2.2. Les concepts fondateurs de la recherche

2.2.1. Pour appréhender les situations de handicap et d’errance

Selon le dictionnaire Petit Larousse (2000), l’errance, c’est « l’action d’errer ». L’étymologie du verbe « errer » vient du latin « errare » qui signifie « aller ça et là, à l’aventure, sans but ». L’adjectif errant veut dire : « nomade, qui n’a pas de domicile fixe ; le chevalier errant allait de pays en pays, à l’aventure, pour redresser les tords ». La notion d’errance a connu une évolution historique. Jusqu’au milieu du XXème siècle, la figure paradigmatique de l’errance a été celle du vagabond. Dans la nosographie psychiatrique naissante, Charcot a désigné cet homme sans attache d’origine ni de lieu de travail comme un « automate ambulatoire », en voie de disparition de la scène sociale et politique.

Avec l’abrogation du délit de vagabondage, les sciences sociales découvrent les clochards comme nouveaux vagabonds 72 . En milieu urbain, ceux-ci cherchent à survivre dans les interstices de la ville, plutôt qu’à parcourir les grands chemins. Les crises économiques des années 1970 bouleversent la notion d’une pauvreté résiduelle attachée aux clochards pour désigner les formes d’extrême dénuement et de mobilité comme les nouvelles formes de la pauvreté.

Aujourd’hui, l’usage de la notion d’errance est sous-tendu par des significations très différentes à travers les sciences humaines et sociales. Elles désignent également des situations concrètes très diverses, marquées par les espaces et la temporalité. Les personnes de la rue, avec leur poids de souffrances psychiques et d’errance identitaire, développent leurs itinérances entre les services d’assistance, les lieux d’hébergement précaire, les communautés et la rue. Les politiques publiques tentent de réagir face au développement de cette grande exclusion qui touche une catégorie de citoyens nommée « Sdf » (Sans domicile fixe). Des dispositions juridiques et des politiques de lutte contre l’exclusion encadrent les actions sociales développées en leur faveur dont le dispositif de la veille sociale à Lyon. Un projet du genre est en chantier à Dakar, sous l’initiative de Xavier Emmanuelli fondateur du Samu social de Paris et du Samu social international.

Nous avons choisi le concept d’ « errance » plutôt que celui de « Sdf » pour deux raisons : la notion de « Sdf » couvre une population plus large que celle qui vit dans la rue, d’une part ; et d’autre part, le concept d’errance contient toutes les dimensions socio-anthropologiques et psychiques de l’approche de la personne humaine. Nous utiliserons cette approche multidimensionnelle de l’errance, tant au niveau de la fragilisation des bases anthropologiques que des parcours et de la recherche identitaire vécus par les personnes en situation de handicap et d’errance. Les personnes en errance (ou personnes sans domicile ou sans abri ou Sdf ) représentent une des parties visibles de la pauvreté aujourd’hui. Au point que la question est devenue un problème social.

La catégorisation administrative « Sdf » nous paraît aussi stigmatisante. En même temps, elle ne correspond pas à la réalité sociale du Sénégal pour les personnes en situation de handicap et d’errance. Le terme « sans abri » nous a semblé mal adapté à la population cible de notre recherche, dans la mesure où, dans le site de Dakar, la quasi-totalité des personnes en situation de handicap et d’errance possède une maison ou un appartement au village ou dans la banlieue dakaroise.

La notion d’errance présente certes un aspect « horizon », elle porte une  signification englobant la réalité que vit la personne en situation de handicap et d’errance. Mais, elle nous semble plus précise pour désigner le mode de vie, ou plutôt de survie urbaine, de la population que nous étudions à Dakar et à Lyon.

Le handicap, longtemps perçu comme un problème social, est aujourd’hui considéré à travers la Classification Internationale du Fonctionnement, du Handicap et de la Santé (CIF) comme un objet de recherche en sciences sociales. La CIF se veut un langage harmonisé pour l’ensemble des disciplines scientifiques et elle s’écarte de la médicalisation du handicap en se positionnant comme une classification des composantes de la santé, et non des conséquences de la maladie. Elle définit le handicap comme le processus ou le résultat d’une interaction dynamique entre un problème de santé (maladies, troubles, lésions, traumatismes, etc.) et des facteurs contextuels ou environnementaux 73 .

La CIF aborde le handicap sous deux angles : d’une part, la dimension de l’individu décomposée en fonctions organiques (fonctions physiologiques des systèmes organiques- y compris les fonctions psychologiques) et les structures anatomiques (parties anatomiques du corps, telles que les organes, les membres et leurs composantes) ; et d’autre part, la dimension d’être social avec l’activité (l’exécution d’une tâche ou d’une action par une personne) et la participation (l’implication d’une personne dans une situation de vie réelle).

