1.4.1. Les itinéraires thérapeutiques et les processus identitaires

A Dakar, les parcours thérapeutiques des personnes en situation de handicap et d’errance montrent cette approche multiforme de la déficience ou de la maladie qui en est la cause. Au début, elles ont une grande confiance dans les conseils thérapeutiques donnés par les membres de la famille et de la communauté.

Puis, lorsque les symptômes subsistent et s’aggravent, elles font appel au secteur traditionnel des tradithérapeutes . Les « Serigne daara » (marabouts coraniques) font des prières. Ils leur demandent de croire en Dieu et de lire les « écritures saintes ». Les « Ndiabar kat » (charlatans) et les « Maa man » (guérisseurs) donnent des décoctions à boire, des poudres pour enduire le corps, des grigris à porter sur le corps et de l’encens fait d’écorces à inhaler 31 . A ce stade de la maladie, la société les accepte encore, car les malades n’ont pas de mutilations, elles ne sont pas encore étranges, s’agissant par exemple des personnes en situation de handicap du fait de la lèpre. La relation malade – guérisseur est empreinte d’une certaine confiance. Généralement, lorsque les premières amputations apparaissent, la relation tourne au mépris et devient distante jusqu’au renvoi du malade.

C’est après toutes ces péripéties que les personnes se décident à se faire consulter dans le secteur biomédical. Il arrive heureusement de plus en plus souvent que le diagnostic soit fait de façon précoce, ce qui empêche les lésions et les amputations. Malheureusement, le diagnostic n’est pas si évident à faire. Un certain nombre de personnes en situation de handicap du fait de la lèpre racontent que le dispensaire les a soignées pendant plusieurs années pour de la syphilis jusqu’au jour où les doigts ont commencé à tomber. Elles reconnaissent l’efficacité du traitement biomédical (en comprimés et en piqûres), mais elles ont une confiance limitée dans le personnel de santé.

Les personnes en situation de handicap et d’erranceutilisent donc les services des thérapeutes dans les trois secteurs, en commençant d’abord par le secteur populaire, suivi du traditionnel puis du biomédical lors de l’apparition de la maladie.

L’identité sociale des personnes en situation de handicap et d’errance dépend de leurs attributs personnels mais également structuraux. Leur déficience physique et motrice, voire sensorielle pour certains, fait partie de ces attributs personnels qui entraîne un discrédit. A défaut d’une profession ou d’une activité quotidienne au sein de la famille (telle que la cuisine, l’éducation des enfants, etc.), la mendicité est un de leurs attributs structuraux, ceci beaucoup plus à Dakar qu’à Lyon. Dans la société, leur statut social est directement lié à leur situation de handicap et d’errance et il est déterminé par leur mise à l’écart. Il est donc fortement dévalorisé, même si une identité plus ou moins positive peut se jouer dans les rôles de père, mère, époux, chef de famille, patriarche (Dakar) ou de simple citoyen qui le réclame (Lyon).Toujours est-il que l’attribut différent qu’elles possèdent fait peur et jette sur elles un discrédit profond. A cause des représentations mythiques et culturelles posées sur le handicap et l’errance, elles sont considérées comme dangereuses (par l’impureté) et inutiles pour la société.

Les personnes en situation de handicap et d’errance sont donc perçues comme des « hommes en trop  32 ». Elles sont peu attrayantes et on garde avec elles une distance raisonnable. Pire, elles sont devenues des objets de répulsion. On peut parler ainsi de la situation de handicap et d’errance comme un stigmate. Ce stigmate n’est pas lié à la déficience en tant que telle, comme un attribut qui colle à la peau. Mais il naît de la relation d’autrui ou du groupe social avec les personnes en situation de handicap et d’errance.

