitrages théoriques en faveur de la privatisation ou contre la propriété publique » (Laffont 1996). ’

Le droit de possession d’un actif, souvent considéré comme la marque de la propriété, est finalement secondaire. L’enjeu des contrats, en termes de propriété, n’est pas seulement de définir des clauses qui affectent les droits de propriété des actifs aux différentes parties. En effet, ce type de contrat ne déterminerait pas les actions à mener par chacune des parties lors de situations non-anticipées.

Sans l’hypothèse de contrats complets, la question de la propriété des actifs nécessaires à la fourniture des services de transport (ils sont en très grande partie la propriété des collectivités locales) n’est pas centrale. Les analyses de la propriété portent en revanche sur deux points fondamentaux : la possession des droits de contrôle résiduel et l’allocation des bénéfices résiduels (Fama & Jensen 1983, Milgrom & Roberts 1992). Dans la théorie des droits de propriété (Demsetz 1967), la question de la propriété de la firme 145 revient à s’interroger sur l’identité des individus qui détiennent les droits décisionnels résiduels, et les droits à l’appropriation des gains résiduels (Charreaux 1999).

Il existe de nombreuses raisons pour lesquels les contrats 146 sont incomplets. Par exemple, il existe des événements futurs que l’on ne peut imaginer, recenser ou définir. Il est donc extrêmement difficile d’établir des contrats précisant l’ensemble des droits de contrôle possibles. Qui plus est, les contrats prévoyant les actions à réaliser pour de nombreux événements sont trop coûteux (même en l’absence de conflits d’intérêts). Les contrats sont donc inévitablement incomplets. Les droits de décision résiduels sont un aspect central. Le propriétaire de droits de contrôle résiduels est en partie propriétaire de l’entreprise, car il contrôle son avenir. Il va notamment prendre des décisions sur la stratégie de l’entreprise, le recrutement des salariés ou la production, lorsque certains choix ne sont pas entièrement préétablis par la loi ou par le contrat. Et il s’avère que les droits du contrôle résiduel ne sont pas détenus par le même type d’agent dans les entreprises publiques et privées. C’est une différence entre régie et délégation qui nous paraît pertinente.

Mais la notion de gain résiduel, définie comme le droit de percevoir le solde des revenus, des dépenses, dettes et autres obligations contractuelles, l’est aussi 147 . C’est en fait l’association des gains résiduels et du contrôle résiduel qui constitue le principal facteur de motivation de la propriété (Milgrom & Roberts 1992). Si le requérant résiduel maximise son gain, il a intérêt à maximiser la valeur perçue par l’ensemble des parties. Et si le requérant résiduel détient aussi le contrôle résiduel, il aura intérêt à prendre les décisions résiduelles dans son propre intérêt, qui est aussi celui de l’entité (sous l’hypothèse d’absence d’effet de richesse). La motivation du propriétaire des droits de contrôle résiduels le conduit à prendre des décisions d’autant plus efficaces (au sens de la maximisation de la richesse globale) qu’il est le bénéficiaire d’au moins une partie des gains résiduels 148 . Les dirigeants de l’exploitation d’un réseau de transport urbain, puisqu’ils ont en charges quelques décisions résiduelles, seront d’autant plus motivés à prendre les « bonnes » décisions qu’ils participent aux gains résiduels.

En termes d’efficience, ces « bonnes » décisions sont en fait celles qui permettront de maximiser la création de richesse de l’entreprise exploitante. Dans les entreprises privées, les managers sont souvent intéressés aux résultats de l’entreprise, ce qui tend à faire coïncider leur intérêt avec celui de la firme. Dans le cas des régies, le directeur d’exploitation ne modifie pas sa rémunération (ou peu) s’il optimise le fonctionnement du réseau, puisque le requérant résiduel unique des gains est la collectivité. Plus globalement, les managers des entreprises publiques peuvent gérer de façon sous-optimale les actifs (jusqu’à un « satisfacing » par exemple), car ils n’ont pas d’incitation aussi pressantes que celles que fournit le marché financier.

En effet, l’entreprise privée, par l’incitation directe à la création de valeur (primes, titres, stock-options…) ou par des mécanismes externes (OPA, marché des dirigeants…), peut motiver ses dirigeants, ou leur faire perdre leur poste. En outre, les entreprises publiques ne sont pas soumises au même risque de faillite que les entreprises privées en cas de mauvaise gestion 149 . Mais surtout, les entreprises privées sont sélectionnées à l’issue d’un appel d’offres concurrentiel, qui permet d’écarter les entreprises proposant les plus mauvaises offres. L’autorité organisatrice dispose donc d’un outil supplémentaire (pas toujours très bien utilisé en réalité, cf. section 4.1), par rapport à la régie, pour s’assurer des performances de son exploitant.

Enfin, le choix en faveur d’une entreprise publique a des conséquences organisationnelles importantes. C’est une forme d’intégration verticale située entre l’intégration totale de la bureaucratie publique (l’Administration) et l’entreprise privée. Le management public y repose principalement sur la probité des fonctionnaires, mais est dépourvue des puissants mécanismes d’incitation et de contrôle 150 dont dispose la gestion privée (Charreaux 1997, Gibbon 1998) : les entreprises privées sont soumises à la pression du marché des capitaux (contrôle externe), les mécanismes internes de sanction/récompense des managers et des employés y sont plus crédibles.

