Introduction

La rénovation urbaine du front de mer est, depuis le début des années 1980, un sujet récurrent tant chez les aménageurs que chez les analystes, géographes, urbanologues, architectes ou sociologues. En témoignent deux éléments : une bibliographie abondante, dont nous ne retiendrons ici que quelques titres (cf. bibliographie générale) et la diffusion du phénomène sur l’ensemble de la planète. À tel point que le terme anglais de waterfront a été adopté dans presque tous les pays. C’est, par exemple, le cas du Japon où, sous la prononciation et l’écriture de wôtâfuronto ウオーターフロント, il tend à se substituer aux expressions plus traditionnelles de minato 港 (« port ») ou de mizube 水辺 (mot à mot : « bord d’eau »), sans toutefois désigner la même chose comme nous le verrons.

La rénovation urbaine du front de mer remet en cause les liens jusque-là connus entre la ville et son littoral, et plus spécifiquement entre la ville et son port. Géohistoriquement, toute ville n’est pas forcément un port. En revanche, tout port est bien souvent une ville, ou conduit tôt ou tard à former une ville quand il se développe. Les révolutions industrielles successives du XIXe siècle et d’une majeure partie du XXe siècle ont renforcé cette relation structurelle, et l’ont portée à un haut niveau dans les métropoles ou les mégapoles (Londres, New York, Shanghai, Tôkyô…). Mais les changements économiques et technologiques de la fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle l’ont considérablement affaiblie ou, plus exactement, modifiée.

L’économie métropolitaine est devenue encore plus multifonctionnelle. Ses voies d’importations, d’exportations et de circulation se sont diversifiées. Aéroports et autoroutes s’ajoutent désormais aux ports et aux routes maritimes, en les détrônant parfois. De nombreux secteurs économiques liés à l’activité portuaire ou à une localisation littorale sont en perte de vitesse, comme la sidérurgie ou la construction navale, à moins qu’ils ne se concentrent dans des lieux précis en se modernisant. Parallèlement, les fonctions tertiaires des métropoles se développent dans le cadre d’économies nationales et mondiales de plus en plus financiarisées. La fonction portuaire d’entrepôt de matériaux lourds et de marchandises afférente à tout type d’industrie décline en conséquence, tandis que les immeubles de bureaux et les services complémentaires se multiplient dans le centre des villes ou en immédiate périphérie.

La crise des espaces économiques portuaires se traduit donc par des friches de plus en plus vastes et nombreuses. Elle s’accompagne simultanément d’une mutation de l’activité portuaire elle-même et de sa technologie qui prennent désormais la forme de la conteneurisation. Or le trafic conteneur est en expansion constante, et singulièrement en Asie orientale (Taillard, dir, 2004). En connectant davantage la métropole et son port à l’économie globale, la conteneurisation élargit à la fois la dimension portuaire de la ville - à une échelle mondiale - tout en la recadrant spatialement - à une échelle locale, si tant est que les autorités portuaires et les édiles de la métropole aient effectué à temps le virage technologique et économique.

Selon les cas, et si l’on prend les extrêmes, les villes verront leur espace portuaire se ruiner, y compris sur le plan de la sociologie urbaine en abritant des populations paupérisées dans des milieux dégradés et des paysages sombres, ou bien se moderniser à outrance, dans le domaine de la technologie et de l’activité portuaire ainsi que sur le plan de la rénovation urbaine. Celle-ci semble donc une issue pour sortir la ville d’une économie qualifiée généralement de fordiste. Elle se pose également en modèle, rapidement dénommé post-fordiste ou post-moderniste, voire en panacée pour certains, comme en témoigne le succès international des opérations du type Docklands à Londres ou Waterfront à Boston pour ne prendre que les plus connues des pionnières.