Leur stigmate représente un certain type de relation entre leur attribut et leur stéréotype lié à la situation de handicap et d’errance. Elles sont ainsi discréditées et stigmatisées de par leur différence connue ou visible. Si celle-ci n’est pas perceptible, elles sont tout autant discréditables. C’est ce que vivent les personnes en situation de handicap du fait de la lèpre dans la première phase de la maladie, socialement bien tolérée. Les trois types de stigmates 33  que sont  les monstruosités ou difformités du corps, les tares du caractère perçues par autrui comme manque de caractère (passions irrépressibles ou malhonnêteté) et les stigmates tribaux (la race, la nationalité, la religion) transmissibles et pouvant contaminer toute la famille sont bien présents chez les personnes en situation de handicap et d’errance, ainsi que leur représentation dans les cultures française et sénégalaise.

Une femme en situation de handicap du fait de la lèpre, avec des stigmates visibles du fait de la perte de ses doigts et de sa déficience visuelle, explique en ces termes ce qui l’a poussée à effectuer une émigration loin de Dakar, loin de son groupe, pour la Casamance (Sud du Sénégal) lorsqu’elle a ressenti la maladie :

‘« J’avais des démangeaisons et des fourmillements dans le corps. Ca me faisait des boutons. Je me suis grattée et c’est devenu des plaies. Alors quand j’ai su que c’était la lèpre, je me suis éloignée de chez mes parents, car chez nous, vraiment, c’est une maladie honteuse. »’

Les personnes affligées d’un même stigmate parcourent un même « itinéraire moral », c’est-à-dire qu’elles ont une évolution semblable de l’idée qu’elles ont d’elles-mêmes à partir de leur expérience et de leur connaissance. Elles sont impliquées dans une suite d’adaptations personnelles similaires, en prise avec l’histoire de l’attribut qui sert de stigmate dans la culture globale.

C’est à partir de cet itinéraire moral que s’édifient les structures fondamentales d’où partiront les évolutions à venir. On distingue trois types de situations que sont l’isolement et le rejet fondés sur une image sociale négative, une intégration relative marquée par une séparation physique reposant sur la peur de la transmission et le regroupement des malades en communauté, sur un modèle thérapeutique et étiologique.

Certains jeunes mineurs se socialisent au sein de leur désavantage en intégrant les villages de reclassement.

‘« J’ai contracté la lèpre à l’âge de 12 ans. 3 ans après, je commençais à perdre mes doigts un à un. Au début, mes parents croyaient que j’avais la gale. On m’a traité avec des médicaments locaux : lotion, tisanes, baume. Les plaies continuaient à s’aggraver. Je suis parti au dispensaire où on m’a dépisté la lèpre. On m’a alors emmené à la léproserie de Koutal »’

D’autres jeunes restent au sein de l’univers familial, en étant à la fois entourés d’une enveloppe protectrice et enfermés dans un espace clos.

‘« Quand la maladie m’a prise, mes parents m’ont gardée dans la maison. Je ne pouvais pas bouger de la pièce. Quand il y avait une fête dans la famille, je ne pouvais pas y participer. Je devais manger toute seule et à part des autres ».’

Puis vient le temps de l’épreuve morale où le cercle domestique ne peut plus jouer son rôle protecteur. Le jeune se trouve confronté à la nécessité de partir, de se former, de travailler et de fonder un foyer. Lorsqu’un individu devient stigmatisé tard dans sa vie, il lui est difficile de se ré-identifier, ayant tout appris du normal et du stigmatisé. Se voyant lui-même déficient, il risque de vivre dans la désapprobation de soi. C’est pourquoi beaucoup de jeunes et d’adultes ont choisi de cacher leur maladie aussi longtemps que cela leur était possible :

‘« Des fois, on peut garder la lèpre pendant des années. Comme c’est une maladie honteuse, on a honte de déclarer ça. Tu te caches pendant 4 ans, 5 ans ; tu commences à avoir les doigts coupés. Tu les caches. Tu as les membres qui s’abîment. Tu caches ça. Un jour, un parent voit que tu commences à t’amputer. Il te dit : qu’est ce que tu as là et tu ne peux plus reculer. »’

