Introduction

Cette recherche est l’histoire d’une rencontre, celle de deux travailleurs sociaux engagés auprès des personnes vivant dans la rue, et d’une découverte. La découverte de la rue, à Lyon d’abord, puis à Dakar. Et avec la rue, des populations en situations d’errance. Et au sein de celles-ci, des personnes en situation de handicap.

Au départ, il y a eu l’ambition d’une étude comparative, à l’occasion de notre recherche de DEA en Sciences de l’Education. Rapidement celle-ci a laissé place à l’émergence du sujet. Tandis que nous vivions une imprégnation lente et continuelle de la vie quotidienne des personnes en situation de handicap et d’errance, leur personne en tant que sujet a peu à peu pris la place centrale. Loin d’être réductibles à une identité de type « SDF » ou à des significations causales de l’être humain, elles nous ont introduits à leur mode de pensée et d’être au monde, à travers leurs expériences complexes et parfois ambiguës.

Refusant de les approcher telle une population catégorisée - voire « étrangère » vis-à-vis de l’ensemble des citoyens - nous avons plutôt cherché à entrer dans le partage de leur quotidien. Eté comme hiver ; dans le froid ou sous la douceur du soleil ; sur le trottoir, dans les interstices de la ville, ou dans les lieux d’accueil ; souvent assis avec elles par terre sur le carton qu’elles nous offraient en signe d’hospitalité ; nous avons ressenti dans notre corps et dans notre sensibilité l’essentiel de ce qu’elles vivent. Nous avons vu les formes de solidarité qu’elles développent avec leurs pairs, ainsi que les relations qu’elles établissent avec l’environnement. Nous avons entendu leurs appréciations et leurs jugements sur leur situation au sein de la société. Nous avons partagé leur repas et communiqué dans leur langue autant qu’il nous était possible. Et nous avons partagé l’indignation et l’humour, ainsi que bien des joies et bien des souffrances. Nous avons fêté les naissances, les entrées dans un logement ou le retour au village et accompagné les funérailles. Mise en commun et séparation n’ont cessé d’être pour nous les deux facettes de ce partage.

Or, il n’y a pas d’anthropologie sans corps, sans sensibilité des émotions. Notre regard s’est modifié. Nous pensons aussi leur avoir offert un regard décentré, décalé sur leurs situations de vie et sur leurs valeurs.

La tentation d’un universalisme abstrait s’est estompée au profit d’une perception de l’universalité. Car les différences entre les personnes qui vivent l’errance à Lyon et à Dakar ne sont jamais radicales. Et celles qui existent entre elles et nous sont extrêmement ténues. Ce d’autant plus que leur regard porté sur le soutien social et les mécanismes sociétaux face à l’hégémonisme économique croissant a rejoint et nourri notre réflexion. Lorsque le paradigme républicain, avec sa vision de totalité fermée, est mis à nu par la réalité des situations de handicap et d’errance, c’est la force du métissage qui se donne à voir. Ce métissage est construit par ces personnes venues de multiples horizons, de nationalités et de continents différents – parfois en exil. Ces dernières réinventent un être-ensemble pour survivre. Pour vivre leur dignité humaine envers et contre tout. La « mondialisation » de la rue les ouvre aussi à une perception particulièrement aiguë des effets pervers de la globalisation politico-économique.

Un terrain n’est ni un lieu, ni un champ. Il n’est pas forcément lié au territoire. C’est d’abord une relation au monde. En nous touchant profondément, ces tous petits liens nous ont permis de nous frayer une démarche à la fois individuelle et collective dans la connaissance.