Partout, les processus semblent identiques d’une rénovation à l’autre, d’un pays à l’autre, et leurs déclinaisons sont nombreuses, riches, complexes : réhabilitation de friches industrialo-portuaires, nouveaux bâtiments à la mode ou futuristes, équipements technologiques sophistiqués ; urbanisme impliquant à des degrés divers secteur public et secteur privé, avec une forte tendance en faveur de l’investissement des grandes entreprises ; déconcentration, nouvelle centralité ou nouvelle frontière ; nouvel espace urbain voire nouvelle urbanité, gentrification, émergence d’un nouvel espace de loisirs urbains, redécouverte du front de mer sur tous les plans : paysagers, économiques, sociologiques ou symboliques…

Il s’agit bien d’une problématique pleine et entière de géographie, synthétique et déclinable à différentes échelles, du mondial au micro-local en passant par le national et le régional. Comme le souligne le géographe Brian Hoyle, « une rénovation réussie en front de mer demande de comprendre les processus dans leur globalité et d’apprécier la localisation spécifique des villes portuaires. La revitalisation des fronts de mer se place à l’interface délicate et controversée entre la fonction portuaire et l’environnement urbain élargi » (Hoyle 2001).

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Étudier ce qui se passe actuellement au Japon, dans la baie de Tôkyô (Tôkyôwan東京湾) et singulièrement sur le front de mer tôkyôte, permet, dans cette perspective à la fois analytique et quasi opérationnelle, d’évaluer en quoi le processus de rénovation urbaine du front de mer tôkyôte, sinon plus largement japonais, suit ces logiques, en quoi il revêt, ou non, les mêmes formes.

L’exemple du Japon vient en effet rapidement à l’esprit car ce pays est immédiatement identifié comme étant insulaire, maritime, doté d’activités urbaines et industrielles qui semblent intrinsèquement liées au littoral. Les images des combinats industriels japonais lourds et polluants, gagnés avec audace sur la mer, sont encore présentes dans les têtes, et continuent de hanter nos manuels scolaires. L’exemple de la baie de Tôkyô arrive au premier rang d’entre elles car les réalisations spectaculaires de terre-pleins, d’aéroport sur la baie ou de ponts-tunnels y sont très importantes. Elles frappent les esprits, à l’instar des images de ces rares plages surpeuplées et des derniers espaces verts bien rabougris, sans parler des eaux polluées. Il faut y ajouter le fameux projet de l’architecte japonais Tange Kenzô 丹下健三 qui, au cours des années 1960, prévoyait de bâtir une immense ville nouvelle sur pilotis dans la baie de Tôkyô et qui, même s’il ne s’est pas concrétisé, continue d’alimenter les imaginations ou les spéculations.

L’exemple de Tôkyô, enfin, s’impose. Car il s’agit de la plus grande ville du monde, avec ses trente et quelques millions d’habitants sur une aire de cinquante kilomètres de rayon. Cette mégapole est une « ville globale » ou une « ville mondiale », quelle que soit la terminologie que l’on retient, aux côtés de New York et de Londres, en attendant probablement Shanghai. C’est la capitale d’un pays qui constitue l’un des piliers de la Triade. Sa stature tant matérielle que symbolique est donc très puissante, à la fois vis-à-vis du reste du pays et de ses autres villes, comme Ôsaka ou Nagoya, et vis-à-vis du reste du Monde. Car le Japon fut pendant longtemps considéré comme un « modèle » en vertu de son supposé « miracle économique », et de sa non moins supposée combinaison originale entre « tradition et modernité ». Plus récemment, les villes japonaises et Tôkyô principalement sont apparues comme des espaces de liberté pour les architectes et les urbanistes se réclamant peu ou prou du post-modernisme, que l’effondrement de la Bulle foncière et financière (1985-1990) et le marasme des années 1990 ont à peine peu tempérés. Comme à l’accoutumée, le Japon glorieux et triomphant céderait la place à un Japon déclinant, dépassé, mais bientôt rebondissant ou renaissant à l’image du phénix.

Mais ce qui se passe sur le front de mer tôkyôte permet de dégager un autre point de vue. Quatre caractéristiques principales affinent la problématique générale et mettent en valeur la spécificité de l’aménagement du front de mer tôkyôte, même s’il ne s’agit pas de se lancer dans un comparatisme risqué, surtout à ce niveau.

Premièrement, la place géohistorique du port de Tôkyô est spécifique, et pèse encore lourdement. Elle l’est vis-à-vis des autres grands ports étrangers. Elle l’est aussi vis-à-vis des ports japonais dits modernes qui remontent au milieu du XIXe siècle, tels que Yokohama (également dans la baie de Tôkyô) ou Kôbe, des binômes avant-port/métropole (Yokohama pour Tôkyô, Kôbe pour Ôsaka, Kitakyûshû pour Fukuoka) qui sont en pleine recomposition. Se pose ainsi la question de la validité d’un « modèle tôkyôte ».