Quand quelqu’un a été socialisé dans une communauté étrangère, il doit apprendre la manière juste d’être au sein de son nouvel entourage :

‘« Quand je suis venu du Mali pour gagner de l’argent pour nourrir ma famille, j’ai retrouvé un oncle qui vivait déjà ici, dans la rue à Dakar. J’ai appris à vivre comme lui et j’ai mendié avec lui. Et j’ai appris peu à peu à parler le wolof. »’

Sur le plan sociologique, le stigmate provoque une difficulté d’intégration de l’individu présentant une différence fâcheuse dans le cercle des rapports sociaux ordinaires des « normaux » ; celle-ci pouvant aller jusqu’à une exclusion. Nous utilisons ici le terme de « normaux » pour des raisons de commodité afin de désigner ceux qui ne sont pas atteints par la lèpre. La société développe une gestion particulière de cette exclusion (étymologiquement ex claudere en latin : « enfermer hors de ») par une mise à l’écart, en village de reclassement notamment.

A cause de la cherté de la vie, certaines personnes en situation de handicap et d’errance passent par un processus d’anéantissement. Puis, avec les difficultés socio-économiques qu’elles rencontrent, elles assurent des revenus en utilisant leur stigmate. L’histoire de vie de Bineta retrace une trajectoire classique parcourue par une majorité de personnes en situation de handicap et d’errance à Dakar.Bineta, âgée de cinquante ans, est sénégalaise, de l’ethnie wolof. Elle est atteinte d’une déficience motrice et sensorielle (au niveau des yeux et des mains avec la perte des doigts du fait de la lèpre). Elle est veuve et mère de 7 enfants qui vivent dans sa maison au village de reclassement de Mballing. Elle vit à la rue depuis 27 ans comme mendiante à Dakar. Nous avons choisi de développer son itinéraire, car il a un caractère d’exemplarité et d’historicité sur le développement de la mendicité des personnes en situation de handicap et d’erranceà Dakar. Beaucoup d’éléments se retrouvent dans les parcours des personnes que nous avons rencontrées.

Bineta est née à la cité des eaux à Hann, le même village de pêcheurs dakarois d’où Aliou est originaire. Dès notre première rencontre, la relation de cousinage s’est mise en place. Elle est tombée malade à 11 ans :

‘« Le visage me faisait très mal (elle montre ses yeux, dont un est complètement aveugle), puis j’avais mal dans tout le corps. Au début je cachais ça, c’est pourquoi j’ai quitté Dakar pour la Casamance. »’

Passer d’un lieu à un autre : telle est l’idée métaphorique qu’elle développe. La découverte de la lèpre est un événement qui bouleverse la vie des personnes qui en sont atteintes, leurs relations avec leur famille et leur communauté villageoise. Car leur contact est perçu dorénavant comme mortifère.

La dimension physique du processus de contamination devient spatiale. Les personnes en situation de handicap et d’errance racontent combien leur espace de vie s’est réduit considérablement, à une chambre ou quelques dépendances au sein de leur famille. Certaines vivaient la majorité de leurs activités cantonnées dans leur chambre : rencontrer les proches, dormir, manger, se laver. Pourquoi ? parce que l’espace dans lequel passe la personne malade devient potentiellement dangereux pour celui qui le traverse. Notamment l’espace de la douche pose problème à cause des humeurs du corps (sueur, urine, salive, etc.). L’espace intime dans lequel vit la personne devient aussi public.

Cette situation de mise à l’écart s’accompagne d’un rappel permanent de leur « état d’impureté », avec les risques de souillure et le caractère de dangerosité vis-à-vis de leurs proches. Deux types d’attitudes sont induits par cette prise de conscience au début de la maladie : soit se cacher puis fuir lorsque ce n’est plus possible de supporter la situation ; soit partir vers un village de reclassement où une « normalité » devient à nouveau possible. C’est ce choix du passage qu’a fait Bineta Le « passage », vécu sur les plans physique, social, intime et public tout à la fois, était devenu pour elle une nécessité pour survivre.