Un autre point particulièrement sensible concerne la fonction objectif des exploitants. En termes normatifs, l’objectif des entreprises publiques de maximisation du bien-être social pose un problème de définition et de mesure. L’intérêt général est multiple 151 , et la définition du bien-être social peut évoluer. Cela dit, il est théoriquement possible que les missions de service public confiées à une régie soient correctement définies. Toutefois, les pouvoirs publics n’ont pas toujours un comportement « bienveillant », ou s’aventurent dans des considérations idéologiques 152 ou partisanes (Boycko, Shleifer & Vishny 1996). Par exemple, les dirigeants politiques peuvent tenir compte des échéances électorales. Les élus peuvent aussi être soumis à la pression de groupes d’intérêt pour modifier le comportement des entreprises publiques (cf. section 1.1).

L’objectif de maximisation du profit des actionnaires est beaucoup moins équivoque. Il peut cependant être contradictoire avec l’intérêt général (surtout en présence de défaillances de marché), si la régulation n’oriente pas suffisamment le comportement de l’exploitant privé. Le contrat de service public transforme alors les objectifs sociaux en un ensemble de contraintes dont l’exploitant doit tenir compte lorsqu’il maximise son profit. Et les managers étant incités à l’intérêt de l’entreprise (lui-même normalement orienté vers l’intérêt général par le contrat), leurs décisions résiduelles peuvent être conformes aux attentes sociales.

Enfin, en étant à la fois détenteur du contrôle externe et du contrôle interne, la propriété publique permet aux autorités publiques d’éviter les conflits d’intérêt et d’objectif, entre l’entreprise et son donneur d’ordre. Pour autant, il est souvent utile que l’une des parties ait intérêt à être critique et à exercer un contrôle, ce qui n’est pas vrai lorsqu’il n’existe qu’un seul responsable. Pourquoi chercher à évaluer ou à collecter de l’information lorsque la conclusion sera inévitablement que ce travail était inutile (si tout va bien), ou que l’on est soi-même à l’origine de mauvaises performances ? La collecte d’information ou l’exercice d’audit est structurellement beaucoup moins encouragé dans les régies 153 .

Au total, aux vues de ces différents arguments, les entreprises privées semblent mieux à même d’avoir une meilleure efficience productive, pour une production donnée. En effet, le mode de gouvernance incitant les détenteurs des droits de décision résiduels est celui de la gestion privée. Toutefois, nous verrons dans la sous-section 2.3.3 que les incitations rendent aussi les processus de renégociation, et donc d’adaptation, relativement plus coûteux.

Les considérations relatives à la motivation d’un agent privé lorsqu’il est propriétaire des gains résiduels de l’activité sont de nature à favoriser l’efficience. Un certain nombre d’arguments traditionnels confèrent à la propriété privée des firmes une plus grande capacité d’incitation des managers et de leurs employés à l’effort, ainsi qu’une plus grande aptitude à organiser la production (Gomez-Ibanez & Meyer 1993, Boycko, Shleifer & Vishny 1996, Megginson & Netter 2001). Nous en déduisons la proposition suivante qui positionne du point de vue de la théorie des contrats incomplets l’efficience productive des réseaux, en fonction des différents régimes de propriété des opérateurs de transport urbain.

Proposition 1a  : L’efficience des délégataires privés est plus grande que celle des régies et des sociétés d’économie mixte.

Notes
145.

Pour Fama & Jensen (1983), la firme est analysée comme un nœud de contrats, produisant des connaissances spécifiques de nature à améliorer la productivité des facteurs par rapport au marché.

146.

Le contrat généralement considéré dans littérature est celui qui lie les actionnaires et le manager. Nous considérerons ici qu’il s’agit soit du contrat entre l’autorité organisatrice et la direction de la régie, soit du contrat entre l’autorité organisatrice et l’entreprise exploitante.

147.

La notion de gain résiduel est elle aussi intimement liée à celle de contrats incomplets. En effet, dans un contrat complet, le partage des richesses dans chacune des situations serait spécifié de manière précise, et il ne pourrait y avoir de gains résiduels.

148.

Typiquement, ce point a été mis en évidence dans l’article d’Alchian & Demsetz (1972) sur le travail en équipe.

149.

Il est aussi vrai que des entreprises privées régulées sont périodiquement secourues par les pouvoirs publics (augmentation de prix ou subventions directes).

150.

Au sens anglo-saxon d’allocation des décisions résiduelles

151.

Longtemps, un important secteur publique a même été considéré comme un moyen de favoriser la mise en œuvre d’une politique de stabilisation (inflation, déficit extérieur), ou comme un outils de lutte contre le chômage (Thiry & Tulkens 1988)

152.

Charreaux (1997) rappelle que « les objectifs invoqués [lors des nationalisations en France] sont le rééquilibrage du rapport capital/travail, la sauvegarde du contrôle de la Nation sur certains secteurs clés, voire l’établissement d’une véritable démocratie industrielle »

153.

Ce point nous est paru flagrant lorsqu’il s’est agit de collecter des données sur les structures publiques pour réaliser cette recherche.