3. Les rapports au quartier et aux populations environnantes

L’arrivée de populations plus aisées dans cette partie de Tôkyô et la mutation démographique qui en découle ont transformé les quartiers préexistants dans un processus qui relève de la gentrification. Une dimension nous semble cependant importante à préciser concernant la nature du bâti rénové. Il permet une cohabitation sociale et générationnelle plus complémentaire que concurrentielle.

Photo 18 : Tour d’habitation de River Side 21 depuis les vieux quartiers environnants de Tsukishima
Photo 18 : Tour d’habitation de River Side 21 depuis les vieux quartiers environnants de Tsukishima

© Scoccimarro 2005.

Il y a en effet peu de points communs entre le tissu préexistant des maisons en bois à deux étages et les tours nouvellement construites (photo 18). Les premières amalgament tous les caractères des quartiers populaires de Tôkyô : micropropriété, maisons basses à structure en bois, bâti vétuste et très ancien, populations vieillissantes. Les CES s’élèvent pratiquement tous à 100% au sein de ruelles étroites. Socialement, il s’agit d’anciennes familles de pêcheurs 122 , d’artisans et de petits commerçants qui ont leur ateliers ou leurs boutiques au rez-de-chaussée de leur maison. Bref, un quartier typique de la shitamachi.

À l’inverse, à la périphérie immédiate et parfois sur la parcelle attenante ce sont des tours de plus de cent mètres de hauteur à structure antisismique en acier, occupées par de jeunes couples avec enfants dans des appartements en copropriété ou en location. Les CES atteignent 80% au maximum tandis que des espaces verts soignés occupent les interstices et la voierie. Le tissu commercial se résume en des supermarchés équipés de galeries marchandes. Les résidents sont des sararîman サラリーマン (employés de bureaux, cadres moyens et supérieurs) qui n’ont cependant pas chassé les autres. Leur présence n’est pas forcement négative.

Tout d’abord, ils animent les quartiers. Nous l’avons clairement constaté au long de nos fréquentes visites du terrain. Certes, il s’agit de trajets entre les appartements et la gare de personnes ne travaillant pas sur place, mais cela modifie l’ambiance. Les familles, dont les enfants jouent au pied des manshon, débordent des périmètres de leurs parcelles. Ce ne sont pas des communautés fermées. Il se crée une vie de quartier qui n’existait pas auparavant. Cela se fait d’autant mieux que les nouveaux arrivants, bien que faisant partie de la classe moyenne, supérieure ne relèvent pas de l’élite économique de la capitale. Celle-ci, plus sujette à l’entre soi, reste dans les quartiers de la Villa haute de l’arrondissement de Minato.

Le trafic autoroutier sur les grands axes comporte plus de voitures personnelles et moins de camions qu’auparavant. La visite des quartiers est aussi plus anonyme : le promeneur y passe inaperçu, dans des rues plus ouvertes à la circulation où l’espace privé et public est plus clairement défini par les seuils des halls d’entrées.

De nouveaux commerces ouvrent en conséquence. Installés à proximité des stations de métro, celles-ci s’agrandissent et tendent polariser l’activité commerciale, ce qui n’était pas le cas auparavant.

À l’intérieur du vieux bâti, comme dans le quartier de Tsukudajima au sud-est de River City 21, on constate l’apparition de petits commerces d’artisanat local (photo 19). Ils semblent authentiques et sont tenus par des personnes âgées, dans un bâti en bois réhabilité. Le vieux port de Tsukudajima, l’un des plus vieux de la baie de Tôkyô, a été rénové. C’est sans doute un processus de muséification qui est en cours. Tsukudajima est devenu un lieu plus populaire qu’auparavant pour les balades dans Tôkyô. Le quartier est plus accessible, plus agréable aussi car moins industriel. La construction de logements s’est accompagnée d’une rénovation plus générale des espaces publics et d’un aménagement plus soigné des digues de la Sumida qui profitent à tous les habitants, anciens comme nouveaux venus.

Dans d’autres cas en revanche, ce sont des bâtiments désaffectés d’entreprises qui sont transformés en restaurants « branchés » (photo 18) et proposent une offre, jusqu’à présent inédite, née de la recomposition sociodémographique du quartier. Parallèlement de vieux ramen.ya de quartier ont fermé.

Photo 19 : Une échoppe d’artisan à l’intérieur du quartier (gauche) qui profite de l’arrivée des nouvelles populations pour développer une activité commerçante qui n’existait pas auparavant.
Photo 19 : Une échoppe d’artisan à l’intérieur du quartier (gauche) qui profite de l’arrivée des nouvelles populations pour développer une activité commerçante qui n’existait pas auparavant.