Comment réagissent les familles ?Certaines personnes ont été littéralement rejetées quand elles ont contracté la lèpre, d’autres ont conservé des liens. Bineta explique qu’elle est partie sans prévenir ni ses parents, ni ses frères et sœurs, ni ses amis. Elle n’a donné de ses nouvelles que plusieurs années après. Les liens familiaux sont restés très distendus. Si elle a des nouvelles des siens, elle ne les voit jamais et il n’y a pas d’entraide entre eux :

‘« Je n’ai plus personne. Tout le monde s’est éloigné de moi. Je n’ai plus de parents ni d’amis. Je suis seule, seule avec le Bon Dieu !»’

Elle se sent abandonnée. Ses liens sont ceux qu’elle développe avec sa propre famille et le village de reclassement, mais aussi avec le groupe de pairs et sa « clientèle » dans la mendicité :

‘« J’ai des frères qui enseignent en France, mais ils m’ignorent, ils m’ont totalement abandonnée ! Je suis abandonnée par tout le monde. Seule la rue m’a adoptée.»’

Arrivée en Casamance dans le village de reclassement, elle a commencé le traitement, long et douloureux. Elle avait une piqûre chaque vendredi. Comme la plupart des malades, elle a construit sa vie au village. Un retour au village natal leur paraît impossible compte tenu de la peur que déclenche celui qui a été atteint par la lèpre, même s’il est guéri. Les interdits et les discriminations en terme de liens sociaux, de travail et d’alliance leur semblent trop pesants pour qu’un retour soit envisageable.

Bineta s’est mariée à douze ans et à treize ans, elle avait son premier enfant. Tout en continuant son traitement, elle est allée à Thiès dans un village de reclassement des lépreux, car son mari y possédait un terrain. Elle a travaillé pendant plus de dix ans dans les usines alimentaires à Dakar : à la « Sardinafric » pour la mise en boîte des sardines et à l’usine de traitement des haricots. Mais les usines ont licencié ou fait faillite. C’est une des conséquences de la mondialisation économique, des délocalisations, de l’industrialisation de la pêche et de l’installation de bateaux- usines suite aux accords internationaux signés par le Sénégal avec des pays européens et asiatiques. Pendant quelques temps, Bineta a cherché du travail avec un statut de journalière dans quelques usines. Mais l’activité ne lui permettait plus de faire vivre sa famille.

Elle a commencé à pratiquer de temps à autre la mendicité à Dakar. Elle avait environ vingt trois ans. C’est dans cette période que la famille est partie au « village des lépreux » de Mballing. Son mari s’est mis à laver les voitures à Dakar. Ensemble, ils ont fait partie du groupe des premiers « mendiants lépreux » installés dans les rues de Dakar entre 1975 et 1980. L’activité de lavage des pare-brises et des voitures a été pratiquée par les hommes en situation de handicap du fait de la lèpre pendant une dizaine d’années. Puis cela leur a été interdit.

Pendant ce temps, Bineta faisait le va-et-vient entre Dakar et Mballing. Elle assurait la charge de famille, les repas, l’éducation, et le complément de revenu pour faire face aux besoins. Elle a souffert d’une discrimination active de la part des gens du village, ne pouvant pas obtenir d’aide ni de case. Elle raconte :

« Les gens disaient que j’étais une mendiante et qu’il fallait rien me donner. Il ne fallait pas m’aider ! Alors j’ai été logée par une voisine plus ancienne au début. Je n’ai jamais rien eu, j’ai toujours dû payer un loyer ! J’ai travaillé dur au village et j’ai perdu tous mes doigts. »

Le chef du village témoigne du courage admirable de cette femme qui se battait pour nourrir sa famille nombreuse en participant aux cultures maraîchères, en ramassant le bois, en coupant les chaumes et en se fatiguant dans de multiples tâches. Sa déficience motrice s’est accentuée avec la perte de ses doigts et Bineta a choisi d’aller mendier pour assumer sa charge familiale avec son mari.

