1.1. Entre le Sénégal et la France, des pages d’histoire partagées

Une (re)lecture de l’histoire commune de la France et du Sénégal montre un compagnonnage en dents de scie voguant entre hostilités et coopération. De par sa position géographique et géostratégique, le Sénégal est un pays ouvert aux vents fécondants de l'extérieur 1 . Vers le 9ème siècle, plusieurs peuplades dominatrices sont arrivées du Maghreb et du Soudan, marquant le début de l'islamisation du Sénégal, créant ainsi une poussée de l’Islam en territoire sénégalais fort animiste.

C’est seulement aux 17ème et 18ème siècles que les français vont faire leur entrée au Sénégal, avec l’avènement et l’intensification de la traite des esclaves noirs. Le 19ème siècle signe l'abolition de l'esclavage ; en 1848 pour la France, après les Anglais. Cependant, la colonisation va prendre le relais de l’esclavage et ce n’est qu’en 1960 que le Sénégal retrouve sa souveraineté en tant qu’Etat Nation, après avoir ratifié le traité de la Communauté avec la France.

Les Français ont fondé la ville de Saint-Louis en 1659, dans le Nord du Sénégal. Ils prennent en 1697 l’île de Gorée aux Hollandais. Le général Faidherbe mène, entre 1854 et 1865, une politique d'expansion en combattant tous les chefs coutumiers des royaumes et des empires sénégalais. Cette conquête s’est achevée vers 1890 avec la création d’un réseau ferroviaire. En 1895, le siège de l'Afrique occidentale française (AOF) est fixé à Dakar. Pendant la colonisation, le Sénégal est doté d'un statut privilégié avec l’instauration des 4 communes que sont Dakar, Gorée, Rufisque et Saint-Louis. C’est ainsi que les natifs de ces quatre villes sont des citoyens français à part entière, comme ceux de la France métropolitaine. D’ailleurs, c’est ce que revendiquent des Sans-papiers de Paris (d’origine sénégalaise) qui exigent du Gouvernement français la reconnaissance de leur nationalité française puisqu’étant nés dans l’une de ces quatre communes avant 1958. Bref, si la colonisation présente des signes évidents de négation et de mépris des cultures africaines, la France a œuvré à l’édification d’Etats modernes en Afrique, notamment au Sénégal, malgré les visées et intérêts majeurs de la métropole.

Les deux pays ont un pan d’histoire commune, ce qui explique certainement des caractéristiques générales et spécifiques qu’on retrouve aisément dans les deux cultures, même si c’est avec des invariances, notamment dans les domaines économique, politique, culturel et social. C’est le cas notamment des institutions républicaines qui sont au Sénégal une copie réadaptée de celles de la France.

Données SENEGAL FRANCE
Superficie (km2) 197 000 552 000
Population (millions) 12 65
Densité (hab / km2) 61 118
PNB
En volume (en milliards de $)
Par habitant (en $)

4,7
480

1 377,4
22 690
Fécondité (nombre moyen d’enfants par femme) 5,7 1,9
Espérance de vie 53 79
Consommation d’énergie (kgep/hab.) 318 4 351

Sources : D’après le Monde hors série : Bilan du Monde 2007 2

Si on classait les pays africains francophones, on pourrait dire que le Sénégal est le premier élève français en matière de démocratie. C’est l’un des rares pays africains francophones à ne pas connaître de régime militaire, ni de remous ethniques, ni de coup d’état militaire, et à avoir réussi une alternance politique par la voie des urnes. En effet, aux élections présidentielles de 2000, l’opposant Abdoulaye Wade est élu président de la République après un deuxième tour âprement disputé avec des coalitions importantes au niveau de l’opposition. Le Président sortant Monsieur Abdou Diouf accepte sa défaite et salue démocratiquement la victoire de son adversaire. Les problèmes politiques y sont débattus (comme en France) au sein des institutions politiques de la République : au parlement, au niveau des instances des partis politiques, au niveau des médias qui sont variés, diversifiés et très présents.

Sur le plan monétaire, c’est le Franc CFA (Communauté Financière d'Afrique) qui est en vigueur comme dans la quasi-totalité des pays africains d’expression française (1 euro vaut 656 francs CFA = 6,56 FF). Créé en 1945, le CFA est géré par la France qui a pour mission d'assurer la parité avec l'Euro (depuis le mois de janvier 1999). La zone CFA se divise en trois régions (Afrique de l'Ouest dont le Sénégal, Afrique centrale et les Comores) dirigées par trois banques centrales. La France dispose d'un droit de veto.

