Chapitre 4. Appels d’offres et monopole naturel : la piste de l’allotissement pour renouveler la gouvernance

En France, dans la très grande majorité des agglomérations, les services publics de transport urbain sont mis en concurrence périodiquement (cf. Figure 14, p.83). Et ils le sont globalement : les autorités organisatrices délèguent l’ensemble des services à un seul exploitant, par un seul contrat 226 .

L'étape de l'appel d'offres est centrale dans ce schéma, c'est le lieu de la plupart des changements structurels. Et fondamentalement, une partie de l'efficacité de cette procédure repose sur la dynamique des propositions concurrentes.

Or ces dernières années 227 , les appels d’offres n'atteignent pas toujours l'intensité concurrentielle escomptée. En particulier, certaines autorités organisatrices reçoivent très peu d’offres, souvent uniquement celle de l’opérateur « sortant ». La mise en concurrence ne joue alors pas son rôle dans la détermination de l’équilibre du contrat. Les autorités organisatrices suspectent les exploitants en place de se constituer une rente.

Le faible nombre de réponses aux appels d’offres est généralement expliqué par deux types de difficultés, qui ne sont probablement pas indépendantes l’une de l’autre. D’une part, il est risqué et coûteux pour un exploitant « non sortant » de prendre le contrôle d’un réseau entier de taille importante, alors qu’il ne dispose pas d’une expérience de la situation locale. D’autre part, les récentes sanctions prises par le Conseil de la concurrence conduisent à penser que le marché a tendance à engendrer des comportements collusifs 228 .

Parallèlement, les autorités organisatrices s’inquiètent de la dérive des coûts d’exploitation et des besoins de subvention dans le secteur (cf. p.10). Certaines s’interrogent donc sur les manières d’accentuer la pression concurrentielle sur les exploitants, notamment au moment de l’appel d’offres.

Au total, les performances médiocres des appels d’offres, notamment en termes d’intensité concurrentielle, questionnent les fondements de la pratique française. Ce constat laisse penser que le système français de mise en concurrence doit être reconsidéré (Yvrande-Billon 2006).

La piste qui guidera plus particulièrement ce chapitre est celle de « l’allotissement » des réseaux de transport urbain, alternative à la gouvernance mono-partenaire que les pouvoirs publics souhaitent évaluer 229 . Il s’agit de s’interroger sur la pertinence d’une dé-intégration des réseaux en plusieurs sous-ensembles. La constitution de lots mis en concurrence séparément peut en effet permettre une diminution du pouvoir de marché des grands groupes 230 et des entreprises sortantes. C’est une pratique qui existe à l’extérieur des villes 231 et dans plusieurs agglomérations européennes (Londres, Stockholm, Helsinki, Copenhague…), villes dont la performance des services publics de transport urbain n’est pas réputée mauvaise (ISOTOPE 2001).

Cette gouvernance multi-partenaire, et les grands arbitrages qu’elle implique, sont aussi clairement identifiés par la législation française à l’article 10 (Chapitre IV : L’allotissement) du Code des marchés publics : « Afin de susciter la plus large concurrence, et sauf si l'objet du marché ne permet pas l'identification de prestations distinctes, le pouvoir adjudicateur passe le marché en lots séparés (…). Le pouvoir adjudicateur peut toutefois passer un marché global, avec ou sans identification de prestations distinctes, s'il estime que la dévolution en lots séparés est de nature, dans le cas particulier, à restreindre la concurrence, ou qu'elle risque de rendre techniquement difficile ou financièrement coûteuse l'exécution des prestations ou encore qu'il n'est pas en mesure d'assurer par lui-même les missions d'organisation, de pilotage et de coordination. »

L’allotissement n’est pas une idèe nouvelle. Il a été notamment discutée lors des débats sur la déréglementation d’industries de réseaux, et l’émergence de la « Bell doctrine » (Joskow & Noll 1999). Il peut aussi être relié aux discussions sur le design des enchères en lots de nature à attirer les PME (Morand 2002). Et concernant les transports urbains, le sujet n’est pas non plus tout à fait nouveau 232 , même s’il acquière une acuité particulière dans le contexte actuel (contrainte de financement public, hausse des coûts, décision du Conseil de la concurrence…).

Le domaine de validité de l’allotissement est bien sûr plutôt celui des grandes agglomérations 233 . Typiquement, « l’allotissement peut être avantageusement pratiqué lorsque l’importance des travaux ou des services à réaliser risque de dépasser les capacités techniques ou financières d’une seule entreprise » (GART 2005a). Mais « l’autorité organisatrice peut [aussi] se demander s’il n’aurait pas été opportun de découper le territoire de la délégation de service public en secteurs pertinents susceptibles d’intéresser plusieurs exploitants et de créer une saine émulation. » (CERTU 2003c). En effet, au-delà des arguments classiques de l’organisation industrielle sur l’évolution du surplus global en cas de fusion (Williamson 1968, Farrell & Shapiro 1990), l’allotissement est aussi un moyen de comparaison in situ des performances des opérateurs, de faire de la concurrence par comparaison (Yardstick competition) 234 .