© Scoccimarro 2005.

Photo 20 : Un entrepôt reconverti en café-bar à thème à proximité de la station Tsukishima.
Photo 20 : Un entrepôt reconverti en café-bar à thème à proximité de la station Tsukishima.

© Scoccimarro 2005.

Dans tous les cas, ces quartiers de terre-pleins ont été revitalisés et l’un des objectifs de la mairie d’arrondissement est atteint : le maintien de populations en place et la renaissance de quartiers qui connaissent de très forts taux de vieillissement dans le bâti ancien. La muséification du quartier pourrait cependant avoir des limites : les autorités locales ont la volonté de faire disparaître les mokuzo apâto, considérés comme trop dangereux face au risque de séisme, quitte à reloger leurs habitants dans des opérations de type Triton Square jusqu’à ce que tout le bâti ancien soit renouvelé (Saitô et Tano, entretiens 2005).

La venue de ces populations plus jeunes ne recréera certainement pas le tissu des solidarités traditionnelles de quartier comme le souhaiteraient les autorités municipales 123 . La repopulation permet en revanche de maintenir des commerces et des services de proximité qui auraient sinon disparu. La mairie évite ainsi les problèmes que connaissent les banlieues en désurbanisation de la périphérie de Tôkyô où les autorités sont confrontées au dépérissement de pans de villes, en particulier dans les quartiers les plus populaires (Ishii, 2005).

Cette gentrification des terre-pleins du Chûô-ku est réelle, mais elle est multiforme et doit être analysée sous l’angle de plusieurs éléments.

Premier point, rappelons qu’elle concerne des populations originaires des banlieues ou des arrondissements périphériques des 23 ku. Leur retour en ville est permis par une offre de logements qui n’est possible que parce que les prix fonciers ont baissé. Ainsi le processus ne correspond pas à des schémas plus classiques de gentrification issus d’un renchérissement des prix centraux qui reporte les hautes classes et les classes moyennes supérieures vers les quartiers populaires, rejetant par effet de dominos les classes moins aisées vers la banlieue. Cela explique en grande partie que cette gentrification ne produise pas, ou produise moins, cela doit être à vérifier dans les années qui viennent, un phénomène d’exclusion de populations antérieures. La nature de ces dernières y est aussi pour beaucoup : ce sont les familles qui ont fui pendant la Bulle alors que les personnes âgées sont restées sur place car elles possédaient leur terrain. Enfin la présence de nombreuses parcelles industrielles dans cette partie du port a facilité, sinon permis cette reconversion vers le logement.

Deuxième point, les plus grandes parcelles du port sont aux mains de grands groupes qui ont transféré la propriété des terrains de leur branche industrielle vers leur branche immobilière. Pour développer leurs parcelles sur la base de l’immobilier de logement, ces groupes intègrent la Toshisaisei. Celle-ci, avec son statut autonome, opère sur des terrains privés, en construisant un parc de logements en partie subventionné et moins élitiste que les immobilières privées qui, elles, construisent des tours plus luxueuses. Cela forme en tout cas, à l’échelle de la parcelle, une certaine mixité sociale. Cette dernière est surtout à visée pragmatique : la diversité sociale et générationnelle est aussi un moyen de se prémunir des variations du marché.

Cette pratique cadre bien avec la volonté de la municipalité qui souhaite à la fois maintenir les populations historiques du ku sur place mais aussi traiter le problème du vieillissement de ces dernières. L’arrivée de ces nouvelles populations permet de revitaliser le réseau commercial, de réimplanter des cliniques. L’un des objectifs de l’arrondissement est aussi de sécuriser la zone contre les risques de séismes et d’incendies. Cela supposerait la destruction des vieux quartiers de maisons en bois. Leur remplacement par des manshon conduira à une gentrification totale avec, cette fois, la disparition des reliquats pittoresques de ces vieux terre-pleins du port de Tôkyô.

Notes
122.

Également des gérants de bateaux restaurants (yakatabune屋形船, voir infra Partie III Chapitre 1) dont les embarcations mouillent dans les canaux du terre-plein de Tsukishima.

123.

Chûô -ku fukushi no machidukuri jisshi houshin中央区福祉のまちづくり実施方針 (Plan pour la mise en place d’un urbanisme d’assistance dans l’arrondissement de Chûô), Arrondissement de Chûô, doc. 10 p., non datées, fourni par l’arrondissement de Chûô le 08/02/2005.