2.1.2. Les logiques sociopolitiques

En Afrique, les différents pouvoirs tels que le politique, le religieux et l’économique peuvent s’enchevêtrer. Comment dès lors trouver les réponses du côté des personnes en situation de handicap et d’errance et dans leurs relations avec les autres acteurs de la vie sociale ? L’anthropologie du handicap et de l’errance constitue, à notre sens, une excellente porte d’entrée pour comprendre la société africaine. L’analyse des pratiques des différents acteurs du système social, passant des marabouts aux guérisseurs jusqu’aux pharmaciens et médecins, nous montre la grande diversité régnant dans ces catégories, notamment pour les marabouts et les guérisseurs. Au vu de ces différences, il n’est pas pertinent de réaliser une classification, d’autant plus que chaque ethnie possède ses propres représentations 49 .

Selon Didier Fassin, le malade souhaite en premier lieu diminuer sa souffrance, rejoignant ainsi les propos de Yannick Jaffré, dénonçant l’anthropologie comme une discipline voulant trop se focaliser sur cette dimension symbolique, même si pour ces deux auteurs, cette dimension existe bien réellement 50 . Il existe une logique de pouvoir chez le soignant et une logique de guérison chez le soigné. Ils se rejoignent quand le soigné va pouvoir augmenter le pouvoir du soignant et quand guérir c’est accroître le pouvoir de celui qui guérit. Didier Fassin met en pointe la quête de sens et les représentations que les gens ont de la maladie. Il pense qu’il est important de les considérer pour réussir des programmes de santé publique. En fonction de ces représentations, les programmes de santé publique et les prises en charge ne pourront pas être les mêmes.

Les termes de « production et de reproduction des savoirs » sont regroupés dans la constitution des savoirs, de leur transmission, de leur mutation et de leur nouvelle forme de légitimation. On observe les variétés de discours en fonction des thérapeutes et aussi chez un même thérapeute. Ces contradictions refléteraient un modèle réel qui se retrouve principalement lors du passage de l’oral à l’écrit où le souci de modélisation est moindre que pour l’écrit, même si ce dernier peut évoluer aussi et être interprété de façons différentes. Dès lors, comment les pouvoirs thérapeutiques et magiques produisent du politique, du religieux, de l’économique et comment à l’inverse les pouvoirs politiques, religieux, économiques légitiment-ils ou contestent-ils les guérisseurs, les marabouts et les médecins ?


La santé est sans cesse un enjeu politique, beaucoup de choix se font plus par ambition politique que par raison scientifique. Le pouvoir économique s’acquiert par la redistribution partielle : être puissant c’est pouvoir donner. La redistribution de la richesse se voit comme une solidarité obligatoire et en même temps, par sa marque ostentatoire, apporte du pouvoir. Les pouvoirs politiques, religieux, économiques sont enchâssés, qu’en est t-il du pouvoir thérapeutique ?

Le pouvoir thérapeutique a une dimension supplémentaire, c’est celui de soigner et de guérir. Cela ne déjoue nullement une logique d’accumulation de pouvoir. Le soin est un vrai pouvoir social : faire des consultations gratuites ou des dons apportent du pouvoir. La noblesse de motivation subjective n’exclut pas la satisfaction d’intérêts objectifs. La maladie est un révélateur du social. Le champ médical n’est pas isolé du reste du système du social, il est indissociable de l’ensemble des représentations et des pratiques de la société. Le marché de la santé traduit mieux une réalité sociale c'est-à-dire un lieu d’échange où les soignés ont le choix de leur soignant et où ne se forment que des relations contractuelles temporaires, favorisées par le libéralisme économique et la monétarisation croissante. Ceci est valable en ville et en Occident et moins en milieu rural et en Afrique où les systèmes traditionnels du don et contre don établissent entre les partenaires des rapports permanents d’obligation mutuelle.

Dans les villes africaines, les maladies et leurs traitements sont des objets de savoir. Les enjeux de pouvoir du thérapeute, qu’il soit marabout, herboriste ou médecin, se déclinent sur les champs économiques, politiques et religieux. C’est dans ce marché de la santé que se nouent les relations entre le soignant et le malade. La maladie n’est pas qu’un simple phénomène biologique,. Elle est aussi un fait social. Car « la maladie, parce qu’elle fait entrevoir la mort, a dans toutes les sociétés une triple inscription : physique, à travers la souffrance et la dégradation de l’individu ; culturelle, dans les interprétations et les thérapeutiques qu’elle rend nécessaires ; morale, par la lutte que s’y livrent le bien et le mal 51 »

La ville, avec ses processus complexes d’occidentalisation et de modernisation, d’industrialisation et de prolétarisation, offre un espace de contrastes. Le processus de changement social initié par l’urbanisation favorise la circulation des hommes et la mutation des idées, entre tradition et modernité, entre référents homogènes et pratiques syncrétiques. C’est dans cette dynamique qu’évoluent les personnes en situation de handicap et d’errance à Dakar et à Lyon.