Les banques centrales africaines doivent verser 65% de leurs réserves de change (devises) sur un compte du Trésor Français appelé « compte d'opérations », dans lequel les banques centrales puisent les fonds dont elles ont besoin. Lorsque les avoirs extérieurs sont jugés insuffisants pour combler le déficit du compte d'opérations, la France peut décider la dévaluation du franc CFA.  C’est ce qui s’est passé en janvier 1994, elle l’a dévalué de 50%.

Pour le Sénégal, la France est le premier bailleur de fonds, le premier contributeur aux programmes d'aide européens, le premier partenaire commercial, le premier investisseur, et le premier pays émetteur pour le tourisme. En revanche, elle est aussi le premier pourvoyeur de fonds d’aide. Des remous politiques et diplomatiques sont notés à partir de l’année 2000, à l’arrivée d’Abdoulaye Wade au pouvoir. Ils constituent les conséquences des malentendus entre ce dernier et le Président français Jacques Chirac. Cependant, les choses semblent revenir à la normale depuis 2003 avec des visites officielles réciproques des deux Présidents et leurs rapports semblent apaisés et sereins.

S'il est difficile pour le Sénégal de mesurer précisément les importants flux d'aide en provenance de différents pays développés, il semble que l'Aide publique au développement (APD) se situe, selon les années, entre 350 et 500 milliards de FCFA, représentant entre 13 et 18% du Produit intérieur brut (Pib). Depuis 1994, l'APD que reçoit le Sénégal est très soutenue, et en fait il est l'un des pays les plus aidés d'Afrique subsaharienne. Selon les statistiques de la Mission économique française, le Sénégal aurait reçu, entre 1994 et 2001, 35 000 FCFA d'APD par habitant et par an, pour une moyenne régionale de 18.000 FCFA.

Dans cette dynamique, la France reste le premier partenaire commercial du Sénégal et dans plusieurs domaines, et les chiffres de la Mission économique française le confirment. Premier partenaire commercial du Sénégal, avec 27% de ses importations et 17% de ses exportations, la France contribue à plus du quart des importations sénégalaises. Au cours des 5 dernières années, le volume des échanges bilatéraux s'est situé dans une fourchette comprise entre 400 milliards de FCFA et plus de 452 milliards de FCFA en 2000 (année record). Pour 2002, le montant des échanges France-Sénégal s'élève tout de même à plus de 442 milliards de FCFA, un total en hausse par rapport à 2001 (428 milliards de FCFA). Cependant, le solde commercial et le taux de couverture continuent d'afficher un niveau très élevé, respectivement de 270 milliards de FCFA et de 388 %, faisant du Sénégal, le 24e excédent commercial de la France, et son premier dans la zone de l’Union économique et monétaire Ouest africain (Uemoa). Le Sénégal, selon la Mission économique française, conserve ainsi le 58e rang des clients de la France, représentant 0,17 % des exportations françaises. Il se situe au 80e rang des fournisseurs de la France (82e en 2001), avec 0,04 % des importations françaises.

Et c’est sur la base de ces relations historiques et privilégiées entre la France et le Sénégal que la presse internationale et les médias sénégalais ont noté avec amertume l'absente quasi totale des Autorités françaises aux côtés du Sénégal lors des obsèques de Léopold Sédar SENGHOR, « celui qui fut ministre français, le prisonnier de guerre, le grammairien de la constitution française, l'immortel (académicien français), et de celui qui aida à l'Afrique indépendante du général de Gaulle de 1958 à 1960 » (AFP, Dakar, 30 déc. 2001).

Pour la plupart des Sénégalais, Senghor reste le plus grand ami africain de la France. La défense de la francité, de la francophonie ou d'un Commonwealth à la française avait valu au « président-poète » les critiques les plus acerbes de ses opposants, qui contestaient jusqu'à son engagement pour la négritude, concept que Senghor a « inventé » avec le Martiniquais Aimé Césaire.

Senghor, premier africain agrégé de grammaire, membre de l'Académie française, membre éminent de l'Internationale socialiste où il côtoyait François Mitterrand et Pierre Mauroy; est un des « pères fondateurs » des indépendances africaines et un pionnier de la démocratisation en Afrique.

L’absence du Président ou du Premier Ministre français aux obsèques de Senghor à Dakar a été rapportée par certains milieux intellectuels comme un manque de reconnaissance à cet ancien prisonnier de guerre de 1939-45, ce qui renvoie du coup à l'image de ces Tirailleurs sénégalais qui, après avoir contribué à la libération de la France, ont dû attendre plus d’un demi siècle pour avoir le droit de percevoir une pension équivalente à celle de leurs homologues français.