Son ancêtre, le port d’Edo江戸, est un port classique d’estuaire, situé en aval de la rivière Sumida 隅田川 par laquelle arrivait l’essentiel du trafic via le fleuve Tone 利根川 dans la plaine du Kantô et, au-delà, de l’océan Pacifique ; les flux qui passaient par la baie n’étaient pas prépondérants. Sociospatialement, le port d’Edo relevait essentiellement de Shitamachi 下町, la Ville basse plébéienne et commerçante, en opposition à Yamanote 山の手, la Ville haute, patricienne. D’une certaine façon, la ville, parce qu’alors dominée par l’élite guerrière, tournait le dos à la mer. S’ajoutaient également des raisons physiques liées à l’insalubrité et à l’insécurité que représentaient les espaces littoraux, ici comme dans le reste du Japon, avec les aléas naturels (séismes plus dévastateurs dans les terrains alluviaux, risques de tsunami津波 ou de fortes marées, typhons).

Avec les révolutions industrielles successives à partir de la fin du XIXe siècle et les transformations de la ville, les flux traditionnels avec l’amont via la Sumida, ses affluents et les différents canaux d’Edo devenu Tôkyô se tarissent. Ce phénomène opère donc beaucoup plus tôt que dans d’autres villes portuaires qui restent liées à leur fleuve. Le port de Tôkyô est en quelque sorte alors libéré d’une emprise amont. Il prend une autre dimension, façonne un autre espace. Mais il est concurrencé par l’avant-port que constitue Yokohama, mieux placé à l’orée de la baie et en eaux plus profondes, comme en témoignent les aléas de ses multiples projets d’extension ou de rénovation (Thouny, 1999).

Il faut d’ailleurs attendre 1941 pour que le port de Tôkyô soit vraiment constitué, comme organisme en tant que tel, et ouvert la même année au commerce international. Ce moment représente tout un symbole pour la « Capitale de l’Orient » (Tô-Kyô, 東京), dont le sens ne se réfère pas seulement à la partie orientale du Japon comme on le pense généralement mais bien à sa situation en Extrême-Orient dont elle se veut la dominatrice au sein d’un empire japonais presque à son apogée (Pelletier, 2003).

Tôkyô tournait un peu moins le dos à la mer, en vertu d’une combinaison entre la bourgeoisie et la stratocratie qui avait pris la place de l’ancien shôgunat, mais sans plus. Les quartiers situés entre Yamanote et le cœur de Shitamachi deviennent ceux de la bourgeoisie commerçante. Ils se rapprochent du centre, à l’instar de Ginza 銀座, voire de l’ensemble du Chûô-ku 中央区 (l’un des arrondissements du centre). Les aspects plus portuaires s’y glissent, entre plèbe et bourgeoisie. À la différence d’autres métropoles, ces quartiers portuaires ou proches du port ne sont guère cosmopolites, soient que les étrangers y soient peu nombreux (à l’exception d’une partie du quartier de Tsukiji築地), soient qu’ils habitent ailleurs dans la métropole, ce qui est principalement le cas. Le caractère actuel du front de mer tôkyôte hérite de cette situation sociologique originale, qui contribue à « japoniser » la situation.

Deuxièmement, la politique de terre-pleins gagnés sur la baie, qui culmine au cours de la Haute Croissance 1 (1955-1973) au bénéfice des industries lourdes et chimiques, transforme le front de mer en une vaste zone industrielle où l’habitat et les fonctions autres qu’industrielles ne sont que marginales. Ces terre-pleins, pratiquement inaccessibles comme nous le verrons plus en détail, bouchaient tout accès à la mer. Mais leur logique d’avancée systématique, régulière, quasi mécanique et presque implacable sur le large a également pour effet de faire reculer ce front de mer plus en avant dans la baie. Il l’éloigne physiquement de l’hypercentre métropolitain. La reconquête de ces terre-pleins dans une perspective d’extension d’un hypercentre engorgé ou bien de création d’un nouveau centre bis ou tiers n’en apparaît que plus difficile. En tout état de cause, et contrairement à plusieurs autres fronts de mer dont les opérations sont assez proches du centre (Londres, Baltimore, Singapour, Rotterdam…), elle est conditionnée par une série de nouvelles infrastructures, notamment de transport urbain, pour en faciliter l’accès, le rapprochement.

