b. Un vaste complexe urbain de loisirs

La zone 13 du port de Tôkyô était peu prédisposée à devenir le pôle d’attraction qu’elle est aujourd’hui. L’aménagement a peut-être réussi là où personne ne l’attendait : il a permis d’insérer les terre-pleins du port dans la vie urbaine Tôkyôte. Le front de mer est désormais visible et accessible. Il ne se limite plus à des digues de bétons, des eaux malodorantes ou des ersatz de parcs marins. Il est fréquenté par les habitants ordinaires. Ceux-ci pratiquent l’excursion quotidienne, mais aussi du véritable tourisme, passant une nuit ou deux, le temps d’un week-end, dans les grands hôtels de la zone. Ceux-ci multiplient leurs promotions pour contrer leur faible taux de remplissage et visent plus la clientèle Tôkyôte (restaurant avec vue « Tôkyô by night » et nuitée sur place) que celle des hommes d’affaires.

La Zone 13 est devenue, au moins quantitativement, l’un des hauts lieux de la mégapole de Tôkyô. Son paysage de carte postale fonctionne comme une vitrine et un point de vue valorisant pour la ville. L’opération Rinkaifukutoshin, même si on ne retient que le nom Daiba, est aussi régulièrement évoquée par les observateurs de passage à Tôkyô 80 .

En dépit de la fréquentation impressionnante de l’aménagement par les populations de touristes urbains et de visiteurs, le Rinkaifukutoshin n’est pourtant ni une zone d’affaires, ni même un véritable quartier de ville. Cette fréquentation est par ailleurs très saisonnière, comme les aménageurs le reconnaissent et comme nous avons pu le constater lors de nos sorties sur le terrain. Concrètement l’endroit est désert les jours de semaine, encore plus pendant l’hiver. Peu de personnes s’aventurent au delà de Daiba. Il y a ainsi un fort contraste entre les zones commerciales très fréquentées et le reste de l’aménagement désertique.

Le RFT correspond aujourd’hui surtout à une méga enclave ludique dans le port de Tôkyô. Une zone où le touriste-consommateur est l’actant privilégié et où l’offre de loisir est déclinée au maximum (Gravari-Barbas, 2001). Ce type de produit urbain ne constitue pas une nouveauté en soi : les aménagements de front de mer se sont largement diffusés à partir du modèle nord-américain. En revanche ils n’existaient pas comme tels au Japon et le RTF en est le premier prototype pour l’archipel. Il en est de même pour l’espace public créé sur le RFT dans les équipements commercio-ludiques : même factices, les placettes, les rues déambulatoires ou les cafés terrasses sont des éléments nouveaux dans les pratiques urbaines locales qui seront décrites plus en détails dans notre troisième partie (chapitres 6 et 7).

Photo 9 : Emplacement pour une photo romantique face au paysage de carte postale du RFT (Daiba
Photo 9 : Emplacement pour une photo romantique face au paysage de carte postale du RFT (DaibaDecks Tokyo).

© Scoccimarro 2007.

Ces aménagements ont offert un mode de reconversion du front de mer en montrant une voie à suivre pour aménager les parcelles vacantes ou en passe de se libérer dans le contexte de la fin des années 1990, marqué par l’effet frigorifiant de la déflation foncière. Ils mettent aussi en évidence le rôle de la fréquentation par les jeunes couples comme effet entraînant dans la renommée d’un site, ensuite diffusé au reste de la population. Cela produit concrètement une multiplication des infrastructures destinées à ce public jeune et vite captif : bancs pour observer le paysage, points de vue pour la photographie (photo 9)… C’est une tendance clairement observée dans la capitale depuis l’aménagement du RFT qui tend de plus en plus à devenir un levier de revitalisation de certains quartiers (Masai, entretiens 1998-2001 ; Maeda, entretiens 2004 ; Taguchi, entretiens 1999-2005 ; Gôtô, entretiens 2007 ; Tanabe, entretiens 2007).

Pour le TMG, depuis l’arrivée au pouvoir d’Ishihara Shintarô en 1999, l’objectif est en tout premier lieu de terminer l’opération (Sasaki, 2003 ; Matsunawa et Ôkubo, 2005). Le Rinkaifukutoshin n’est plus aujourd’hui un élément du dispositif pour renforcer la mégapole de Tôkyô comme cela était le cas dans les années 1980 pendant la mandature Suzuki. Il n’est ainsi pas intégré à part entière au super centre-ville (center core) que Ishihara veut faire des quartiers du Yamanote.

Dans le plan Tôkyô Megalopolis du TMG promu par Ishihara, Le littoral de la baie de Tôkyô est considéré à la fois comme un passage pour les axes de communication entre les trois départements de la baie, revenant à un rôle plus classique de l’usage des terre-pleins côtiers. Mais l’aire du port de Tôkyô est parallèlement incluse dans la ceinture verte qui devrait entourer le Center Core. Le RFT (Waterfront Subcenter sur le schéma ci-après) est à la fois intégré en partie au centre urbain, à la zone de verdure et au passage des infrastructures routières de la baie de Tôkyô (fig. 45).

