Produire du sol foncier

La production d’avancées sur la mer est à placer dans une logique d’accaparement total du sol en vue de son utilisation foncière. Actuellement, la chose est peut-être moins évidente dans le contexte de déflation foncière. Mais la logique initiée pour construire des projets urbains sur front de mer n’était-elle pas la même que celle qui avait déjà produit l’accaparement foncier de la quasi-totalité de la baie de Tôkyô pour les aménagements industriels et portuaires ?

La construction de terre-pleins correspond à une production d’espace librement et immédiatement aménageable. Plus que pour des terrains déjà existants, l’analyse d’Henri Lefebvre se vérifie : « La mobilisation de l’espace (…) commence, on le sait, par le sol, qu’il faut d’abord arracher à la propriété de type traditionnel, à la stabilité, à la transmission patrimoniale. Non sans difficultés et concessions aux propriétaires (les rentes foncières). La mobilisation s’étend ensuite à l’espace, sous-sol et volume au dessus du sol. L’espace entier reçoit valeur d’échange » (Lefebvre, 2000, p. 388). On peut ainsi interpréter la construction des avancées sur la mer comme l’empreinte physique d’un capitalisme en butte à la difficulté d’exproprier et de remembrer au Japon, en dépit des collusions fréquentes avec la puissance publique, mais qui trouve la possibilité de produire du sol immédiatement mobilisable pour sa rentabilité.

L’appropriation de l’espace est absolue lorsque le terrain même des constructions est créé de toutes pièces, sans qu’il soit nécessaire de l’acheter. Ainsi, avec les terre-pleins et leur aménagement, que ce soit pour des finalités agricoles, industrielles ou urbaines, le sol devient production, il est directement produit pour être approprié.

Les terrains gagnés sur la mer représentent alors l’une des formes les plus abouties de l’emprise capitaliste sur l’espace. La présence incontournable des grands groupes japonais de l’industrie, de la construction et de l’immobilier en est le signe. La transformation rapide des friches industrielles en ensembles résidentiels et commerciaux (River City 21, Toyosu, Shinonome…) atteste de la facilité d’adaptation et de mobilisation face à la demande du marché.

L’ouverture actuelle du front de mer, avec sa transformation partielle en espace d’accès public, correspond ainsi à une double adaptation. D’abord celle de la tertiarisation de l’économie japonaise, dans les années 1980, qui a suscité la construction de quartiers d’affaires. Par la suite, lorsque les fonctions « commerces » et « loisirs » sont apparues comme les meilleurs moyens de rentabiliser ces zones, les constructions de shopping malls à thème se sont multipliées sur les fronts de mer.

Le mouvement en cours sur les littoraux japonais est en premier lieu une transformation de la capitalisation des zones littorales : hier aux mains des industriels, aujourd’hui aux mains des financiers et des investisseurs fonciers. Cette transformation se manifeste par le passage de zones dédiées à l’industrie à des terrains bonifiés pour le secteur financier et/ou marchand. La création du waterfront est issue de ce transfert. Au Japon, les choses sont plus visibles : on transfère la gestion du terrain de la branche industrie lourde à la branche immobilière du même groupe.

Par ailleurs, cette transformation induit un changement catégorique par la nature de l’investissement. Il ne s’agit plus de produire de l’acier ou de transformer des hydrocarbures, mais de produire une image et une notoriété qui, elles-mêmes, sont ensuite productrices de valeurs foncières . Ce processus de création de valeurs est d’autant plus efficace qu’il joue sur la popularité et le plaisir des visiteurs, au contraire des ZIP de la HCE.

Cette production d’image se fait au moyen de la fréquentation par le public. Celui-ci, transformé en une plus-value paysagère, devient la nouvelle matière première incorporée à la production d’image. In fine, cette image valorisante des lieux peut être à l’origine d’une plus-value par la (re)valorisation de la rente foncière des terrains et des immeubles.