‘« Je suis venue mendier à Dakar. Je repartais tous les deux jours avec l’argent au village pour payer la nourriture et la scolarité et les frais de mes sept enfants. »’

S’est posée à elle la question du lieu de la mendicité. Lorsque les personnes en situation de handicap du fait de la lèpre sortent du village, elles sont à nouveau confrontées au risque de contamination. L’espace du marché est perçu comme un lieu de transmission des maladies, du fait de la promiscuité, des tensions sociales et des échanges de nourritures. Elles s’en écartent. Elles ne s’installent pas non plus dans des carrefours, considérés comme des lieux dans lesquels les esprits peuvent communiquer des troubles. Nous n’avons d’ailleurs rencontré qu’une femme souffrant d’une déficience mentale installée au milieu d’un carrefour. Elles choisissent une rue passante et s’installent sur le trottoir. Bineta, elle, a choisi de s’installer sur l’artère principale qui mène à la place de l’Indépendance de Dakar.

Après le décès de son mari, elle est obligée de mendier tous les jours jusqu’à épuisement total. La nuit, elle dort auprès des gardiens d’immeuble pour éviter de se faire agresser. Car sa situation de veuvage la rend plus vulnérable. Elle ne réussit plus à faire face à l’achat de nourriture pour sa famille. Quand elle téléphone aux enfants, ils lui disent :

« Maman, on a faim ! »

Alors elle redouble d’activité, malgré l’extrême fatigue générée par la vie dans la rue.

‘« Ca me fait très mal de voir que mes enfants ont faim, alors je travaille sans jamais prendre de repos. La vie dans la rue, c’est très, très dur.».’

Il lui arrive d’acheter à crédit un sac de riz à 10 000F CFA (15€), de l’emporter au village et de revenir le même jour à Dakar pour mendier. Elle est parfois tellement fatiguée qu’elle s’endort dans le car et là où elle mendie.

Le poids qui repose sur elle est d’autant plus lourd que la famille s’agrandit. Sa fille de 18 ans, récemment mariée, vient de divorcer. Elle est revenue avec une petite fille sous le toit maternel. Elle cherche un emploi quelconque, mais elle n’en trouve pas. Le contexte socio-économique du Sénégal s’aggrave, plongeant la population dans une économie de marché parallèle. L’emploi se raréfie et la faim se fait sentir. Une majorité de familles sont passées de deux à un repas par jour. Les grands-parents tentent d’aider leurs enfants en luttant avec eux pour la survie.

A Dakar, l’aide sociale est quasi inexistante pour les personnes en situation de handicap et d’errance. De plus, Bineta et son groupe ont fait l’objet d’un déguerpissement forcé du squat dans lequel ils vivaient, rendant encore plus difficiles les conditions de survie dans la rue.

‘« Je n’ai jamais eu d’aide, ni du gouvernement, ni de tierce personne. Même le gouvernement ne fait rien pour nous, malgré ses paroles et ses promesses à n’en plus finir. Même là où on s’abritait, on a écroulé les murs ! Aucun service social n’est jamais venu me voir dans la rue. »’

Au village de reclassement, des aides en nature et des soutiens de projets existent encore. Quand elle ou ses enfants sont malades, Bineta traverse des moments très difficiles, Mais grâce au produit de la mendicité, sa famille est devenue une des moins pauvres du village. Elle n’est donc plus prioritaire pour les bienfaiteurs. Elle relate qu’un jour « un toubab » (un français ou un blanc d’Europe) a vu ses sept enfants, est rentré dans la maison où elle était malade et alitée. Apprenant que le père était mort, il lui a offert un sac de riz. Mais ses voisins auraient dit que « c’est une mendiante ! » et son bienfaiteur n’a pas recommencé parce qu’il n’est jamais revenu la voir.