Troisièmement, la nature même de cette avancée, c’est-à-dire le fait qu’il s’agisse de terre-pleins, créés par comblement et non par poldérisation comme on le prétend trop souvent, que ce soient des espaces artificiels créés ex nihilo , vastes et entièrement disponibles, donne corps à tous les rêves urbanistiques ayant une tabula rasa comme socle pour des opérations de grande envergure. Cela ne signifie pas que le Japon n’ait connu cette expérience de tabula rasa, souvent dramatique en l’occurrence, comme le séisme de 1923 dans le Kantô関東, les bombardements étatsuniens pendant la Seconde guerre mondiale ou bien l’anéantissement de Hiroshima 広島et de Nagasaki 長崎en 1945, pour n’en retenir que les épisodes les plus emblématiques, à tel point qu’on a parlé d’« urbanisme d’opportunité » (Bourdier et Pelletier, 1994). Mais, là, nous sommes dans un nouveau contexte de saturation des métropoles, de développement économique intense et, comme on l’a vu, de redéfinition mondiale des espaces portuaires.

Les terre-pleins de la baie de Tôkyô, dont la construction n’a, à dire vrai, jamais cessé depuis la construction d’Edo (fig.1 p.20 et fig.2 p.24). Elle est relancée à partir des années 1980 dans le cadre de la dérégulation de la loi de 1973 qui l’avait cadenassée. L’ensemble de ces terre-pleins forme donc un espace presque hors du commun, pour ne pas dire hors norme. Certes, les 448 hectares de la zone 13 du port de Tôkyô accueillant le « Sous-centre du Front de mer », ce Rinkaifukutoshin 臨海副都心 qui constitue le cœur de cible de notre analyse (ci-après sous l’acronyme de RFT, cf. fig.29 p.57, fig.30 p.59 et fig.31 p.64), paraissent réduits comparés aux 2 226 ha des Docklands londoniens. Mais si l’on englobe les dizaines et dizaines d’hectares de terre-pleins alentour qui sont rénovés dans le sillage du RFT ou en parallèle, comme les 107 hectares de Harumi 晴海 ou les 110 hectares de Toyosu futô豊洲埠頭, si l’on ajoute encore les diverses rénovations effectuées dans la baie de Tôkyô, que ce soient les 186 hectares de Minato Mirai 21 みなとみらい 21 à Yokohama ou les 1 480 hectares de Maihama New Town à Chiba千葉, nous passons dans une autre dimension, sans parler du montant colossal des sommes engagées. Le cas japonais devient tout sauf secondaire. Il est au contraire totalement pertinent comme emblème d’un aménagement littoral et portuaire, au moins sur le plan quantitatif mais aussi, comme on le verra, sur le plan qualitatif.

Tôkyô, capitale du pays mais atypique dans son parcours politique, devient dans ce contexte le lieu d’observation idéal, pour ne pas dire le laboratoire, d’une mutation systémique. Le géographe Saitô Asato, auteur de l’un des rares articles scientifiques fouillés consacrés au RFT en langue non japonaise, estime ainsi que cet aménagement a moins à voir avec les rénovations des waterfronts occidentaux qu’avec un projet national conforme au national-développementalisme japonais (Saitô 2003). À une autre échelle, il faut se demander si le RFT constitue un exemple original par rapport à ses équivalents dans le reste de la baie tôkyôte ou du Japon, s’il s’agit d’un modèle pionnier qui a été imité ou bien d’un cas à part. Autrement dit, le RFT est-il typique ou atypique par rapport au Japon ou à l’étranger ? A-t-il eu un effet de structuration contagieuse auprès de sa périphérie immédiate ou de diffusion au-delà, ou bien n’a-t-il rien provoqué ?

Enfin, la fabrication de terre-pleins sur le front de mer renvoie à la question d’un « manque d’espace au Japon », puisqu’il s’agit de nouveaux terrains agrandissant le territoire. Cette thématique a souvent été traitée de façon caricaturale. Elle est en tous les cas récurrente. Elle dépasse les simples cadres de la ville, du port, de Tôkyô, de sa baie, d’autres métropoles et d’autres baies japonaises, pour s’élargir à l’ensemble de l’occupation du territoire japonais. Elle demande donc à être abordée dans une perspective plus vaste dans l’espace, et plus longue dans le temps, renvoyant aux pratiques agraires pré-industrielles dont on peut se demander si elles constituent les prémisses des avancées sur la mer contemporaines. Elle permet aussi de faire le point sur la situation actuelle d’un espace japonais, saturé d’un côté, inégalement occupé de l’autre, avec le devenir paradoxal des terre-pleins qui se construisent encore dans la baie de Tôkyô et qui sont… vides.

