Chapitre 2 : Etat de la littérature et concepts fondateurs de la recherche

2.1. Etat de la littérature

2.1.1. Le désordre social, la ségrégation et la transmission sociale liés à la situation de handicap et d’errance

A l’origine de la maladie, on retrouve l’idée de souillure symbolique : celle que reflète l’apparence physique du lépreux, celle qui justifie la dégradation de son image sociale et celle qui justifie les comportements de rejet à son égard 44 . Une des racines du monothéisme qui a nourri les cultures modernes occidentales et africaines, portées par le judaïsme, le christianisme et l’Islam, se trouve dans l’un des cinq livres de la Tora : le Lévitique. Il porte des représentations de la situation de handicap et édicte des conduites à tenir.

En obéissant aux préceptes, considérés comme efficaces, on attire sur soi la prospérité ; ou le danger quand on leur désobéit. Cette alternative reflète l'aspect double et incompressible de la bonté et de la justice qu'est Dieu. Mary Douglas insiste sur la notion de sainteté qui signifie un état de séparation. Elle comprend également les notions de totalité et de plénitude. La Loi exige la perfection physique. Les animaux doivent être présentés au temple sans tare. L'intégrité du corps, réceptacle parfait, exprime la sainteté de façon physique. Les personnes en situation de handicap du fait de la lèpre dont les sécrétions corporelles sont considérées comme des souillures, doivent être séparées des autres hommes. C'est pourquoi il leur est interdit d'accéder au Temple, et par voie de conséquence elles sont exclues de toute participation à la vie publique. Lorsqu'elles sont guéries, elles doivent être purifiées en passant par le bain rituel, pour pouvoir à nouveau entrer dans le Temple. L'idée d'achèvement et de perfection est développée derrière la métaphore du corps humain et de l’œuvre entreprise par l’homme.

Etre saint, c’est être capable d’ordre, de distinction entre les catégories de la création, de définitions justes et de discrimination. Il s’agit de préserver la bénédiction et d’intégrer tout ce qui est créé dans l’ordre divin. Notamment en ce qui concerne les prescriptions alimentaires, avec les règles de pureté et les animaux déclarés purs selon les éléments : les volatiles ailés à deux pattes dans le firmament, les poissons à écailles avec des nageoires pour la mer et les animaux à quatre pattes qui sautent ou qui marchent pour la terre. Le vers, prototype des créatures qui grouillent, appartient au domaine du chaos, de la mort et de la tombe.

Ces règles d’évitement de tout ce qui est « tebhel » (mélange ou confusion) fonctionnent comme des signes qui permettent aux hommes d’exprimer quotidiennement la sainteté de Dieu. Le rite fournit un cadre qui permet de concentrer l’attention et de faciliter la perception. C’est un langage, au-delà des mots, qui a pour effet l’intégration et le contrôle de l’expérience. Il y a une continuité entre les rites séculiers et religieux. Dans de nombreux domaines, distincts pour les sociétés modernes ou dans un univers total pour les sociétés primitives, les actes symboliques sont posés, tels les rites de renouvellement (les rites des premières récoltes, les nettoyages de printemps, les modes vestimentaires, etc.). Le rite est également médiateur de l’expérience sociale.

Les rapports ordre / désordre, être / non-être, forme / manque de forme, vie / mort sont inclus dans la réflexion sur la saleté. Les notions de pollution sont incluses dans la vie sociale dans les plans fonctionnels et symboliques. Les contraintes sociales sont renforcées par les croyances. Pollution sexuelle et pollution corporelle servent d’analogie pour exprimer symboliquement les relations entre les différents membres de la société et elles reflètent l’organisation hiérarchique et symétrique de l’ensemble du système social 45 .

Les catastrophes qui s’abattent sur l’individu passent par des mots ou des actes, parfois par des états physiques. Pour sauvegarder son unité, la société développe le pouvoir de prospérer et d’exercer des représailles. Subissant les pressions extérieures qui s ‘exercent sur ses marges et à ses frontières, elle déclare virtuellement contre elle tout ce qui n’est pas avec elle et assujetti à ses lois. Les croyances relatives à la purification, à la contagion, à la séparation, à la démarcation et au châtiment des transgressions servent à poser un ordre dans une expérience et à imposer un système.