Beaucoup d’ONG connaissent une diminution de leurs fonds financiers. Les programmes d’aide aux personnes en situation de handicap du fait de la lèpre et de soutien des dispensaires et des projets en faveur des villages de reclassement ne sont plus prioritaires. Par conséquent, des secteurs anciennement assistés sont touchés par ces nouveaux choix humanitaires. C’est le cas de la santé et de la promotion dans les villages de reclassement. Dès qu’un de ses enfants était malade, Bineta activait le réseau d’accès au soin pour obtenir la gratuité. Mais, depuis quelques années, il n’y a plus beaucoup de solutions. Il faut payer les médicaments et les frais de consultation. Il y a des répercussions sur le soin de ses enfants et petits enfants, en particulier pour un de ses fils qui a attrapé la lèpre et pour lequel elle ne parvient pas toujours à assurer le transport pour la consultation à l’hôpital.

Un des effets de cette paupérisation est la difficulté de payer la scolarité des enfants. L’enseignement public est gratuit, mais les parents doivent prendre en charge l’achat des fournitures scolaires. L’absence répétée de Bineta au foyer en tant que chef de famille n’aide pas à soutenir la motivation des jeunes pour l’école. Ceux-ci préfèrent souvent pouvoir gagner un peu d’argent en faisant quelques activités autour de la pêche ou en rendant quelques services dans le quartier. Il y a une corrélation directe entre le situation de pauvreté et l’illettrisme, avec ses conséquences sociales dont la reproduction sociale de la précarité.

Le désir et la fierté des personnes en situation de handicap et d’errance est de pouvoir nourrir leur famille, mais surtout de construire leurs maisons sur leurs parcelles. Chez Bineta, une douzaine de personnes y demeurent. Les surplus de la mendicité lui ont permis de construire en dur.

‘« Malgré la cherté de la vie et les difficultés pour nourrir mes enfants, j’ai pu construire une pièce de trois mètres carrés sans toiture, sans porte ni fenêtre. A sa mort, mon mari m’a laissé un bout de terrain, et j’ai pu y construire. »’

Mais à l’approche de l’hivernage, Bineta s’inquiète car le toit de sa maison est constitué de tôles de récupération trouées et l’eau dégouline. Toute la famille est obligée de se réfugier ailleurs. Dans le village, l’ancien pavillon des lépreux sert encore de lieu d’accueil collectif. Elle calcule le nombre de tôles pour le toit (2 000F par tôle x 10), plus six lattes de bois à 2000 F pour soutenir les tôles et deux autres pour la fenêtre et la porte provisoirement. Selon elle, son besoin principal en 2003, c’était « de la nourriture et de la toiture ». En 2004, le retour de sa fille divorcée avec le bébé lui a fait privilégier la confection de briques pour bâtir une pièce supplémentaire sur le terrain, plutôt que de changer les tôles. Elle classe les priorités, s’adaptant au mieux aux situations nouvelles.

Le rêve des personnes en situation de handicap et d’errance, c’est aussi de quitter la rue dès que possible : rêve d’avoir une boutique ou un étal pour les plus jeunes, rêve que les enfants prennent leur relève pour les plus anciens.

« C’est moi seule qui travaille pour tous mes enfants. C’est difficile, mais quand ils grandiront et trouveront un emploi, toutes mes peines se dissiperont. »

C’est ce qu’affirme Bineta avec un grand sourire, montrant des dents éclatantes et une bonne humeur à toute épreuve

Notes
31.

Diop, Abdoulaye-Bara. 1981. La société wolof. Tradition et changement. Les systèmes d’inégalité et de domination, Paris, Karthala.

32.

Damon Julien. 1998. Des hommes en trop : essai sur le vagabondage, Paris, Editions de l’Aube.

33.

Goffman, Erving. Stigmate. 1996. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Editions de Minuit