Bref, une histoire partagée et qui se partage encore. C’est dans ce contexte qu’en France comme au Sénégal, les personnes en situation de handicap et d’errance ont en commun la pratique de la survie dans la rue (avec la mendicité la plupart du temps). Leurs conditions d’existence et de survie diffèrent naturellement, avec accès ou non à une allocation, à des dispositifs d’insertion, à des soutiens communautaires, etc.

Pourtant, les cultures des deux pays, bien que proches par moment et en des domaines précis, sont loin d’avoir les mêmes sources ni les mêmes réalités dans la manière et les résultats de la prise en charge publique et privée de la situation de handicap et d’errance. La culture du pays, ainsi que celle de la personne elle-même, permettent de développer une identité plus ou moins valorisée, de se trouver en situation, soit d’exclusion (avec atomisation de l’individu), soit d’inclusion (en famille large). Et c’est cette situation qui fait intérêt pour notre étude car, elle peut expliquer certes des ressemblances mais également des différences dans la compréhension et le traitement des problèmes aussi bien de la part des Etats que des Collectivités, des Communautés, des institutions, des associations ou des individus.

L’errance en France comme au Sénégal est de type citadin et rarement para-urbain (banlieue). Elle concerne essentiellement, dans les agglomérations françaises,  des individus isolés, hommes, femmes ou enfants. Dans les villes sénégalaises, elle est en général, et de plus en plus, le fait de familles monoparentales constituées principalement de femmes et d’enfants.

En France, l’errance s’accompagne le plus souvent de conduites addictives (alcool, drogues, polytoxicomanies). Par contre, au Sénégal, c’est plutôt la mendicité qui est le fait majeur des familles errantes. Aussi, seul le « guinze » ( appelé la drogue du pauvre qui est à base de diluant cellulosique que les utilisateurs aspirent à partir de chiffons imbibés) est pratiqué par les enfants de la rue. Si l’hébergement d’urgence est proposé aux sans domicile français, au Sénégal il n’existe, pour le moment, aucun service social proposant un abri de fortune. Nous rappelons le projet de SAMU social international, avec Xavier Emmanuelli qui vient d’ouvrir une antenne à Dakar et qui s’occupe pour le moment des enfants de la rue. Mais, le dispositif communautaire de la famille large fonctionne (encore) et il peut permettre ainsi une mise à l’abri de familles ou d’individus isolés prédestinés à l’errance.

En ce qui concerne le handicap au Sénégal, il existe des formes de déficiences, surtout celles issues de certaines maladies qu’on ne rencontre plus en France (sauf cas rares) et qui font encore légion en Afrique. C’est le cas de la lèpre et de la poliomyélite. En ce qui concerne le traitement et la prise en compte du handicap, les deux pays font référence aux nomenclatures internationales, notamment à la Classification internationale du Fonctionnement, du Handicap et de la Santé (CIF) de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS). Les deux pays sont membres de l’Organisation des Nations Unies (ONU), la France depuis 1945 (pays membre fondateur) et le Sénégal depuis 1960 (date de son indépendance).

L’ONU, en réaffirmant les droits de l’homme et les libertés fondamentales ainsi que les principes de paix, de dignité et de valeur de la personne humaine et de justice sociale proclamés dans sa Charte, a proclamé la Déclaration des droits des personnes en situation de handicap 3 . La dite déclaration souligne la nécessité de protéger les droits et d’assurer le bien-être et la réadaptation des personnes en situation de handicap ; la nécessité de prévenir les invalidités physiques et mentales et d’aider les personnes en situation de handicap à développer leurs aptitudes dans les domaines d’activités les plus divers ainsi qu’à promouvoir leur intégration à une vie sociale normale.

Selon son Commissaire aux droits de l’homme, «Le système actuel des droits de l’homme était censé protéger et promouvoir les droits des personnes «handicapées», mais les normes et mécanismes en place n’ont pas réussi à fournir une protection adéquate dans le cas particulier des personnes «handicapées». Il est manifestement temps que l’ONU remédie à cette lacune 4 » C’est pourquoi, elle a adopté le 13 décembre 2006, en assemblée générale, la Convention sur les droits des personnes «handicapées».

