Les premières conquêtes sur la mer au Japon furent surtout agricoles et rurales, ce qui est logique pour des sociétés anciennes. Ainsi le premier temps des avancées sur la mer 6 fut surtout celui des shinden新田, des terres agricoles 7 conquises sur les estrans et les zones humides estuariennes.
La riziculture inondée n’est pas un facteur automatique d’anthropisation du littoral, mais par les techniques qu’elle réclame et par l’organisation sociale qu’elle implique, elle en prépare cependant remarquablement bien le terrain. Poursuite de l’essartage « par d’autres moyens », les ASM peuvent être vues comme les prolongements quasi naturels des opérations de shinden (shindenkaihatsu 新田開発) menées à l’intérieur des terres (Berqueet Sauzet, 2004).
Les ASM ne se limitent cependant pas aux terres agricoles, et elles ont aussi une histoire urbaine au Japon. De fait, l’ancienneté de l’urbanisme au Japon est parallèle à une littoralisation précoce des villes, bien que cela ne soit pas systématique. Aujourd’hui, à l’exception de Kyôto京都, ancienne capitale impériale, et de Sapporo札幌, ville coloniale construite au XIXe siècle, les villes de plus d’un million d’habitants, dont les mégapoles de Tôkyô, d’Ôsaka 大阪et de Nagoya 名古屋, sont situées sur le littoral. Une grande partie, si ce n’est la moitié, de l’espace central de ces villes est construite sur des terre-pleins côtiers. Sept des vingt-trois arrondissements de Tôkyô sont concernés, dix des vingt-quatre arrondissements d’Ôsaka, ainsi que les villes de Kôbe神戸, Yokohama横浜, Hiroshima広島, etc.
Ce phénomène n’est pas en soi une spécificité locale ou historique. Si certains auteurs soulignent que le phénomène des ASM est particulièrement répandu en Asie (Bertrand et Goeldner, 1999a) un tour du monde de l’occupation du littoral montre que la plupart des côtes supportant des activités humaines sont touchées par des phénomènes d’anthropisation (Hudson, 1996). En cela Tôkyô ne fait pas exception.
De même, suivant la même chronologie que les villes d’Amérique du Nord et de l’Europe occidentale (Roncayolo, 1990), les emplacements portuaires des villes japonaises ont acquis une place particulière dans les entreprises de réhabilitation urbaine des années 1970 et 1980. Les mêmes questions se sont posées : reconversions, réhabilitations des paysages urbains, grands projets, mise à niveau des équipements dans le cadre de la conteneurisation, etc.
Parmi les terrains immédiatement mobilisables pour les opérations foncières, les friches ferroviaires de centre ville figuraient en bonne place. De vastes espaces construits sur la mer sont libérés progressivement à la même période des emprises industrielles ou portuaires. Cela a créé un effet d’aubaine qui a été d’autant plus fort que ces terrains étaient extrêmement bien situés, à quelques kilomètres seulement des centres villes.
Ces terre-pleins côtiers ont été d’autant plus la cible de projets de quartiers d’affaires qu’ils offraient des possibilités très avantageuses par rapport au reste de la ville. Ils sont bien situés par rapport au centre et la structure particulière de la propriété foncière sur ces terrains facilite et accélère le remembrement urbain. Ces espaces ont pu être mis à la disposition immédiate des promoteurs publics ou privés.
De vastes opérations sur plusieurs centaines d’hectares ont ainsi été conçues pendant la période de la Bulle. La plupart ont cependant été mises en chantier au milieu des années 1990, après l’éclatement de la Bulle, dans un contexte foncier passé à la déflation. Parmi celles-ci, l’opération RFT sur le terre-plein n°13 du port de Tôkyô est considérée comme une plus grande opération urbaine au monde, tant par la surface, pratiquement 450 hectares d’un seul tenant, que par son budget colossal, plus de 15 milliards d’euros.
Le premier chapitre de cette partie sera consacré au contexte géohistorique de la construction des ASM dans la baie de Tôkyô. Cela permettra de mieux comprendre l’ampleur et la nature des transformations de l’occupation des terre-pleins de la baie.
Dans un deuxième temps, nous aborderons la question de la capitale japonaise dans sa dimension nationale et internationale. Mais aussi dans le cadre plus local de la structuration socio-spatiale et des politiques d’aménagement à l’échelle de la ville et à l’échelle de la région urbaine, dans lesquelles s’inscrit l’aménagement RFT.
Ainsi replacé dans son contexte, nous tenterons de comprendre dans un troisième temps le déroulement de l’opération RFT jusque dans ses dernières évolutions. Nous définirons la nature de la transformation du front de mer du port de Tôkyô que cette opération a impulsée et le modèle de développement qui a essaimé par la suite dans le reste de la baie.
Ci-après sous l’acronyme de ASM.
Majoritairement des terres à riz, mais pas uniquement.