Les termes de contagion ou de contamination sont écartés parce qu’ils contiennent un risque de confusion avec le corps médical. Car, dans le système biomédical, ils sous-entendent une transmission de la maladie d’un sujet malade à un porteur sain. Or, dans l’ensemble des conceptions locales, ces termes peuvent désigner une transmission de substance par le sang, le lait, le sperme ou la salive ou simplement un rapport d’influence comme un regard ou une parole. Transmission est un terme ethnolinguistique qui a l’avantage d’être neutre et démédicalisé. Elle contient l’idée de passage, dans un espace à la fois physique et social, intime et public 52 .

En Occident, Plutarque parlait du « mauvais œil » comme d’une transmission par influence. Il a été contredit par la théorie des miasmes, via l’air et l’eau. La médecine savante du XIVème se situait dans cette lignée : elle refusait l’idée d’une propagation de la lèpre par le contact contaminant (le toucher ou les vêtements des pestiférés) pour imputer l’épidémie à l’action des miasmes et des pestilences. Dans les sociétés ouest-africaines, les théories ne se contredisent pas car la pensée est plurielle (tradition, Islam, théories pasteuriennes, etc.). Doris Bonnet souligne qu’il n’existe pas de pratiques pures sans théories : « elles véhiculent un ensemble de discours à visée extrêmement morale et normative en ce qui concerne les relations humaines et sociales, qu’il s’agisse des conduites sexuelles, de la promiscuité des contacts physiques, des règles en matière de rapports sociaux, ou celles relatives aux interdits d’alliance ou, enfin, en ce qui concerne la gestion de l’environnement 53 »

L’acte banal de la toilette corporelle, les règles de commensualité autour du repas, le nettoyage des habitations et le tri des déchets, les mesures de protection et les attitudes d’évitement dans les contacts interpersonnels, tout cela fait partie des manières de faire pour se prémunir d’une maladie.

Les pratiques de précaution au niveau de la gestion de l’intimité corporelle sont issus de la crainte de l’exposition au danger. Par exemple, se rafraîchir le corps après l’acte sexuel pour prévenir le risque de l’excès ; éviter de mélanger les liquides corporels (en particulier le sperme, le sang menstruel et le lait) car ils sont source de désordre. Le discours hygiéniste a fait son entrée en Afrique par la colonisation. L’Etat se préoccupe de développer des politiques sanitaires (domestique et publique) et de prévenir les épidémies. L’hygiène y est liée à une idéologie de l’ordre. Les instances sanitaires et sociales développent des comportements de lutte contre la contagion, faute de pouvoir modifier les conditions de vie.

On ne peut séparer la notion d’impureté en deux catégories : le naturel et le supranaturel. Car elle « s’inscrit dans une matérialité corporelle et dans un espace de relations humaines qui ne permettent pas de dissocier le réel du symbolique 54 ». Les notions de danger et de pouvoir lui sont conjointes. « C’est quelque chose qui n’est pas à sa place 55 ». La personne en situation de handicap et d’errance est impure, donc elle est marginalisée.

Les liens sociaux sont perçus d’une façon particulière dans l’idée de contamination. Le risque d’être souillé met en lumière les frontières spatiales, sociales et culturelles. L’altérité et ses différentes figures sociales et imaginaires, les risques morbides (avec les substances et leur contact) et les pouvoirs thérapeutiques s’y expriment.

La lèpre est considérée comme une maladie d’héritage (par la mère, le père ou un parent), comme une maladie de contact (y compris par la trace) et comme une maladie d’origine obscure. Les savoirs populaires développent une casuistique fluide, attribuant plusieurs causes à une maladie et utilisant différents recours ou propositions thérapeutiques. Car il faut donner une raison à la souffrance et à la mort.

