Conclusion

De grands projets d’aménagements sur le front de mer ont participé à la transformation des cœurs historiques de la baie de Tôkyô. Nous nous sommes concentré sur les zones du port de Tôkyô, mais on retrouve un mouvement similaire à Yokohama, sans toutefois que le poids de la reconversion n’influe autant sur la démographie du centre de la ville.

En revanche, la refonte paysagère, la transformation d’un aménagement de centre d’affaires en zone ludico-commerciale se retrouvent quasiment à l’identique. En cela, à Tôkyô comme à Yokohama la rénovation des terre-pleins est un processus particulièrement décisif dans la création d’une nouvelle image de ville.

Des projets du départ, lorsqu’il s’agissait de déconcentrer ou de renforcer le centre, à la situation actuelle, l’évolution du marché foncier a été déterminante dans la conduite des opérations. En cela, sur terre comme sur les terrains gagnés sur la mer, le rôle des prix fonciers se confirme comme des éléments organisateurs de la mégapole. Le renforcement du centre avec le retour d’immeubles de bureaux au sein du Toshin, autour du palais impérial, ou à sa proximité immédiate, signale le maintien de sa force de gravité.

S’agissant de la reconversion fonctionnelle des terre-pleins du port de Tôkyô, deux éléments sont à dégager.

Tout d’abord, ce sont toujours les mêmes acteurs qui contrôlent le front de mer. Celui-ci reste accaparé par les grands groupes industriels et financiers. Certes, ce n’est plus uniquement le lieu des grands combinats polluants mais de plus en plus des zones qui allient consommation et loisirs dans un cadre agréable. Mais on retrouve ces deux groupes, Mitsubishi et Mitsui , qui continuent à se disputer l’espace littoral. Cela se fait soit directement, soit par les entreprises qui leur sont affiliées, mais sur d’autres secteurs que l’industrie lourde et/ou portuaire.

On peut voir l’opération du Rinkaifukutoshin comme un essai du TMG de monter une opération urbaine où l’autorité publique aurait gardé le contrôle de l’ensemble, le secteur privé n’intervenant pas directement dans la conception et la gestion de l’ensemble. Trop dépendante de l’état du marché foncier, cette tentative semble avoir échoué. Finalement, après avoir vainement créé sur le front de mer un nouveau centre d’affaires, le TMG vend ses parcelles au secteur privé. Celui ci y aménage alors des constructions sans rapport avec les plans du départ et les POS théoriquement en vigueur sur la zone.

À l’inverse du Rinkaifukutoshin, les petites opérations menées par le secteur privé et en association avec la Toshisaisei se sont développées à un rythme bien plus rapide sur de plus anciens terre-pleins du port de Tôkyô. Ce processus de rénovation du port se révèle plus efficace que le mégaprojet urbain type Rinkaifukutoshin.

De nouveaux acteurs sont également apparus sur le front de mer, les populations urbaines, habitants (résidant sur place) et visiteurs (venant du reste de Tôkyô). Elles font désormais partie intégrante du fonctionnement des opérations de reconversion des terre-pleins auxquelles elles donnent un sens. Celui-ci correspond, soit à la fréquentation sur le mode touristico-commercial des équipements construits, soit à la forte demande en logements au centre de la capitale qui dynamise la construction des tours d’habitation, les kôsômanshon.

Ce retour à l’urbain sur la zone du port de Tôkyô est à replacer dans le contexte général du retour au centre ville qui touche en premier lieu le centre de Tôkyô et qui s’est diffusé au reste des vingt-trois arrondissements centraux, au centre-ville de Yokohama et finalement aux trois autres départements de l’aire métropolitaine de Tôkyô.

Nous avons montré qu’à Tôkyô, ce retour des populations au centre ville touchait en priorité l’arrondissement de Chûô, celui qui connaît les valeurs foncières les plus hautes du Japon dans le quartier de Ginza. Ce phénomène est permis par la baisse continue des prix fonciers depuis le dégonflement de la Bulle, mais aussi par la déréglementation urbaine qui ont entraîné une densification du bâti dans les quartiers centraux.

L’étude de la croissance démographique et de la localisation des opérations de logements au sein du Chûô-ku montre que c’est sur les terre-pleins de Tsukishima et Harumi que s’opère l’essentiel du phénomène de repopulation du centre. Celle-ci a été permise par la réserve foncière que constituent ces terre-pleins. La reconversion des parcelles industrielles, portuaires ou de PMI - PME facilite le mitage de la zone par les kôsômanshon.

Si le peuplement accéléré des terre-pleins du Chûô-ku prend en partie la forme d’une gentrification, nous avons essayé de montrer que celle-ci restait partielle. Pour l’instant les nouvelles populations n’ont pas massivement chassé les classes populaires qui habitent toujours ces quartiers. On peut même constater que le cadre de vie de ces dernières s’est amélioré : les berges sont aménagées, les usines polluantes ont été remplacées par des ensembles d’habitations et des infrastructures commerciales. En outre, la zone est bien mieux reliée qu’auparavant au réseau de transports en commun. Lors de l’opération de Harumi Triton Square, l’arrondissement et le TMG subventionnent des logements destinés à maintenir sur place les anciens occupants.

La quasi-totalité de ces aménagements résidentiels se font dans le cadre d’un partenariat entre le propriétaire du terrain, qui implante ses logements de luxe, et la Toshisaisei qui est encore un organisme public. Cette dernière agit désormais plus comme un opérateur privé avec des objectifs clairs de rentabilité, mais elle produit néanmoins un parc de logements destinés à des populations diversifiées, des familles de la classe moyenne, dans des bâtiments neufs qui sont loin d’être des condominiums de luxe. Attenants sur une même parcelle aux tours plus luxueuses, ces immeubles créent une mixité sociale certaine.

La multiplication de ces opérations de logements sur la zone des terre-pleins, sur un modèle de ville différent de celui qui est habituel au centre, en Ville basse ou en Ville haute, nous amène à penser que le phénomène quantitatif pourrait bien devenir qualitatif, et qu’une nouvelle forme de ville se met en place sur les terre-pleins du front de mer. De forme orthogonale, avec une trame urbaine rationalisée, sécurisés face aux séismes 187 , construits en hauteur et à l’esthétique soignée, ces nouveaux quartiers urbains ne correspondent ni aux quartiers huppés de la ville haute, encore moins aux quartiers de shitamachi, ni aux grands ensembles des villes nouvelles de banlieue. Assiste-t-on à la production d’un nouveau type de quartiers à part entière dans la mégapole ?

Le maintien de l’activité portuaire sur les terre-pleins, comme la reprise attestée des valeurs foncières du CBD, pourrait néanmoins limiter spatialement le phénomène. Il sera en tous cas intéressant d’observer quelles peuvent être les mutations sociologiques et démographiques issues de la production de ce nouvel espace urbain à proximité du centre et, en particulier, l’évolution des taux de fécondité qui y sont plus forts que partout ailleurs au Japon.

Enfin, en termes de pratiques et d’image urbaines, les terre-pleins côtiers du port ont créé la possibilité de fabriquer un waterfront avec des plages, des promenades, mais aussi des café-terrasses, un type d’espace public (la rue pour flâner) et des habitudes jusqu’alors peu en vogue dans les villes japonaises.

C’est donc bien de production qu’il s’agit, plus que de reproduction. Ce phénomène s’inscrit dans un contexte plus large et doit être mis en perspective avec la création de valeurs que représente la production de l’espace.

Notes
187.

Sans présager des vices de construction.