Adoptant un vocabulaire positif qui ne stigmatise pas la personne, la CIF affiche une volonté d’universalisme. Elle prend en compte les facteurs environnementaux dans la mesure où ils interviennent dans le contexte de vie de l’individu, comme « obstacles » et « facilitateurs ».

Selon la CIF, le handicap désigne l’ensemble des éléments négatifs de ces dimensions :

  • les déficiences définies comme « les problèmes dans la fonction organique ou la structure anatomique, sous forme d’un écart ou de perte importante »,
  • les limitations d’activité définies comme les difficultés que rencontre une personne dans l’exécution d’activités,
  • les restrictions de participation définies comme les problèmes qu’une personne peut rencontrer dans son implication dans une situation de vie réelle.

Les facteurs environnementaux (définis comme « l’environnement physique, social et attitudinal dans lequel les gens vivent et mènent leur vie ») interagissent sur les composantes de la santé. Ils sont classés en niveaux individuels (milieux de vie, caractéristiques physiques et matérielles, contacts avec les autres) et sociétal (structures sociales, règles de conduite ou systèmes formels ou informels dans la culture des personnes).

En nous référant à cette classification de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), nous pouvons dire que le handicap des personnes vivant avec des déficiences, et à la rue à Dakar et à Lyon, articule au moins trois éléments négatifs : les déficiences que constituent les problèmes dans la fonction organique sous forme de pertes importantes (phalanges, doigts…) ; les limitations d’activités liées aux déficiences et qui constituent des difficultés réelles pour les personnes dans l’exécution de certaines tâches de la vie courante et les restrictions de participation des personnes dans leur implication au niveau de leur environnement social. Toutes ces trois dimensions constituent des barrières et jouent dans la stigmatisation, la précarisation et les conditions d’existence des personnes en situation de handicap et d’errance.

La déficience ou la maladie ne sont pas des caractéristiques affectées à une personne. Elles interviennent comme des données dans une situation qui se conçoit comme une interaction avec des facteurs sociaux. C’est pourquoi nous avons choisi de nous intéresser aux situations pour comprendre ce que vivent ces personnes. Le handicap est un terme générique qui « englobe des difficultés de nature (déficiences mentales, physiques…), de gravités (déficiences sévères, graves…), de configurations (surhandicaps, handicaps associés, polyhandicaps, multihandicaps …) et de causes très diverses (organiques, psychologiques, socio-éducatives et culturelles…) 74  ».

Selon Maître André Dessertine 75 , le handicap est une notion relative en fonction de la situation, la situation est évolutive selon les aptitudes de la personne, ainsi que ses possibilités d’adaptation sociale, les réalités sont différentes et non réductibles les unes aux autres ; le handicap est appréhendé en relation avec l’état de la société à un moment donné.

Les classifications de l’OMS sont des langages qui reflètent autant les pensées que les actions sur le handicap qu’elles structurent. Cela traduit non seulement une autre image du handicap, mais aussi les voies d’une reconnaissance du handicap et l’organisation sociale des réponses proposées. Une autre catégorisation des déficiences sensorielle ou motrice, intellectuelle ou mentale est mis en lien avec l’accompagnement spécifique et l’évolution des connaissances médicopsycholo-giques.

Le débat international questionne le modèle individuel ou médical qui vise à adapter l’individu à la société et le modèle social qui cherche à adapter la société à la diversité des individus. Le handicap est perçu non comme une anomalie de l’individu mais comme une différence à intégrer dans l’ensemble de la société 76 .

Le modèle médical porte sur deux axes : d’une part, l’axe biomédical (historique) est basé sur la prise en charge des maladies aiguës et s’intéresse à leur guérison, et d’autre, l’axe réadaptatif bâti autour de la rééducation et de la réadaptation.

Le modèle social est axé sur le domaine  environnemental qui s’intéresse à diminuer les obstacles (critères d’accessibilité et d’accessibilisation) et sur les Droits de l’Homme qui cherchent à agir sur le cadre légal pour supprimer toute discrimination et offrir aux « personnes différentes » une égalité des chances. La radicalisation de ce modèle social donne lieu à des actions en justice sur la « discrimination positive ».

En 1990, le handicap apparaît dans l’interaction entre la déficience, la limitation fonctionnelle et la société qui produit des barrières empêchant l’intégration.

La nouvelle terminologie 77 qui passe de « personne handicapée » à « personne en situation de handicap », ainsi que l’avènement de la CIF signent une (r)-évolution culturelle qui suit son cours depuis l’abrogation de la CIH. Devenue une classification des « composantes de la santé 78  » et non des conséquences de la maladie, la CIF adopte une position neutre face à l’étiologie. Tentant de réaliser une synthèse en cohérence avec les perspectives biologiques individuelles ou sociales de la santé, elle concerne tout un chacun. Elle a également l’avantage d’établir un langage commun pour décrire les états de santé, permettant une comparaison des données entre les pays et des disciplines de la santé, voire des sciences humaines et sociales.