Dans cet univers magico-religieux, il importe de se mettre sous la protection divine, de respecter les prescriptions sociales ainsi qu’une prudence dans les rapports humains. Cela demande de respecter les espaces (avec des micro-territoires dans lesquels certaines conduites correspondant aux activités qui y sont propres) et les moments (le crépuscule, les instants les plus chauds et le mitan de la nuit étant propices aux mauvais esprits).

Les pratiques populaires de pauvreté se laissent analyser à travers la collecte de déchets à Thiès (Sénégal). Cela rejoint Mary Douglas dans sa conception de la saleté qui, loin d’être un acte d’hygiène marquée de pathogénie, constitue d’abord une offense contre l’ordre. Les normes sociales de bonne convenance conditionnent l’acte de nettoyage et participe au processus de distinction sociale.

Il existe un lien entre la maladie et les insectes, les odeurs et les poussières qui sont considérées comme des vecteurs. Reprenant l’étiologie médicale pasteurienne, le discours populaire l’associe à l’étiologie empirique issue de la perception sensible immédiate. Dans la logique domestique, le déchet est appréhendé comme un élément visible derrière lequel émerge un registre socioculturel. Symbolisant les notions d’ordre et d’esthétisme, la propreté participe aux processus de discrimination sociale.

Si la conception de la santé et du handicap varie selon l’époque et la culture, Marilou Bruchon-Schweitzer 56 montre la nocivité de certaines situations de vie. Particulièrement dans les situations d’errance où le bien-être et la qualité de vie sont plus que médiocres, engendrant une pénibilité accrue par la situation de handicap. Le contrôle, avec ses lieux, ses agents et ses moyens, est générateur de stress. Au cours des transactions entre individu et environnement, selon la vulnérabilité de sa personnalité, la personne va développer des coping (ou stratégies d’ajustement) qui vont résonner directement sur sa santé.

L’espace public urbain est le lieu de difficultés relationnelles durant la période hivernale, difficultés qui peuvent se muer en conflits ouverts entre les personnes en errance et des citoyens qui se plaignent de l’occupation des rues et des espaces publics. Julien Damon montre que la présence des « SDF » (Sans domicile fixe) dans l'espace public suscite des nombreuses réactions de l'opinion publique, comme celles des institutions et des pouvoirs publics. Ces réactions oscillent entre la compassion, l'exaspération et l'indignation 57 . En particulier l’hiver, sous l’effet des médias, cette compensation manifestée à leur égard est forte. Des dispositifs supplémentaires sont mis en place et les citoyens y assistent et signalent les personnes en situation de sans abrisme pour qu’elles rejoignent un lieu chaud. Au printemps, l’Etat ou les maires ressortent des textes de lois pour rétablir les stationnements et les occupations des espaces publics, surtout en centre-ville. Les personnes en errance en sont les premières pénalisées.

Dans ce contexte ambigu, des questions essentielles en matière de liberté d'expression et de circulation se posent, ainsi que celles relatives aux conflits de représentation sur le soutien social reçu et perçu des personnes en situation de handicap et d’errance. Car leur « place » semble assignée à l’invisibilité et à une mobilité permanente.

Comment comprendre alors la diversité des appréciations relatives et ambiguës à la question des personnes en situation de handicap et d’errance? Julien Damon souligne l’action des pouvoirs publics, entre répression et l'assistance. Le système de renvoi des populations et des responsabilités ne permet pas l’émergence d’un traitement collectif des problèmes posés localement. Si les tentatives d'éradication de la mendicité et du vagabondage ont été vaines depuis des siècles, la conscience sociale a transformé les regards portés sur la pauvreté aujourd'hui.

Il fait également découvrir que les collectivités publiques n'ont cessé de recourir à des instruments puisés dans un triple répertoire - prévention, assistance, répression - lorsqu’elles sont confrontées aux problèmes que posent à l'ordre public et à la conscience morale les sans ressources et les sans logis 58 . Le concept-clé de la prospective ne cesse d’apparaître, de même celui invariant de la prise en charge de ces populations. Tout d'abord, cela passe par des tentatives répétées de comptage, avec un flou persistant des définitions et un clivage durable entre « vrais » et « faux » pauvres. Le critère de domiciliation est déterminant (on pense à la sédentarisation toujours recommandée des ethnies nomades). Invariants également dans l'action collective des autorités locales, qui n'échappent au dilemme - assister ou réprimer - que par la mise au travail plus ou moins incitée ou qui parlent de jeu de « ping-pong » dans lequel on se renvoie indéfiniment les SDF les plus instables et les plus difficiles à réinsérer. A défaut d'une citoyenneté encore utopique au bénéfice des SDF rejetés de ville en ville, on espère en un renouvellement profond des formes et des modalités de la démocratie locale, bref en une nouvelle gouvernance urbaine.