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Notre thèse est d’estimer que cette production d’espace, de territoire, obéit à une logique économique qui revêt des formes géographiques spécifiques dans un cadre sociologique et culturel original. Selon cette approche, le jeu des acteurs impliqués dans la rénovation du front de mer tôkyôte sera moins abordé sous l’angle des modalités opératoires de l’aménagement urbain et davantage sous le prisme de leur fonctionnalité systémique. Signalons d’emblée que l’identité de ces acteurs révèle quelques surprises car les principaux, institutions et entreprises, ne correspondent qu’incomplètement à ceux que l’on rencontre habituellement dans la construction de la ville japonaise. Et pour ceux qui sont habituels, leur combinaison et leur rôle respectif diffèrent en partie de ce qui se passe dans les rénovations occidentales des fronts de mer.

Notre hypothèse est que les terre-pleins côtiers, par leur malléabilité particulière, représentent, dans le contexte japonais, des territoires particuliers qui structurent la forme et l’avancée de la ville.

Les mégaprojets sur terre-pleins, conçus dans les années 1980, ont été le point de départ de la reconversion urbaine des espaces portuaires des mégapoles japonaises. Nous avons choisi de nous appuyer sur l’étude du plus vaste d’entre eux, le Rinkaifukutoshin.

Comment, au delà de son développement chaotique, l’aménagement de la zone n° 13 a-t-il initié une reconversion des terre-pleins du port de Tôkyô  ?

Dans quelle mesure cette reconversion participe-t-elle aujourd’hui à la réorganisation du cœur de la mégapole ?

Enfin, que peut-on déduire, en termes de produit urbain, de l’avancée de la ville sur les terre-pleins du port ? Sont-ils une simple reproduction de l’espace urbain sur de nouvelles surfaces ou sont-ils une surface de production de nouveaux espaces urbains ?

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Sans aucun doute, il s’agit d’un sujet important et passionnant à étudier. Il n’y a pourtant guère d’autres travaux non japonais et approfondis sur la question, hormis des passages dans tel ouvrage (Cybriwsky 1991, Berque dir. 1994, Pelletier 1998), tel article (Fujita Kuniko 1991, 2000 ; Fujita Kuniko & Hill Richard 1995, 2000 ; Machimura Takashi 1992, 1995), ou telle recherche (Medda & Nijkamp 1997) qui succèdent aux travaux plus anciens consacrés par Peter Rimmer sur les ports japonais (Rimmer, 1986). Assez curieusement, un article plutôt complet sur l’urbanisation des fronts de mer, certes déjà un peu ancien, néglige même outrageusement le cas du Japon, se contentant de citer Ôsaka, en oubliant purement et simplement Tôkyô et sa baie (Norcliffe et al. 1996). Ces lacunes demandent évidemment à être comblées, ce qu’espère faire cette thèse en s’appuyant sur les sources japonaises qui sont, elles, très nombreuses, qu’elles soient primaires ou secondaires (cf. bibliographie générale).

Pour mener notre recherche nous nous sommes attaché à coller à la réalité du terrain. Tout d’abord, en nous rendant de nombreuses fois sur la zone du port de Tôkyô, et aussi plus largement sur l’ensemble de la baie, en particulier sur les zones des autres grands projets comme Minato Mirai 21 à Yokohama et Makuhari New City à Chiba 2 .

L’arpentage régulier du terrain 3 , le plus souvent possible à pied, nous a permis d’acquérir une connaissance intime de ces espaces et de faire de nombreux relevés. Nous avons pu aussi observer les profondes mutations opérées depuis notre premier contact avec la baie de Tôkyô, au milieu des années 1990.

