1.4.3. Les figures du handicap et les adaptations urbaines

La majorité des personnes en situation de handicap et d’errance « sont des immigrés du Mali et de la Guinée », nous dit Alioune 38 qui vient de faire une discrète investigation auprès de chacun des membres du « groupe de la poste ». Mais qu’appelle-t-on « immigré » au Sénégal ? La Guinée et le Mali sont des pays frontaliers du Sénégal. Ce sont principalement les ressortissants de ces deux pays que l’on retrouve dans les rues de Dakar.

A la suite de Anne Bargès 39 , peut-on parler de l’internationalisation des réseaux de mendicité ? Les frontières entre ces trois pays sont héritées de la colonisation et, comme toutes les frontières en Afrique, elles présentent pour les populations un caractère virtuel. Elles ont été dessinées par les colonisateurs européens sans pour autant tenir compte des réalités sociologiques et sociopolitiques. Les conséquences de cette situation se lisent la plupart du temps dans la mobilité des individus qui se sentent appartenir à la fois à au moins deux pays. Parce que les familles, les clans, les tribus et les groupes sociaux ont été ainsi subdivisés et partagés dans des entités politiques différenciées appelés « Etats ».

L’exemple des bambaras est à ce titre révélateur. Ils évoluent entre le Sénégal et le Mali, surtout au niveau de la frontière entre les deux pays dans la région sud-est du Sénégal (Tambacounda) séparée du Mali par le fleuve Sénégal. Avant les indépendances africaines en 1960, le peuple bambara formait un seul peuple et vivait de part et d’autre du fleuve. Les individus se sentant chez eux de chaque côté du fleuve. Pour la plupart, ils ne possèdent pas de pièces d’identification (ni carte d’identité, ni passeport, ni permis de conduire). Notamment, quand ils viennent mendier en ville.

Au moment où l’on distribuait des parcelles (des terrains à caractère d’habitation) dans les villages de reclassement, le critère d’attribution était que les titres revenaient aux malades sans chercher à savoir si les malades étaient ou non des sénégalais d’origine. De toutes les façons, cela aurait été difficile pour les administrations de savoir réellement qui était de nationalité sénégalaise ou étrangère. Car il n’y a aucune différence d’ordre physique, culturelle ou linguistique. La plupart des noms « Diara, Ndiaye, Sylla, Diallo », etc. sont les mêmes de part et d’autre du fleuve. L’étranger qui arrive va dire, par dissimulation, qu’il vient du village sénégalais frontalier de son pays d’origine.

En ce qui concerne la question de l’internationalisation de la mendicité, le chemin de fer joue un rôle important aujourd’hui encore. Pendant la colonisation, la voie ferrée dénommée « Dakar – Niger » reliait les pays de la sous région : le Niger, le Burkina Faso, le Mali, la Côte d’Ivoire et le Sénégal. Actuellement la voie ferrée « Dakar-Bamako », qui relie les capitales malienne et sénégalaise, et le réseau routier sont les principales voies de communication qui facilitent la mobilité des populations.

L’exil a plusieurs sens : celui de l’expulsion de quelqu’un hors de sa patrie ou de l’obligation de vivre éloigné d’un lieu ou d’une personne chère. Il comporte un aspect de déracinement qui s’accompagne de ruptures. Pour les personnes en situation de handicap du fait de la lèpre, il y a rupture des liens avec les gens du village et la famille d’origine, et donc une perte partielle ou totale de son réseau social. C’est souvent la fin de toute activité fixe, comme le travail agricole. Or c’est par lui que l’homme s’était enraciné dans son environnement. C’est grâce à lui qu’il trouvait une certaine sécurité. Ce travail lui permettait d’être celui qui décide de sa vie et de son avenir. Et cette sécurité avait des tonalités culturelles, économiques et psychoaffectives. Devant ce départ forcé pour des raisons socioéconomiques se cache le désir d’un mieux être, voire d’une réussite, et tout au moins d’une autre liberté.

C’est ce que chante la vedette de la musique sénégalaise Youssou Ndour, bouleversé par la misère de certaines couches sociales sénégalaises 40  :

‘« Dem, dem » (Partir, partir)
« Dem fan ? » (Partir où ?)
« Ci espaas bu lëndëm bii » (Dans ce sombre espace)
« Dem ndax lan ? » (Partir pourquoi ?)
« Liberté bi » (Pour la liberté)’

La vie à la rue à Dakar entraîne une déstabilisation chez les personnes en situation de handicap et d’errance et au sein de leur groupe. Elles vivent dans un espace réduit, sur un rayon de deux cents mètres, en marge de toute activité culturelle ou sociale. Elles ne peuvent sauvegarder une identité positive qu’en se réfugiant derrière le « destin de Dieu » selon la tradition, dans un monde qui change (et très vite). Elles se sentent comme soumises à un destin tracé à l’avance, car le futur leur apparaît non comme un avenir à modeler mais comme situé dans la lignée de leur passé, de leur « maladie », comme quelque chose de prédéterminé par Dieu. L’exil se surajoute au vécu de cette situation et accroît ce sentiment fataliste.