Surveiller, réprimer, punir, emprisonner : tel est le lot de certaines personnes en errance dont les comportements ne répondent pas aux normes sociales en vigueur. Depuis le Siècle des lumières, les progrès de la raison et de la science auraient contribué à l'émancipation de l'humanité. Michel Foucault récuse ce lieu commun, il conçoit la modernité comme l'âge des sociétés disciplinaires, l'âge des prisons où, à l'instar de l'école et de l'armée, on enferme pour redresser 59 .

Foucault affirme que les sciences de l'Homme (sociologie, psychologie, psychiatrie) elles-mêmes constituent l'instrument privilégié de ce nouveau pouvoir disciplinaire. L'homme devient objet de science pour être mieux assujetti. La volonté de pouvoir se cache derrière le désir désintéressé de savoir. Si le projet d'un Descartes à l'âge classique était de nous rendre comme maître et possesseur de la nature grâce aux progrès de la physique, l'ambition implicite des sciences humaines serait de nous rendre maître de l'homme.

Les techniques modernes d'assujettissement s’exercent notamment en prison, institution type où se révèle cette articulation savoir/pouvoir. Or certaines personnes en situation de handicap et d’errance survivent dans un cycle infernal et répétitif hôpital psychiatrique / rue / prison. La population des personnes atteintes de troubles psychiatriques et abandonnée par la société à la rue ne cesse de croître. Or ces personnes jouent des rôles de victimes dans ces situations extrêmes.

Lorsque Michel Foucault parcourt l'histoire de la folie, il dessine les contours, non de la raison, mais du point de vue de ce qu'il ne comprend pas et exclut. Il redonne au fou la parole et révèle l'étrangeté du monde qui le refuse, nous apprenant davantage sur les limites de la raison que sur les profondeurs du gouffre où il menace de se perdre. Le traitement des « fous » n’est pas sans rapport avec la culture qui a prétendu faire de l'être humain l'objet de ses connaissances. L'humanisme a pris la forme répétée de ses justifications par l’avènement des sciences humaines, avec leurs pratiques et leurs institutions 60 .

Pour Michel Foucault, cet état de fait signifie la mort de l'homme et de l'humanisme classique qui concevait le sujet pensant comme une exception dans l'ordre de la nature. L’objectivation de l'homme, devenu un objet d'étude au même titre que les phénomènes naturels avec la naïveté positive des sciences humaines, a en même temps rendu possible sa maîtrise. La technique du pouvoir qui consiste à classifier les comportements humains pour mieux les manipuler 61 .

Loïc Wacquant dénonce les violences urbaines, le quadrillage intensifié des quartiers dits sensibles, la répression accrue de la délinquance des jeunes et le harcèlement des sans-abri, le couvre-feu et la tolérance zéro, le gonflement continu de la population carcérale et la surveillance punitive des allocataires d'aides. La tentation de s'appuyer sur les institutions policières et pénitentiaires pour juguler les désordres engendrés par le chômage de masse, l'imposition du salariat précaire et le rétrécissement de la protection sociale se fait sentir partout en Europe 62 . Or ce nouveau sens commun punitif a été élaboré en Amérique par un réseau de néoconservateurs qui s'est internationalisé, à l'instar de l'idéologie économique néolibérale dont il est la traduction en matière de justice. L'Etat-providence bascule en un l'Etat-pénitence. C’est l'avènement d'un nouveau gouvernement de la misère dont la main invisible manie le marché du travail déqualifié et dérégulé, tel un appareil pénal intrusif et omniprésent. En complément de la généralisation de l'insécurité salariale et sociale, les Etats-Unis ont clairement opté pour la criminalisation de la misère. C’est cette alternative historique entre la pénalisation de la pauvreté et la création d'un Etat social continental digne de ce nom qui se joue aujourd’hui dans le monde.

