A. Les questions posées par la notion de manque de place ou de pénurie d’espace

1. Sur la relation entre rareté et surpeuplement : tout justifier par le manque d’espace

Dans L’Archipel accaparé, Philippe Pelletier reprend une série d’affirmations péremptoires sur le « bien connu » manque d’espace au Japon (Pelletier, 2000b). Citons quelques exemples : « Dès l’origine de leur histoire, à l’extrémité du continent, les Japonais ont été confrontés à des défis dont l’un est permanent, la rareté de l’espace » ou encore « [Le Japon est un] e space toujours à l’étroit sur son archipel, dénué de ressources naturelles et énergétiques, et enfin de terres cultivables » (Servoise, 1995 p. 11 et p.154).

Ces affirmations ne concernent pas uniquement les essayistes. On retrouve cette idée dans des revues scientifiques : « Constamment à l’étroit sur un territoire géographiquement limité, mais démographiquement expansif » (Tiry, 1997), comme une décennie auparavant, on pouvait déjà lire que «  les constructions en mer (sont) rendues indispensables en raison de l’exiguïté du territoire  » (Ceccaldi, 1989)

Dès 1986, Augustin Berque signalait pourtant que « la civilisation japonaise paraît bien n’avoir pas étendu son écoumène autant qu’elle l’aurait pu », qu’au Japon « l’intensif a généralement prévalu sur l’extensif alors même que les techniques eussent permis d’utiliser de plus vaste espaces » et que « cet écoumène (…) s’est concentré dans les basses terres à un degré que ne montre pas les écoumènes voisins : en Corée comme en Chine, l’agriculture, l’élevage, la foresterie ont plus intensivement utilisé la montagne ; tandis que les peuples malais et polynésiens ont plus extensivement parcouru les mers » (Berque, 1986, p. 66).

Ainsi l’utilisation intensive de l’espace semble d’abord être un choix de civilisation qui s’est perpétué plus ou moins consciemment aujourd’hui, plus que le résultat d’une contrainte physique. Elle se vérifie aujourd’hui à travers la concentration démographique sur une portion réduite de l’archipel, malgré les possibilités physiques d’expansion permise, par exemple par les déprises agricoles (Pelletier, 1994b). La société japonaise contemporaine dispose par ailleurs des moyens techniques d’étendre son territoire en gagnant sur la mer et sur les collines.

La question n’est pas neutre. Que ce soit l’expansionnisme à la fin du XIXe et XXe siècle ou la taille exiguë des appartements, les prix fonciers, et bien entendu les terre-pleins côtiers, cette question du manque d’espace au Japon est récurrente lorsqu’il s’agit d’expliquer ou de justifier un phénomène historique, géographique ou économique (Pelletier, 2000b). Dans ce contexte, traiter de la question des avancées sur la mer revient à expliquer, sinon à justifier, le manque d’espace au Japon. La notion est d’ailleurs reprise par les Japonais eux-mêmes à travers un discours sur la théorie du pays exigu (semaikuni狭い国), ou l’espace qui fait défaut (kûkan ga tarinai 空間が足りない).

Mais dans les ouvrages qui traitent de la question des ASM, le lien entre « manque d’espace » et « avancée sur la mer » n’est pas évoqué, même dans les livres de vulgarisation géographique (Asai, 1997). Dans les ouvrages plus spécialisés traitant de la géographie du Japon dans son ensemble, la question n’est pas une seule fois évoquée, même dans les chapitres concernant les plans d’industrialisation du territoire pendant la HCE.

Dans les brochures explicatives publiées par les départements ou les mairies détaillant les aménagements sur terre-plein et les projets sur la mer, nous n’avons jamais rencontré l’argument. Pourtant pour des projets contestés comme celui du RFT à Tôkyô ou encore la construction de la deuxième voie express côtière, de tels arguments pourraient être utilisés pour justifier les travaux. À la place, ce sont les arguments plus classiques et plus terre-à-terre qui sont avancés, ceux du développement économique, de la promotion de nouveaux équipements, ou encore la promesse de villes du futur.

Nous avons constaté que plus on approche de la réalité des aménagement sur terre-pleins, plus cette justification disparaît et apparaît comme infondée. Ainsi, si nous avons souvent entendu l’argument lors de conversations informelles avec des responsables ou des géographes japonais, jamais elle n’est apparue lors de nos entretiens de recherches, quels que soient les acteurs.