b. Faible qualité de la ville

Pour illustrer plus concrètement notre propos et mieux comprendre par la suite les mutations qui ont eu lieu ou qui sont en cours dans le port de Tôkyô, les photos aériennes commentées des terre-pleins Tatsumi 辰巳et Wakasu若州 mises en annexe 19 sont des exemples qui illustrent particulièrement bien ce qu’étaient les terre-pleins du port de Tôkyô avant l’opération Rinkaifukutoshin à laquelle nous consacrons le troisième chapitre de cette première partie. Ces terre-pleins forment avec Toyosu, Shinonome, Ariake有明, Yumenoshima夢の島, Shinkiba新木場, et Aomi青海 20 , un ensemble construit sur une période qui correspond grosso modo à celle de l’ère Shôwa 昭和 (1926-1989).

Mêlant tissu industriel vieillissant, centrale thermique et incinérateurs d’ordures, terrains vagues, etc., ils formaient, et forment encore pour la majorité, des marges urbaines de relégation (photo 1) des activités polluantes et/ou des installations qui nécessitent de l’espace en quantité plutôt qu’en qualité, comme les entrepôts, les ateliers mécaniques ou les entreprises du secteur de la logistique.

Les canaux qui séparent les îles artificielles du secteur du port n’étaient qu’un réseau d’eaux saumâtres, avec des problèmes d’eutrophisation (les marées rougesakashio  赤潮).

Dans cet espace, le trait de côte est malaisé à définir et cartographier. Où se situe le front de mer dans le dédale des canaux du port de Tôkyô ? Sans cesse rattrapée par la construction de nouveaux terre-pleins, ou alors intégrée à la ville avec le comblement de canaux, la côte est difficile d’accès et l’horizon de la baie de Tôkyô est rarement visible depuis la terre.

L’accès au littoral varie selon qu’il s’agisse de terre-pleins usines ou de terre-pleins aux mains de la puissance publique. Lorsqu’il s’agit de terre-pleins industriels ou portuaires, la côte est inaccessible (photo 2). Dans les cas où cette dernière est ouverte, le « vrai front de mer » n’est finalement jamais accessible pour la raison suivante : une fois l’accès gagné, les terre-pleins de la génération suivante sont déjà en construction, et ce sont les monticules de terre des travaux de remblaiement qui font le plus souvent office d’horizon…

Photo 1 : Au centre du terre-pleins de Wakasu若州 (Tôkyô, Kôtô-ku)
Photo 1 : Au centre du terre-pleins de Wakasu若州 (Tôkyô, Kôtô-ku)

© Scoccimarro 2001

Photo 2 : Littoral interdit à Shibaura fûto (Tôkyô, Minato-ku)
Photo 2 : Littoral interdit à Shibaura fûto (Tôkyô, Minato-ku)

© Scoccimarro 2001.

D’une qualité aménitaire et urbaine très médiocre, la zone des terre-pleins de Tôkyô comporte paradoxalement de nombreux parcs, comparée aux autres arrondissements centraux du Tôkyô-to (fig.8).

Nous l’avons vu avec Tatsumi et Wakasu, une part importante des terre-pleins est occupée par des parcs publics. Construits sur un modèle standardisé, peu reliés au reste de la ville, à moins de se déplacer en voiture, ces parcs sont très peu fréquentés si ce n’est par les riverains.

Figure 8 : Surface de parcs par habitant et par arrondissement.
Figure 8 : Surface de parcs par habitant et par arrondissement.

Sources : Tôkyô Statistical Year book 2004

Sans infrastructures commerciales d’accueil, vieillots, avec une qualité paysagère médiocre, ils sont en outre rarement en liaison avec les nombreux éléments aquatiques qui les entourent : canaux, passerelles, bassins portuaires, mer.

En journée ils profitent aux employés des entreprises alentour pour la pause déjeuner, ou comme aire de repos pour les camionneurs et les dockers. Lorsque l’accès à l’eau de mer est possible, retraités et pêcheurs du dimanche, viennent taquiner le dojô 21  ; on espère qu’ils ne le consomment pas (photo 3, ci-après).

Ces parcs sont surtout la conséquence de l’obligation faites depuis 1973 par le secrétariat d’état à l’Environnement (Kankyôchô 環境庁), de réserver une part des surfaces construites en terre-pleins pour des espaces publics et des accès à la mer. Ainsi, paradoxalement, les arrondissements de la Ville basse qui comportent le plus de terre-pleins sont aussi ceux qui ont les surfaces de parcs par habitant les plus élevées de la capitale. Le cas de l’arrondissement de Chiyoda est particulier : il héberge le palais impérial et les esplanades qui lui font face, ainsi que les quinze hectares du parc Hibiya 日比谷, un des premiers parcs publics de la capitale.

Photo 3 : Parc marin « Aomi futô » au Sud de la zone 13 du port (Tôkyô, Kôtô ku)
Photo 3 : Parc marin « Aomi futô » au Sud de la zone 13 du port (Tôkyô, Kôtô ku)

© Scoccimarro 2001.

La piètre qualité esthétique de ces espaces verts montre le peu de cas qui est alors fait de l’aménagement de zones destinées aux populations vivant dans cette partie de la ville. Elle est aussi symbolique du sort réservé aux fronts de mer dans les villes japonaises.

Par ailleurs, très peu d’accès sont prévus pour accéder à ces parcs. Cependant, s’il n’a pas peur de marcher, le promeneur courageux trouvera néanmoins une certaine tranquillité dans ces espaces, parfois même, un air venu du large. On réalisera alors à cette occasion qu’il existe vraiment, hors des sentiers battus par les médias et le conformisme de certains loisirs, des endroits où la surpopulation de l’archipel Japonais et de sa mégapole est vraiment un mythe.

Parents pauvres et délaissés des grandes agglomérations côtières du Japon, les littoraux des mégapoles japonaises ne faisaient manifestement pas partie du champ de l’urbanité.

Attenant au cœur des mégapoles et en particulier du l’hypercentre de Tôkyô, les terre-pleins occupent en revanche un emplacement particulièrement stratégique dans la ville : pour peu qu’ils soient reconvertis et mis à niveau, ils peuvent être les lieux privilégiés et rapides d’une expansion du centre si celui-ci venait à avoir besoin de réserves foncières.

Notes
19.

Voir annexe II. p. 223 et p. 224

20.

Voir les cartes des terre-pleins du port de Tôkyô en annexe II.

21.

Poisson de la baie de Tôkyô, consommable encore dans quelques restaurants de l’ancienne shitamachi autour d’Asakusa.