Dans un autre ouvrage 63 , Loïc Wacquant insiste sur l’aspect dérégulation économique et reconversion de l'aide sociale et de la nouvelle politique de la précarité en tremplin vers l'emploi précaire. Dans ce dispositif, la police et la prison retrouvent leur rôle d'origine : plier les populations indociles à l'ordre économique et moral qui émerge. Pour les élites politiques, la prison est une sorte d’aspirateur social chargé de faire disparaître les rebuts de la société de marché. Inventée aux Etats-Unis, à l'ère du travail éclaté et discontinu, la régulation des classes populaires passe certes par le bras maternel et serviable de l'État social, mais aussi par le bras viril et sévère de l'État pénal. Et la lutte contre la délinquance de rue, qui touche particulièrement les personnes en situation de handicap et d’errance, en est un des signes. La nouvelle question sociale est devenue celle de la généralisation du salariat d'insécurité et de son impact sur les espaces et les stratégies de vie du prolétariat urbain. Face à ces ressorts de la pensée unique sécuritaire qui sévit aujourd'hui partout dans le monde une mobilisation civique est nécessaire pour sortir du programme répressif.

Les situations de handicap et d’errance se situent dans la lignée de multiples autres formes de situation d’exploitation de l’être humain, notamment et de façon exacerbée dans l’histoire du colonialisme. Dans le Portrait du colonisé et le Portrait du colonisateur 64 , Albert Memmisoulignait combien les conduites du colonisateur et du colonisé créent une relation fondamentale qui les conditionne l'un et l'autre. Il constate que comme tous les colonisés se ressemblaient et par la suite aussi que tous les opprimés se ressemblaient en quelque mesure. L’objectivité calme de ce constat c'est la souffrance et la colère du colonisé.

Naguère Jean-Jacques Rousseau dénonçait le scandale d'une société fondée sur l'inégalité, avec la même clarté, et un bonheur d'écriture que seule peut inspirer la passion du juste. De même, Aimé Césaire prend ses distances par rapport au monde occidental et le juge. Son discours sur le colonialisme est un acte d'accusation et de libération. Il y expose en pleine lumière d'horribles réalités, en assignant quelques ténors de la civilisation blanche, son idéologie mystifiante et son Humanisme formel et froid 65 . La barbarie du colonisateur et le malheur du colonisé, la colonisation - machine exploiteuse d'hommes et déshumanisante- détruit des civilisations qui étaient belles, dignes et fraternelles. Face à l'Occident, il proclame la valeur des cultures nègres. La violence de la pureté du cri témoigne du souci des hommes, d'une authentique universalité humaine, réveillant la générosité de la lucidité révolutionnaire.

Pierre Bourdieu montre combien la parole est à la fois un produit, livré à l'appréciation des autres, et un instrument de pouvoir : on peut agir avec des mots, des ordres ou des mots d'ordre 66 . Mais la force agit-elle à travers les mots, ou dans les porte-paroles ou, plus justement, dans le groupe même sur lequel s'exerce leur pouvoir ? Le terrain d'exercice privilégié du pouvoir symbolique est celui de la politique, et tout spécialement les luttes nationalistes ou régionalistes. Outre la politique, la violence symbolique s’exerce dans les textes philosophiques dont la rigueur apparente n'est que la trace visible de la censure particulièrement rigoureuse du marché auquel ils sont destinés. Le langage est pouvoir symbolique.

Tout comme l'école, les dispositifs de politique sociale (mis en place ou absents) ont une fonction d'instrument démocratique et de légitimation du pouvoir en place. Il contribue à perpétuer les inégalités de chances devant la culture en transmuant par les critères de jugement qu'elle emploie, les privilèges socialement conditionnés en mérites ou en dons personnels. Par-delà l'influence des inégalités économiques, le rôle de l'héritage culturel, capital subtil fait de savoirs, de savoir-faire et de savoir-dire des membres des classes constitue un patrimoine et garantie la perpétuation du pouvoir 67 .

Jean-Claude Guillebaud s’interroge sur le Principe d'humanité 68 . Le projet de toutes les idéologies fondées sur le fantasme d'une humanité supérieure dominant une sous-humanité est la transgression des frontières de l'humain. Selon Primo Levi dans son ouvrage «  Si c'est un homme  », c’est le fait de toutes les violences exterminatrices qui avilissent leurs victimes, les traitent comme des bêtes et les réduisent même à de la matière brute : bétail, boue, ordure. C’est aussi la mise en cause des frontières de l'humanité par les développements de la science contemporaine. Car les biotechnologies, les manipulations génétiques, les sciences cognitives envisagent la pensée comme un jeu de connexions neuronales. L'homme est alors réduit à son statut de matière vivante. Le paradoxe, c’est de ne plus être capable de dire ce qu'est l'humain à l'heure où les droits de l'homme sont devenus dans nos démocraties un credo politique universel. Sans le Principe d'humanité qui fait que nous n'oublions jamais qu'être humain est un devoir, l'humanité n'est qu'une barbarie en puissance. La solidarité découle de ce principe 69 .