« L’état de fonctionnement et de handicap d’une personne est le résultat de l’interaction dynamique entre son problème de santé (maladies, troubles, lésions, traumatismes, etc.) et les facteurs contextuels  79 » composés par les facteurs personnels et les facteurs environnementaux. L’interaction peut être conçue comme un résultat ou un processus.

La CIF aborde le handicap ainsi sous deux angles : la dimension de l’individu décomposée en fonctions organiques et la dimension d’être social avec l’activité et la participation. Les facteurs environnementaux (définis comme l’environnement physique, social et attitudinal dans lequel les gens vivent et mènent leur vie) interagissent sur les composantes de la santé. Ils sont classés en niveaux individuel (milieux de vie, caractéristiques physiques et matérielles, contacts avec les autres) et sociétal (structures sociales, règles de conduite ou systèmes formels ou informels dans la culture des personnes).

En somme, les classifications modernes définissent le handicap comme une situation socialisée vécue par une personne qui découle d’une interaction entre des facteurs individuels (subjectifs) et des facteurs liés à l’environnement physique et social qui pose question sur le ressort du traitement social de la question du handicap et des personnes désignées comme telles. Cela nécessite des recherches et des débats pluridisciplinaires, car le handicap, perçu comme une essentielle possibilité de nous-mêmes, est en même temps rejeté par chacun de nous. Un éclairage anthropologique du handicap qui ouvre notre être à son inachèvement, à sa précarité, joue un rôle d’équilibration face à nos sociétés tentées d’ériger en droit la santé  80 et de prôner un modèle unique.

La personne en situation de handicap y a une place centrale, étant la seule à connaître ces questions de l’intérieur. En particulier à connaître l’origine de son errance, les barrières qui la génèrent et les facilitateurs qui lui sont nécessaires pour mieux vivre. L'origine de l’errance des personnes en situation de handicap provient, en partie, de ces barrières qui sont la cause de la différence, de l'isolement et de la ségrégation.

L’étymologie du mot « culture » vient du latin « cultura » et désigne l’action de cultiver, l’ensemble des connaissances actives et l’ensemble des structures sociales, des manifestations intellectuelles, artistiques, etc., qui caractérisent une société. 81

Dans le champ socio-anthropologique, Charles Gardou met l’accent sur l’ambiguïté et la complexité du concept de culture 82 . Les définitions sont de différents types : énumératif (Bronislaw Malinowski), historique, normatif, psychologique, structural, opposition culture et civilisation (Max Weber), ou dirigé vers la genèse de la culture (typologie de Kroeber et Kluckohn).

Développant la métaphore wébérienne de « la toile », la perspective sémiotique (Clifford Geertz) a renouvelé l’approche de la culture en l’assimilant à des systèmes de significations « historiquement transmis ». Rompant ainsi avec le consensualisme abusif de beaucoup de culturalistes, elle sort du statisme social. Toute action sociale suppose qu’elle soit porteuse de sens pour celui à qui elle s’adresse. La culture est intégrative, cohérente, latente et elle contrôle l’innovation sociale.

La culture, en continuum d’évolution, est vivante. Elle est constituée de valeurs qui donnent naissance à des normes, à des rôles sociaux et des sanctions 83 . Dépassant les catégorisations générales, Carmel Camilleri s’intéresse au porteur de culture. La culture est un infléchissement pris par nos représentations, notre psychique, nos techniques de corps, bref la totalité bio-psycho-sociologique. Cet infléchissement est commun aux membres d’un même groupe et se différencie d’un groupe à l’autre. La culture se transmet par des processus d’inculturation composés par l’ensemble des techniques (psychisme et organisme) intériorisées à chaque génération 84 .

Pour comprendre la trajectoire des personnes en situation de handicap et d’errance, nous nous appuyons sur la notion d’identité sociale et le concept de stigmate. Leur identité sociale inclut leur statut social, ainsi que leurs attributs personnels comme leurs déficiences physiques, sensorielles, psychiques ou mentales et leurs attributs structuraux comme leur errance urbaine. C’est une identité virtuelle mais qui leur est collée par le milieu social avec une catégorisation en puissance.

Leur seul tort est de posséder des attributs différents des autres membres de leur communauté. Elles sont vues comme des diminuées et elles deviennent ainsi moins attrayantes. Leurs attributs constituent alors un stigmate 85 et entraînent un discrédit désigné comme une faiblesse, une déficience ou un « handicap ». L’individu peut être considéré comme mauvais, voire dangereux.