Leur expérience de la rue se situe dans le prolongement de l’histoire du « Nègre clochard » décrit par David Diop 41 . L’esclavagisme contemporain passe par l’inactivité sociale, celle qui rime avec l’inexistence sociale, dans une forme de domination plus sournoise que celle des travaux forcés.

‘« Qu’ai-je fait sinon supporter assis sur mes nuages
les agonies nocturnes
les blessures immuables
les guenilles pétrifiées dans les camps d’épouvantes 42 »’

Marginalisées, les personnes en situation de handicap et d’errance n’ont pas la possibilité de trouver un logement ou un travail à Dakar. Leur existence est rythmée par la dépendance à l’aumône et aux aléas de la survie urbaine. Leurs relations avec le monde extérieur et à leur groupe jouent un rôle déterminant pour leur (sur)vie.

Les contacts au quotidien avec la population de Dakar sont affectés, d’une part d’un sentiment de ségrégation (on évite le contact) jusqu’à l’hostilité ouverte (refus de les laisser s’installer devant les magasins, restaurants…) en passant par la suspicion systématique et, d’autre part, d’un désir de les avoir à disposition à chaque fois qu’on a besoin de leur donner l’aumône. De la sorte, on comprend la situation paradoxale d’exil que vivent ces personnes qui se sentent vraiment « étrangères » dans la ville de Dakar et parmi les sénégalaises et les sénégalais ; et étant elles-mêmes de nationalité sénégalaise. Elles ne savent jamais combien de temps durera l’accueil qui leur est réservé. Leur existence est alors vraiment définie par une incertitude et une insécurité permanentes. Aussi, la plupart du temps, des mythes, des pratiques superstitieuses, des rites, disons la vie dans son ensemble, tournent autour du bonheur à assurer (ou à chercher) et du malheur à conjurer (ou à fuir), de manière perpétuelle.

Mais, encore une fois, cette dialectique n’est pas propre aux seules personnes en situation de handicap et d’errance : on la retrouve dans la société sénégalaise dans son ensemble, avec des degrés variables entre les citadins et les ruraux, entre les « intellectuels » et les autres, entre les riches et les pauvres, etc.

Il y a de multiples figures de la persécution qui fondent la théorie de la maladie et du malheur dans les sociétés traditionnelles africaines. En plus des modèles explicatifs classiques de la folie chez les wolofs (avec les génies, la sorcellerie-anthropophage et la magie interpersonnelle), on trouve des causes naturelles (le froid et le vent comme notion d’esprit et élément physique), les transgressions d’interdits sexuels, matrimoniaux ou alimentaires, le non-respect des obligations rituelles et la responsabilité divine. Entre société traditionnelle et société moderne, des structures de transition apparaissent, substituant un nouvel ordre social à l’ordre lignager et minimisant les effets dissolvants du processus d’individualisation 43 .

Dans toutes les ethnies islamisées, les persécuteurs jouent un duo à travers la sorcellerie et le maraboutage. La sorcellerie traditionnelle, condamnée par le Coran et confrontée au phénomène dit de « modernisation », éclate en un univers multisensoriel. Il n’y a plus la totalité du « dëm » (sorcier-anthropophage), mais la dimension visuelle, auditive et verbale. L’Islam réinterprète dans un autre langage la sorcellerie.

Le « ligeey » (maraboutage) étend son champ d’application aux situations concurrentielles, mettant en jeu la vie relationnelle du sujet et sa place dans la société. L’écriture arabe et les versets du Coran et les amulettes sont utilisés, notamment pour les actions bénéfiques. Les anciennes pratiques animistes sont réintroduites pour les actes maléfiques secondaires. Comme dans la société globale, les personnes en situation de handicap et d’errance dénomment « bët bu aay » le mauvais œil et « lamigne bou bone » la mauvaise langue.

Elles utilisent de ce fait les services du marabout ou du contre-sorcier pour conjurer le mauvais œil et la mauvaise langue qui sont sources de la plupart de leurs malheurs au quotidien. L’efficacité thérapeutique est directement en prise avec la croyance à laquelle adhèrent le malade, le guérisseur et le groupe.

Notes
38.

Alioune est un sage du village de Hann-Pêcheurs dans la banlieue de Dakar. Il a servi d’accompagnant et d’interprète à Martine. Lui-même a, avec sa femme, une grande expérience de la vie des personnes en situation de handicap pour avoir travaillé plus de 10 ans dans un centre de reclassement pour personnes atteintes de lèpre.

39.

Bargès, Anne. 1996. Entre conformismes et changements ; le monde de la lèpre au Mali, in Soigner au pluriel, J. Benoist, Paris, Karthala

40.

Sankharé, Oumar. 1998. Youssou Ndour. Le poète, Dakar, NEA, p.110 

41.

Sankharé, Oumar. 1998. ibid.

42.

Sankharé, Oumar. 1998. ibid. 

43.

Fassin, Didier. 1992. Pouvoir et maladie en Afrique, anthropologie sociale de la banlieue de Dakar, Paris, PUF