2. Le littoral accaparé

La guerre de quinze ans (jûgonen sensô十五年戦争, 1931-1945) ne forme pas de rupture dans l’industrialisation de la baie de Tôkyô. En 1940 le ministère de l’Intérieur publie un plan d’industrialisation généralisée de la baie et entreprend la construction d’usines d’armement sur terre-pleins à Sogano 蘇我 dans le département de Chiba. Une fois le choc de l’après-guerre passé, les plans d’industrialisation du littoral reprennent, accompagnés par la puissance publique. Les industries ne changent pas fondamentalement : sidérurgie lourde, chimie, puis pétrochimie, constructions navales et production électrique.

Le développement du Keihin se poursuit pendant toute la Haute-Croissance, alors qu’une nouvelle zone industrielle et portuaire se constitue sur terre-pleins le long de la côte orientale de la baie, la zone industrielle du Keiyô 京葉 (abrégé de Tôkyô-Chiba東京-千葉) (fig.4 ci-après).

Le département de Chiba utilise des terre-pleins pour financer à moindre frais les infrastructures dont le département a besoin. Les autorités locales s’associent ainsi de façon privilégiée au groupe Mitsui à qui elles délivrent des permis de remblayer. Cette dernière prend en charge les travaux de construction des terre-pleins, la voirie et les indemnités aux coopératives de pêcheurs. Les terrains sont partagés entre le département qui installe des équipements publics et des logements et Mitsui ses usines. Les lots restant peuvent alors être revendus par Mitsui qui entre ainsi dans ses frais (Edo, 1986).

Ces projets de coopération, ou plutôt de collusion, « public-privé » ont fait de la baie de Tôkyô le premier centre industriel du pays. Ce dernier représente aujourd’hui un pôle industriel qui participe à plus de 24% dans le PIB industriel du Japon, soit l’équivalent des régions industrielles de Nagoya et d’Ôsaka-Kôbe (Hanshin阪神) réunies.

Figure 3. Part du PIB industriel par département
Figure 3. Part du PIB industriel par département

L’implantation systématique des zones industrielles sur des avancées sur la mer, dans les départements de la façade pacifique (fig.3), s’est révélée particulièrement adaptée à l’accès aux matières premières et énergétiques à bas coûts en provenance de l’outre-mer. Elle est de plus parfaitement adaptée à l’exportation.

Lieu d’intense production industrielle, lourde et polluante, dangereuse, l’aménagement des avancées sur la mer en Zone Industrialo-Portuaire n’en a pas moins été le symbole et le moyen (Flüchter, 1975) de la puissance industrielle et économique du Japon de la Haute-Croissance, comme de la bonne santé économique des villes japonaises.

La révolution industrielle de la fin du XIXe siècle, puis la HCE d’après-guerre ont dévasté les littoraux, mais sont au cœur de la puissance industrielle japonaise.

L’héritage est double. Premièrement, les littoraux sont contrôlés par les grands groupes industriels et financiers de l’archipel. Parmi ceux-ci, les deux plus puissants : Mitsubishi et Mitsui. Directement ou par leur filiale, ils se partagent la baie de Tôkyô : Mitsubishi à l’ouest, à Yokohama et dans le Keihin, Mitsui à l’est, les côtes de Chiba.

Deuxièmement, et en conséquence, les industries sur terre-pleins côtiers ont coupé les villes de leur front d’eau. Matériellement parce que la côte n’est plus accessible, mentalement parce que les pratiques sur le littoral ou la mer (pêche, bateaux restaurants, ramassage des coquillages) ne sont plus possibles.

Figure 4. Les avancées sur la mer dans la baie de Tôkyô de Meiji à nos jours
Figure 4. Les avancées sur la mer dans la baie de Tôkyô de Meiji à nos jours Source : Ministère de l’aménagement du territoire et des transports et Chizu de miru tôkyô wan地図で見る東京港 (La baie de Tôkyô vue par les cartes), Tôkyô, Japan Map Center, 1995.
Notes
16.

Source : Ministère de l’aménagement du territoire et des transports et Chizu de miru tôkyô wan地図で見る東京港 (La baie de Tôkyô vue par les cartes), Tôkyô, Japan Map Center, 1995.