Robert Castel montre que seul l'État est encore capable d'imposer un minimum de protection sociale pour limiter les effets d'un individualisme négatif qui n'a libéré le travailleur de ses anciennes dépendances que pour l'abandonner à l'aléatoire de la recherche d'un emploi et de la quête de sa subsistance 70 .

Car la pression de l'économie de marché a remis en cause la dépendance salariale au sein de la civilisation du travail. La position sociale de l'individu dépend de l'emploi qu'il occupe et sa protection sociale est subordonnée à son statut de salarié. À l'âge moderne, la précarité économique engendre la vulnérabilité sociale et l'érosion des systèmes de protection. Or, cette incertitude des statuts (chômeurs de longue durée, allocataires de revenu minimum, etc.) ne crée pas seulement des exclus, mais fragilise le lien social et fait perdre à l'État son pouvoir d'intégration à mesure que la condition salariale se délite. Robert Castel met le doigt sur les zones grises de l'emploi qui se répandent entre l'intégration totale dans l'entreprise et la rue: ce monde flou où se croisent CDD (contrat à durée déterminée), intérimaires, stagiaires, contrats de réinsertion, érémistes (RMIstes). Une nouvelle forme de société reste à réinventer.

Les politiques publiques en faveur des SDF - et notamment des personnes en situation de handicap et d’errance - recouvrent une grande diversité de prestations, de mécanismes, de dispositifs, d'acteurs et de financements. Julien Damon montre qu’elles reposent sur des conceptions archaïques de l’assistance sociale 71 . En effet, elles ne tiennent pas compte de l’ensemble des préoccupations et des besoins spécifiques de ces personnes. Or, C’est pourquoi ces politiques sont invitées à se réformer et à une « actualisation-adaptation » face aux mutations récentes et à l’augmentation du nombre de personnes en errance dans les villes.

Notes
49.

Fassin, Didier. 1992. Ibid.

50.

Bonnet Doris, Jaffré Yannick. 2003. Les maladies de passage. Transmissions, préventions et hygiènes en Afrique de l’Ouest, Paris, Karthala

51.

Fassin, Didier. 1992. Op.cit. p.22

52.

Bonnet Doris et Jaffré Yannick. 2003. Ibid.

53.

Bonnet Doris et Jaffré Yannick. 2003. Op.cit. p.8

54.

Bonnet Doris et Jaffré Yannick. 2003. Op.cit. p.21

55.

Douglas, Mary. 1971. Op.cit. p.55

56.

Bruchon-Schweitzer, Marilou. 2001. Les facteurs environnementaux de la vulnérabilité, in Vulnérabilité et résistance aux maladies : le rôle des facteurs psychosociaux, Paris, Dunod

57.

Damon, Julien. 2002. La Question SDF. Critique d'une action publique , Paris, PUF

58.

Damon, Julien. 1998. Des hommes en trop : essai sur le vagabondage , Paris, Editions de l’Aube

59.

Foucault, Michel. 1993. Surveiller et punir, Paris, Gallimard

60.

Foucault, Michel. 1976. Histoire de la folie à l'âge classique, Paris, Gallimard

61.

Foucault, Michel. 1990. Les Mots et les choses, Paris, Gallimard

62.

Wacquant, Loïc. 1999. Les prisons de la misère, Paris, Liber

63.

Wacquant, Loïc. 2004. Punir les pauvres. Le nouveau gouvernement de l'insécurité sociale, Paris, Agone.

64.

Memmi, Albert. 2002. Portrait du colonisé, précédé de Portrait du colonisateur, Paris, Gallimard.

65.

Césaire, Aimé. 2000. Discours sur le colonialisme, Paris, Présence africaine.

66.

Bourdieu, Pierre. 2001. Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil.

67.

Bourdieu, Pierre. 1964. Les Héritiers : Les étudiants et la culture, Paris, Minuit.

68.

Guillebaud, Jean-Claude. 2002. Le Principe d'humanité, Paris, Seuil.

69.

Levi, Primo. 1988. Si c’est un homme, Paris, Pocket.

70.

Castel, Robert. 1999. Les Métamorphoses de la question sociale, Paris, Gallimard.

71.

Damon, Julien. 2006. Les politiques familiales, Paris, PUF.