Chapitre 4. Trois échelles pour analyser le retour au centre ville

A. Retour à Tôkyô

Un exode rural rapide et massif caractérise la démographie du XXe siècle au Japon. Il est particulièrement important dans la période de l’immédiate après guerre lorsque les campagnes très populeuses fournissent la main d’œuvre dont la Haute-Croissance économique a besoin.

Originaire des régions périphériques du Tôhoku ou du Kyûshû, ces travailleurs employés dans les zones industrielles grossissent les quartiers populaires puis les banlieues-dortoirs naissantes situées autour des métropoles japonaises (Funabashi, Chiba, Kawasaki). Dans les années 1950 Tôkyô et Ôsaka deviennent ainsi les plus grandes villes du monde.

Ce mouvement migratoire, à sens unique, campagnes-métropoles est nommé « I turn » (Iターン), par les géographes japonais (Berque, 1982 ; Pelletier, 1994b ; Takahashi et al, 2005 ; Minoru, 2006). La forme de la lettre I représente le trajet des migrants.

Dans la deuxième phase de la HCE, des mesures nationales voient le jour pour tenter de limiter les déséquilibres entre les régions mégapolitaines et les campagnes qui se dépeuplent. Dans les mégapoles, la croissance industrielle pose aussi des problèmes de congestion, de pollution et de cadre de vie.

Des politiques d’aménagement visent à rééquilibrer le territoire en déconcentrant l’activité industrielle vers les campagnes. Cela prend la forme de plans d’industrialisation des périphéries et de la promotion du retour des anciens migrants vers leurs régions d’origine, exploitant le concept de retour au furusatô故郷, le village natal.

Elles sont menées par l’administration centrale (IIe plan d’aménagement du territoire 1969) et reprises par le pouvoir politique, en particulier le concept de restructuration de l’archipel par le premier ministre Tanaka Kakuei 田中角栄(le Kaizôron改造論, en 1972). Ces plans se traduisent par de vastes chantiers d’industrialisation lourde, combinats pétrochimiques, aciéries, en parallèle avec de grands travaux d’infrastructures de transports : autoroutes, ponts, tunnels, TGV, aéroports.

Ces projets sont cependant confrontés à la fin de la HCE, caractérisée par le choc de 1973 et la réorientation de l’industrie japonaise vers des productions industrielles plus légères, industries automobiles, puis haute technologie. Les infrastructures seront construites, mais les projets de combinats restent sous-développés.

Au niveau de la redistribution des populations dans l’archipel, on observe bien un tassement de l’exode rural pendant les années 1970. Cependant au lieu de bénéficier aux districts ruraux, ce sont les métropoles de région qui gagnent en habitants. S’il y a retour vers les zone périphériques, celui-ci n’est pas parfait : au lieu d’une forme en U (un « U turn » Uターン), ce retour à mi-parcours forme plutôt un J et c’est un « J turn » ( Jターン) qui qualifierait ce retour incomplet, à mi-parcours.

Ainsi, au lieu d’un rééquilibrage des mégapoles au profit des provinces, les premières voient grossir leur sphère d’influence et leur emprise physique sur le territoire.

A l’intérieur des zones mégapolitaines les gains de population qui reprennent à partir des années 1980 ont deux aspects contradictoires.

Figure 46 : Solde migratoire inter-départements pour l’année 1980.
Figure 46 : Solde migratoire inter-départements pour l’année 1980.

Alors que les périphéries grossissent en accueillant les nouveaux migrants, les centres villes se dépeuplent. Par exemple, en 1980, le département de Tôkyô est celui qui perd le plus d’habitants, avec un déficit de 95 000, suivi par le département d’Ôsaka qui perd 40 000 habitants.

Ainsi, à l’échelle du Kantô on observe une croissance des départements limitrophes du Tôkyô-to alors que ce dernier perd des habitants. Le phénomène est plus fort encore pendant la période de Bulle qui consacre la croissance démographique des périphéries aux dépens du centre, formant le phénomène de beignet (dônattsu genshô  ドーナッツ現象).

Les banlieues et grandes banlieues bénéficient à la fois de la poursuite de l’exode rural et du renforcement tertiaire du centre. Les prix fonciers et la concurrence pour l’usage du sol conduisent à évincer les habitants de ce centre, pour des raisons économiques, ou à cause d’un cadre de vie peu adapté à la vie de famille.

En 1990, à la veille du dégonflement de la Bulle, le solde migratoire inter-départements est toujours négatif pour Tôkyô et Ôsaka dont les départements perdent chacun plus de 50 000 habitants dans l’année. Les départements qui gagnent le plus d’habitants sont toujours ceux de la couronne mégapolitaine de Tôkyô : Kanagawa, Chiba et Saitama. Ils sont en outre les départements où le phénomène de vieillissement est le plus faible de l’archipel.

Figure 47 : Population âgée par département en 2002.
Figure 47 : Population âgée par département en 2002.

C’est alors un Japon à trois vitesses : des campagnes qui perdent leur habitants et qui vieillissent, des grandes banlieues qui concentrent le produit de l’exode rural et de l’exode des centre-ville, et enfin un centre ville en voie de dépeuplement.

Ce profil reste encore vrai aujourd’hui en l’état, mais les dynamiques apparues à partir de 1997 sont en passe de transformer ce schéma. Depuis cette date en effet le solde migratoire national vers la capitale s’est inversé et depuis le département gagne de nouveau des habitants.

Tôkyô n’est que la tête de pont de la croissance démographique de la mégapole de Tôkyô. On constate un phénomène de contagion qui touche l’ensemble des départements de l’aire métropolitaine (Tôkyô-ken, voir définition fig.9 p.35) qui voit leur solde positif augmenter depuis en ampleur.

Les départements ruraux continuent de fournir la mégapole en habitants, mais cette fois ce sont les personnes originaires de la région d’Ôsaka qui forment le gros des migrants. Avec le tassement de la croissance de la mégapole d’Ôsaka, la suprématie de Tôkyô se renforce encore plus au sein de l’archipel. Le Tôkyô-ken gagne ainsi entre les recensements de 2000 et 2005. 114 688 habitants dont 22 607 proviennent de la sphère d’Ôsaka (Kyôto, Ôsaka, Hyôgo, Nara), une peu moins de 5 000 de la sphère de Nagoya (Aichi愛知, Gifu岐阜, Mie三重) et 87 233 du reste du Japon (Pelletier, 2007).

Figure 48 : Solde migratoire inter-départements pour l’année 2005.
Figure 48 : Solde migratoire inter-départements pour l’année 2005.

Dans l’aire métropolitaine, c’est désormais le département de Tôkyô qui gagne le plus d’habitants, surpassant les départements périphériques (fig. 48). À l’intérieur du Tôkyô-to, le phénomène se double d’un repeuplement des arrondissements centraux qui eux gagnent désormais le plus d’habitants.