L’Organisation internationale estime à 600 millions au moins le nombre de personnes «handicapées» vivant à travers le monde, soit environ 10 % de la population mondiale, dont à peu près 80 % dans les pays en développement. Elle estime également que la majorité des personnes «handicapées» continuent de vivre à l’écart du développement et d’être privées de leurs droits fondamentaux du fait d’une discrimination constante, de la ségrégation dont elles sont victimes de la part des membres de leur société, de leur marginalisation économique et de leur non-participation aux processus de prise de décisions sociales, politiques et économiques. « En les privant d’une voix et de la possibilité de jouer un rôle social dynamique, les sociétés se privent aussi de ressources humaines indispensables au développement économique et social, ce qui produit de véritables effets pervers sur les processus de développement. Sauf à intégrer les personnes «handicapées» dans le développement, il sera impossible de réduire de moitié la pauvreté d’ici à 2015 comme convenu par les chefs d’État et de gouvernement lors du Sommet du Millénaire, en septembre 2000  5 ».

Les pays adhérant à la convention s’engagent à élaborer et appliquer des politiques, une législation et des mesures administratives visant à concrétiser les droits reconnus par la Convention et à abolir les lois, règlements, coutumes et pratiques qui constituent une discrimination 6 .

Un changement de perception étant essentiel pour améliorer la situation des personnes «handicapées», les pays qui ratifient la convention devront combattre les stéréotypes et les préjugés et sensibiliser le public aux capacités des personnes «handicapées» et à leurs contributions à la société 7 .

Cependant, comme dans tous ses textes en matière de droits humains, l’ONU se dit consciente des étapes de développement des pays membres, et que par conséquent, certains pays, au stade actuel de leur développement, ne peuvent consacrer à cette action que des efforts limités. Cependant, elle exhorte tous les Etats à entreprendre des actions afin que la Déclaration constitue une base et une référence communes pour la protection des droits des personnes en situation de handicap.

La question de l’accès aux droits sociaux des personnes en situation de handicap et d’errance dicte la logique des politiques sociales dans les deux pays qui mettent en avant les questions d’égalité de chances, d’intégration et de soutien social. A un certain niveau, il existe beaucoup de similarités dans les deux systèmes : au Sénégal, les structures traditionnelles éclatent progressivement, fragilisant les solidarités communautaires. Les services sociaux et les ministères s’interrogent sur la nécessité de développer une « veille sociale » (en se référant à l’expérience française) au service de la population marginalisée, de plus en plus nombreuse dans la ville, et ayant perdu le lien avec les structures traditionnelles de base.

La fragilisation généralisée des bases anthropologiques des personnes en situation de handicap et d’errance résulte de tout un ensemble d’atteintes vitales 8 , telles que :

l’absence de logement (base territoriale de ressourcement intime),

les difficultés pour se nourrir qui se transforment en recherche quotidienne et aléatoire de subsides,

l’impossibilité de dormir d’un sommeil réparateur dans les espaces interstitiels de la rue,

la confiscation de toute vie intime et sexuelle par l’exposition au regard du monde ordinaire

La rue constitue pour les personnes en situation de handicap et d’errance « une sorte de camp de la souffrance à ciel ouvert » qui met à l’épreuve les résistances humaines 9 . Cette vie d’errance peut sembler ou ressembler à une vie morne, sans joie, dégradante, suicidaire… une souffrance individuelle et collective 10 mais elle peut se donner à voir aussi comme une vie autre, avec des réalités qui renvoient à une subculture sans en être réellement une, ici et là-bas.

Notes
1.

Senghor, Léopold Sédar. 1991. Liberté III négritude et civilisation de l’universel, Paris, Seuil.

2.

Le Monde. 2007. Bilan du monde 2007. L’atlas de 174 pays. La situation économique internationale, Paris, Le Monde Hors série, n°M01545

3.

Déclaration des droits des personnes handicapées proclamée par l'Assemblée générale de l'Organisation des Nations Unies le 9 décembre 1975 [résolution 3447 (XXX)]

4.

Arbour, Louise. Commissaire aux droits de l’homme de l’ONU http://www.un.org/french /disabilities /convention/

6.

Article 4 de la Convention

7.

Article 8 de la Convention

8.

Lanzarini, Corinne. 1997. Violences extrêmes et dissolution des bases anthropologiques des sous- prolétaires à la rue, in Misères du monde, Ramonville, Erès.

9.

Gaboriau, Patrick. 1993. Clochard, Paris, Julliard

10.

Chobeaux, François.  1996. Les Nomades du vide, Arles, Actes Sud