L’allotissement est a priori coûteux en termes d’économies d’échelle et d’envergure, et technologiquement sous-optimal si le monopole légal ne dépasse pas les frontières du monopole naturel. Il va aussi engendrer de plus importants coûts de transaction (procédure, contractualisation, coordination tarifaire…). Mais l’optimum en information imparfaite n’est pas nécessairement un réseau totalement intégré, sauf à mettre en évidence le poids écrasant des déséconomies d’échelle, par rapport à la réduction du pouvoir de marché des exploitants.

Du coté des praticiens, l’idée d’une gouvernance multi-partenaire des TCU suscite quelques a priori défavorables dans les agglomérations françaises. Une enquête du GART (2005a) révèle en effet que 73% des 36 autorités organisatrices interrogées ne sont pas « prêtes 235 à pratiquer à l’avenir l’allotissement sur leur réseau ». L’une des principales difficultés, au-delà du discours visant à détailler les expériences de cette pratique, tient aujourd’hui à la quantification précise des gains et des pertes. En effet, l’estimation des coûts de transaction ou des économies d’envergure n’est pas une chose facile, car la transformation n’est pas marginale. Par ailleurs, les ingénieurs ne voient pas non plus d’un très bon œil une idée portant le risque réel de perte de l’unicité tarifaire et des facilités de correspondance (O’Sullivan & Patel 2004). Enfin, il est tout à fait vraisemblable que l’allotissement, qui répartit la production entre plusieurs opérateurs, redistribue aussi les compétences entre l’autorité publique et ses partenaires. Par exemple, à Londres, la collectivité s’est réappropriée un nombre important de décisions. Les exploitants n’y sont plus que des « tractionnaires », activité ayant la plus faible valeur ajoutée.

L’objectif de ce Chapitre 4 est tout d’abord, dans la section 4.1, de présenter les limites de la gouvernance par les appels d’offres uniques actuels. La section 4.2 proposera ensuite d’envisager la problématique globale de l’allotissement des réseaux, en mettant en perspective cette pratique à travers l’étude des composantes techniques de l’activité et les expériences européennes. Nous traiterons enfin (4.3) d’un point de vue économétrique la question du monopole naturel des transports urbains, de manière à apporter quelques résultats quantifiés sur les caractéristiques technologiques du secteur.

Notes
226.

Certains services publics dédiés (scolaires, handicapés…) ou non réguliers sont parfois contractualisés à part.

227.

Nous n'avons pas de données sur les toutes dernières années : 2005-2007

228.

L’avocat Laurent Richer, dans le numéro spécial de la Gazette des communes du 30 juin 2003 consacré au 10e anniversaire de la loi Sapin, pense que, dans le secteur « des transports de personnes, les exigences procédurales mises en place par la loi Sapin ont pu avoir pour résultat de renforcer la concentration, car les entreprises de petite taille n’ont pas la possibilité de se consacrer à la tâche de répondre à des appels d’offres ; elles se trouvent donc placées sous la dépendance des grandes entreprises, qui vont ensuite pouvoir les absorber. »

229.

Ce travail s’inscrit aussi dans le cadre d’un projet de recherche financé par le PREDIT (Programme National de Recherche et d'Innovation dans les Transports Terrestres) : www.predit.prd.fr.

230.

Les trois grands groupes du secteur, Kéolis, Transdev et Véolia Transport exploitent 75% des réseaux.

231.

Les départements (autorités compétentes pour les lignes routières interurbaines) confient à plusieurs contractants l’exploitation des lignes dont ils sont responsables. La différence des pratiques avec les transports urbains s’observe de manière flagrante lors de l’élargissement des périmètres urbains, à la suite desquels la plupart des contrats départementaux repris par les autorités urbaines sont considéré comme transitoires, avant leur intégration dans le contrat urbain global.

232.

En atteste par exemple les propositions formulées il y a pratiquement 10 ans par Alain Bonnafous (1997) auprès de l’autorité organisatrice lyonnaise.

233.

L’allotissement est plus facilement envisageable sur les plus gros réseaux, pour une taille optimale de lot identique. Mais surtout, l’acquisition de l’expertise nécessaire n’est pas forcément rentabilisée dans un petit réseau.

234.

« En réalité, ce qu'il faudrait réaliser, c'est une réforme de la structure de la SNCF permettant de constituer à l'intérieur de la SNCF des unités administratives indépendantes ayant chacune leur existence propre. Ainsi, une société élémentaire pourrait prendre l'exploitation du transport de tous les petits colis, une autre le transport des voyageurs sur telle ligne, etc... Evidemment une telle politique ne saurait manquer de soulever des difficultés, mais c'est la seule voie qui puisse permettre de faire apparaître les coûts effectifs des différents transports. Elle permettrait de réaliser une concurrence artificielle soit des différentes unités élémentaires entre elles, soit d'une même unité élémentaire avec elle-même dans le temps » (Allais 1948).

Des travaux plus développés sur ce thème ont débuté à la suite de l’article de Schleifer (1985), voir par exemple Lévêque 2005 pour une revue et une application aux services ferroviaires régionaux.

235.

A moins que les répondants aient interprétés le terme « prêtes » comme leur degré de préparation à une démarche d’allotissement, et non comme celle de leur désir de s’investir dans cette démarche.