Figure 45 : Schéma théorique du plan Tôkyô Megalopolis et sa retranscription à l’échelle de la mégapole
Figure 45 : Schéma théorique du plan Tôkyô Megalopolis et sa retranscription à l’échelle de la mégapole

Source : TMG

La fonction tertiaire de haut niveau est amoindrie dans cette partie de la capitale. Un grand investisseur sur le front de mer de Tôkyô, Mitsui Fudôsan, ne s’y est pas trompé. Alors que l’entreprise immobilière possédait une parcelle extrêmement bien placée dans la zone du téléport (Aomi-A), c’est finalement sur Shiodome汐留, à proximité de la gare de Shinbashi新橋 et du quartier de Ginza qu’il a investi dans l’immobilier d’affaires sur une grande friche ferroviaire. Pour la zone des terre-pleins du port, Mitsui se contente de ce qui a fonctionné sur le Rinkaifukutoshin : front de mer ludique pour les couples et shopping mall pour les familles 81 .

***************************************************************

Nous avons tenté d’établir dans cette partie que les ASM dans la baie de Tôkyô ne dataient ni de la HCE, ni même de l’industrialisation du Japon à la fin du XIXe siècle. Inscrites dès les début de la construction d’Edo au XVIe et XVIIe siècle, le littoral de la baie est anthropisé dans le cadre d’une longue histoire urbaine. Celle-ci débute avec le développement de la ville basse, (Shitamachi) d’Edo.

Au XIXe et XXe siècles, les quartiers populaires de la capitale s’étendent sur le front de mer dans le prolongement de la Shitamachi. Cela se fait d’abord par la transformation des polders agricoles en espaces urbains où s’implantent des premières industries. Dans le même temps la Shitamachi historique, les quartiers de Shinbashi, Ginza, Nihonbashi, se transforment en CDB de la capitale japonaise.

L’essor industriel et les avantages comparatifs des implantations littorales pour l’approvisionnement en matière premières et pour l’exportation des biens manufacturés favorisent l’emprise des grands groupes industriels sur l’ensemble du littoral de la baie de Tôkyô. Dans un premier temps en direction de Yokohama, avant-port de Tôkyô avant guerre, puis pendant la HCE la construction de ZIP se poursuit vers le littoral du département de Chiba.

Les terre-pleins côtiers sont alors des zones industrielles et portuaires très actives mais polluées et interdites aux citadins ordinaires. Ce sont des espaces en marge de la centralité urbaine, dans des villes qui tournent le dos à leur dimension marine.

L’accession de Tôkyô au statut de ville mondiale dans les années 1980 combinée au phénomène de la Bulle Foncière produit une demande très forte en nouveaux espaces de bureaux dans la capitale. Dans un contexte local où le remembrement urbain est long et fastidieux, un nouvel avantage comparatif des ASM voit le jour : la possibilité de disposer immédiatement de vastes parcelles à proximité des centres villes. Certaines d’entre elles sont alors choisies par les grands opérateurs, privés ou publics, de la mégapole pour y concevoir de grands projets urbains. Le plus vaste d’entre eux, le Sous-centre du front de mer de Tôkyô est mis en œuvre par le TMG au cœur de l’euphorie foncière, en 1988. Il se veut la projection du centre sur des espace des terre-pleins du port très peu touchés jusqu'alors par les activités tertiaires.

Nous avons vu cependant comment le mode de gestion de l’opération, la démesure des travaux adaptés uniquement à un marché hautement spéculatif, sont particulièrement dramatiques lorsque la conjoncture se retourne après le dégonflement de la Bulle en 1991.

Tout n’est cependant pas perdu pour la zone 13 du port de Tôkyô. Certes, le RTF a échoué dans sa fonction « concentration du Toshin » et « nouvelle ville pour le XXIe siècle ». En revanche, les aménagements du front de mer inclus dans les plans, plages, promenades et les points de vue sur Tôkyô, constituent les éléments d’un autre départ pour le RFT. Au fur et à mesure que les infrastructures de liaisons ferroviaires se mettent en place, celui-ci devient une véritable enclave ludique au sein des terre-pleins du port de Tôkyô.

Cette nouvelle fonction permet de drainer sur la zone plus de quarante millions de visiteurs par ans à partir de 2003. C’est une véritable ouverture du front de mer de la capitale au public. Elle initie une modification du rapport entre la mer et les habitants, mais aussi entre le front d’eau et les investisseurs. Ceux-ci constatent bien que les terre-pleins du port peuvent être utilisés autrement que comme bases industrielles ou portuaires. En cela, le RFT a servi de zone expérimentale, à un moment où l’emprise industrielle sur les parties anciennes du port de Tôkyô se libère.

Ce modèle du front de mer façon RTF s’est ainsi diffusé au reste des restes des terre-pleins du port. D’aménagement pour le tertiaire d’affaires, c’est sur la base d’un nouvel acteur, la population (visiteurs et habitants), que le port de Tôkyô a entamé une profonde reconversion. Celle-ci prend la forme d’un mitage des terre-pleins du port par des ensembles d’habitations de haut niveau où le front d’eau constitue un argument de vente, associant des shopping malls pour faire venir le chaland, les jeunes couples dans un premier temps, et créer la notoriété des lieux, diffusée ensuite à l’ensemble de la population de la mégapole.

C’est l’objet de notre seconde partie, dans laquelle nous montrerons les effets de cette reconversion dans la recomposition socio-démographique de la capitale.

Notes
80.

Dernier exemple en date : Julien Glauser (2007), « Lettre de Tôkyô » Urbanisme n° 356, septembre-octobre 2007.

81.

Toyosu Lalaport , voir, infra Partie II chapitre 2e