De longs entretiens, de plusieurs heures, auprès des personnes en charge de la gestion et du développement de ces grands projets urbains sur les fronts de mer nous ont permis d’approcher au plus près les processus décisionnels et d’avoir des informations précises sur le déroulement des opérations depuis la conception des projets. Il s’agit essentiellement des responsables des Bureaux des Affaires Portuaires (Kôwankyoku港湾局) et de la Planification Urbaine (Toshikeikakukyoku都市計画局) des départements (Tôkyô-to東京都, Kanagawa-ken神奈川県 et Chiba-ken千葉県), mais aussi auprès des bureaux d’urbanisme des villes (shi 市)de Yokohama et Kawasaki, et des arrondissements (ku区) de Tôkyô : Chûô, Minato, Shinagawa, Ôta, Kôtô et Edogawa.

Nous avons pu également nous entretenir avec certains responsables des branches foncières des deux plus grands groupes privés qui se partagent l’aménagement de la baie de Tôkyô : Mitsui (immobilière Mitsui Fudôsan三井不動産) et Mitsubishi (immobilière Mitsubishi Jisho三菱地所).

Cela nous a permis de rassembler une documentation constituée prioritairement de sources de première main : publications officielles (recueils des travaux, recueils statistiques, compilations historiques 4 ), publications internes des administrations (documents de travail, pré-projets, documents cartographiques) et documents produits par le secteur privé.

De cette documentation et des relevés de terrains, nous avons produit un certain nombre de cartes originales sur lesquelles nous nous sommes appuyé pour nos démonstrations. Nous avons réalisé nos fonds à partir des cartes du Japan Map Center 5 et de l’atlas numérique AlpsMap ProAtlas d’où proviennent également les photographies aériennes utilisées ; le travail cartographique a été produit à l’aide des logiciels Adobe Illustrator et Mapublisher.

Les conversions yen-euros ont été faites aux cours de l’euro en 2007 et elles n’ont qu’une valeur indicative qui ne prend compte ni l’inflation ni les variations des cours de l’euro.

Au final, l’étude du terrain, l’analyse des cartes et le recoupement des données ont guidé une réflexion aiguillée par les apports théoriques et cognitifs des auteurs de la bibliographie, en particulier les ouvrages d’Augustin Berque mais aussi, et surtout, de Philipe Pelletier qui nous a initié à l’approche de l’espace japonais, par une saine démarche sans concessions ni dénigrement, et toujours en lien avec la réalité concrète du terrain.

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Notre démonstration se fera en trois temps qui correspondent aux trois interrogations énoncées plus haut.

Notre première partie sera consacrée à l’opération Rinkaifukutoshin. Après avoir présenté le cadre du terrain, Tôkyô et sa baie, nous verrons comment le fonctionnement de la mégapole japonaise, ville globale et tête asiatique de la Triade, permet de comprendre la conception du mégaprojet Rinkaifukutoshin. À travers l’histoire chaotique de l’opération, nous pourrons tenter, dans un deuxième temps, de comprendre la nature de cette tentative de production urbaine. Nous essayerons en particulier de montrer les modalités de son influence sur le réaménagement du port de Tôkyô.

Dans une seconde partie nous nous intéresserons à la reconversion de la zone interne du port de Tôkyô. Nous montrerons qu’elle correspond à une véritable avancée de la ville, sur un modèle adapté à la situation foncière de l’après Bulle et selon des principes issus de l’expérience du Rinkaifukutoshin. Cela nous permet d’expliquer comment la reconversion urbaine des terre-pleins du port joue un rôle de premier plan dans les dynamiques sociodémographiques qui remodèlent actuellement les quartiers centraux de la capitale japonaise, au cœur du phénomène de retour au centre, le toshinkaiki都心回帰.

Enfin, notre dernière partie sera consacrée au produit urbain de ces reconversions. Nous poserons la question de la nature urbaine de ces aménagements et de l’émergence d’un nouvel espace dans la mégapole : le front de mer. Cela nous conduira à poser la question de l’avenir des terre-pleins du port de la baie, face au maintien d’un système de production, et même de surproduction d’espace à Tôkyô.

Notes
1.

Ci-après sous l’acronyme de HCE pour Haute Croissance économique kôdokeizaiseichô高度経済成長.

2.

Voir les cartes de la localisation en annexe I p. 216

3.

Voir annexe p. 215

4.

Les différents bureaux publics de l’aménagement ou de la construction réalisent régulièrement des « compilations historiques » de leurs activités.

5.

Nihon chizu sentâ日本地図センター.