1.4. Dans ces contextes sociaux et politiques, des acteurs en errance

Loin de se limiter à une exclusion purement sociale, le mouvement de dépréciation des personnes en situation de handicap et d’errance est d’autant plus fort qu’il puise sa source dans la socio-logique du mythe. Désordre de l’être, cette double situation de handicap et d’errance prend-elle sens dans les notions d’étrange et de trouble ? Ordre social et ordre symbolique ne font-ils qu’un ?

La personne en situation de handicap et d’errance va découvrir les modifications profondes de son identité au regard des autres. Les conduites d’évitement s’étendent de la communauté jusqu’aux membres de sa famille, à Dakar particulièrement. En ce qui concerne les personnes en situation de handicap du fait de la lèpre, la peur de la contagion est une donne permanente dans leurs rencontres quotidiennes et les actes posés par leur entourage. Pour éviter la transmission de la maladie, ce dernier fait l’expérience de formes multiples d’attitudes négatives. Selon les appartenances ethniques, la personne en situation de handicap s’affronte :

Si la personne en situation de handicap du fait de la lèpre fréquente la place publique, la communauté la déserte. Après son départ, on couvre de cendre ou de sable la place qu’elle a occupée. On lui demande de rentrer chez elle. La destinée lépreuse plonge la personne en situation de handicap du fait de la lèpre dans une désertification relationnelle. La persécution psychologique et sociale s’abat sur le « malade » et sa famille, s’installe entre lui et les siens. La personne en situation de handicap du fait de la lèpre mise à l’écart par les autres, jusqu’à ses proches les plus intimes, plonge dans l’angoisse. Pour elle, le désespoir de vivre, la rancune envers les bien portants, le découragement face à la recherche d’un traitement sont des conséquences de l’attitude négative à son égard. En lui renvoyant une image négative d’elle-même, sa mise à l’écart conditionne profondément sa façon d’aborder sa déficience et sa situation. Cette destinée « lépreuse », avec ses multiples formes de rejet, joue un rôle en termes de modèle, à des degrés divers, dans l’ensemble des situations de handicap et d’errance.

Car la personne y endure en permanence des souffrances intérieures à cause du rejet de la société envers elle. A Dakar, la solitude forcée la fait d’autant plus souffrir qu’elle est perçue comme une forme d’inexistence sociale dans une culture où l’individu n’existe que relié à la communauté. La communication avec les autres est devenue quasi inexistante. A cela s’ajoute la honte des mutilations et, avec elles, la haine de l’image de soi : cette image monstrueuse inscrite dans son corps ; cette personne monstrueuse qu’elle est devenue et qui fait fuir ses proches et tous les autres.

Elle éprouve des sentiments de repli sur soi dus au refus de lui serrer la main, de lui parler ou de partager son repas, et de tous les modes du toucher qui vont jusqu’à la rupture conjugale. Ces sentiments peuvent laisser place à la haine. La personne malade est qualifiée de nerveuse et rancunière. Pour dire l’irritabilité du malade, les wolof ont une expression : « xolou gaana » (cœur de lépreux). Cette expression a un retentissement psychologique profond chez la personne stigmatisée, car elle touche au cœur c’est-à-dire à ce qu’il y a de plus profond dans l’être. Cette expression véhicule donc une négation de la personne niée dans son identité, assimilée à la méchanceté et à l’étrangeté.

L’errance interne qui commence en elle, au sein de son milieu familial et ethnique, va se poursuivre dans l’exil hors du village jusqu’à la ville. Si ce dernier exil est lié aux conditions de survie économique, il n’en demeure pas moins initié à l’origine par la situation de handicap et d’errance.