Dans la mouvance de Mary Douglas, nous utilisons les notions d’anomalie et d’ambiguïté comme synonymes dans la pratique. « Une anomalie est un élément qui ne s’insère pas dans une série ou ensemble donné ; l’ambiguïté caractérise les énoncés que l’on peut interpréter de deux manières 46 ». Ni liquide, ni solide, le visqueux donne une impression sensorielle ambiguë. La viscosité fondante ou gluante est classée comme une forme ignoble de l’existence depuis nos expériences primaires. Car cette substance, qui colle et s’accroche comme un piège, coule de nos doigts comme notre propre substance qui se dilue dans la viscosité. Or, si un individu peut réviser son schéma personnel de classification, il reste imprégné par sa culture comme médiatrice de son expérience individuelle. Les catégories culturelles (avec les idées et les valeurs standardisées de la communauté et de la société insérées dans leur schéma positif) sont d’autant plus rigides qu’elles sont publiques, et donc difficiles à remettre en cause.

Lorsqu’une anomalie apparaît, la culture cherche à réduire l’ambiguïté en l’étiquetant. Puis en contrôlant son existence. Une règle est érigée de façon à prévenir cette anomalie. Celle-ci peut aussi être qualifiée de dangereuse, dérobant ainsi le phénomène à toute discussion et élevant le degré de conformisme. Enfin, les symboles ambigus sont incorporés dans les rites. Un ordre unificateur peut alors intégrer les symboles d’anomalie, la vie et la mort, le bien et le mal.

Dans les cultures occidentales, la lèpre est une maladie métaphore : un concept qui trouve un substrat dans le corps physique. Retraçant l’histoire coloniale de Bamako, Anne Bargès 47 montre la volonté d’épurement, d’homogénéisation et l’idée de délimitation sans faille entre l’un et l’autre qui subsiste dans l’institution occidentale de soin. Dans une perspective hygiéniste bâtie sur la peur de la contamination et l’assimilation du corps social et du corps physique, les politiques antilépreuses pratiquent la ségrégation du malade à l’intérieur d’un ordre fermé et total. Les valeurs mandingues vont permettre l’association de la fusion à cette scission, générant l’apparition de groupes. La personne en situation de handicap du fait de la lèpre met en pratique les logiques du monde mandingue : (condamnation-élection, mouvement-permanence, dispersion-concentration, intérieur-extérieur) dans la grande ville africaine, notamment dans le village urbain Djikoroni. La maladie, phénomène biologique, y devient un « fait social », par delà sa dimension culturelle 48 .

L’atteinte physique et les états d’ordre psychologique, émotionnel et social s’enracinent dans le monde symbolique mandingue. Du jeu de placentas primordiaux se dégage une dynamique basée sur les notions d’excès (facteurs déclenchant le changement) et de reste (traces, empreintes) englobées dans le « dépôt » ; de séparation / déchirement suivie d’un collage et recyclage imparfait.

Dans un mouvement dialectique « l’un dans l’autre », le « rouge » s’oppose avec le « blanc » et le « noir ». La lèpre, avec ses désignations, ses signes (substances gluantes et sens), ses atteintes (puissances et impotences), ses causes (monstres et animaux fabuleux), ses remèdes (ordalie, eau amère) se situe dans le registre du rouge ; avec ses valeurs sensibles (le chaud, le brillant, l’éclatant) et ses rapports analogiques (la forge, la fusion, la fermentation). La lèpre se situe dans le domaine de l’hybride. Avec la transformation et le mouvement tourbillonnant et alternatif, le cycle et la linéarité absolue sont impossibles.

La situation de handicap nous interroge sur l’unité et la multiplicité de l’homme, sur sa façon de vivre la discontinuité dans un certain continuum. Dans la comparaison Occident-Afrique, elle soulève des problématiques liées aux manières de considérer l’homme, son corps, sa peau (son masque) et liées au vivre au pluriel. L’analyse des mécanismes interpersonnels, de la perception des frontières de la personne, de ce qui rapproche et contamine serait utile pour d’autres situations chroniques et graves.

Notes
44.

Douglas, Mary. 2001. Ibid.

45.

Douglas, Mary. 2001. Ibid.

46.

Douglas, Mary. 2001. Op.cit. p. 57

47.

Bargès, Anne. 1997. La grande maladie, le sens du trouble de l’alliance entre institution occidentale, Afrique mandingue, lèpre et modernité, Thèse d’anthropologie, Université de droit et de Sciences sociales d’Aix Marseille.

48.

Bargès, Anne. 1997. Ibid.