Le mot stigmate sert « à désigner un attribut qui jette un discrédit profond, mais il faut bien voir qu’en réalité c’est en termes de relations et non d’attribution qu’il convient d’en parler  86 ». Dans leurs relations, les personnes en situation de handicap et d’errance font l’objet d’une stigmatisation du fait de leur double situation liée aux déficiences et à la vie la rue. Leur nomination joue un rôle important dans les processus d’identification. Les personnes en situation de handicap et d’errance désignées par certaines dénominations intériorisent des processus identitaires. Nous rejoignons Erving Goffman pour envisager les répercussions du stigmate sur plusieurs niveaux : sur celui des difformités corporelles qui marquent l’individu dans son propre corps offert à la vision de tous d’abord. Mais aussi sur les « tares » qu’autrui lui attribue.

Le stigmate se répercute également sur des attributs tribaux transmis de génération en génération aux membres de la famille. Ils induisent des difficultés de participation aux groupes sociaux des « normaux » (ceux qui ne portent pas ce stigmate) et projettent ceux qui les subissent dans la marginalisation. En exemple, il y a à Dakar, le cas des personnes en situation de handicap du fait de la lèpre. Elles sont appelées communément des « gana » (« lépreux »). Cette connotation négative est une forme de stigmatisation. Elle est utilisée généralement pour parler d’elles en leur absence, mais parfois aussi par mépris ou comme une injure.

Par éthique, les gens les désignent aussi par des termes moins péjoratifs comme « wagnecou » (« diminué ») ou comme « borom fébarbi » (« le porteur de la maladie »). Ce dernier terme peut désigner n’importe quelle maladie, mais il est utilisé de façon spécifique pour désigner la lèpre. Les représentations mythiques de la lèpre dans la société y sont sous-jacentes. Lorsque les gens veulent faire la charité, ils s’adressent aux personnes en situation de handicap du fait de la lèpre, et les désignent par le terme de « wa Yallah » qui signifie « l’homme de Dieu ». Ce terme générique est employé pour tous les mendiants. Il se situe dans un univers religieux et il est empreint de respect. Car ceux qui donnent l’aumône attendent en retour un bienfait de Dieu. Celui qui reçoit l’aumône joue alors un rôle salvateur d’intermédiaire entre l’homme et Dieu.

Les personnes en situation de handicap et d’errance que nous avons rencontrées nous ont affirmé refuser ces dénominations qu’elles vivent comme des discriminations, même si certaines ne cherchent pas à critiquer ou à se venger de ceux qui les utilisent. Car elles refusent de se sentir réduites à la maladie, à leurs mutilations ou à leurs limitations d’activité. Elles ne prononcent jamais le nom de leur maladie. Quand elles se retrouvent entre elles, elles s’appellent d’abord par leurs noms de famille, ce qui se fait selon la coutume de la population au Sénégal. Jamais elles ne s’auto désignent comme « lépreux », ni « diminué », ni « Homme de Dieu ».

Nous avons choisi l’expression « personne en situation de handicap» pour les nommer car elle met en relief les deux facteurs qui interagissent : d’une part, la personne et sa déficience et, d’autre part, l’environnement et ses représentations culturelles. Pour cette enquête, l’accent est mis plutôt sur la situation que sur la maladie et la déficience. C’est ce qui nous démarque nettement du modèle médical qui met l’accent sur la déficience. C’est aussi ce qui nous oriente vers le contenu social du handicap : perceptions, représentations, conceptions, exclusion, droits et stratégies de survie des personnes en situation de handicap et d’errance, etc.

Plutôt que de nous appuyer sur le processus de désaffiliation 87 qui permet de théoriser l’exclusion des personnes en situation de handicap et d’errance, nous avons choisi d’adopter le concept d’ « identité », et plus précisément de « processus identitaire ». En effet, les théories développées autour de l’exclusion révèlent les déterminismes spatiaux, culturels et sociaux. Mais les personnes en situation de handicap et d’errance y apparaissent comme broyées par le processus de l’exclusion sociale et comme inconscientes ou passives, tels des objets des politiques sociales. Ainsi, les logiques juridiques et culturelles de l’éviction sont cachées, ainsi que les appartenances multiples de cette population. Or les dynamiques territoriales, culturelles, politiques et sociales se fondent sur les liens, les émotions et les sentiments des personnes en situation de handicap et d’errance.

Face aux normes sociales et culturelles qui fondent la société, les personnes en situation de handicap et d’errance incarnent la déviance. Elles sont alors considérées comme porteurs d’une altérité menaçante. Perdant l’appartenance aux « autrui significatifs », leur identité est fragilisée par la logique de non-intégration et frappée d’altérité. Elle se reconstruit parallèlement autour de nouveaux modes d’être-ensemble, soit sur l’effacement du stigmate, soit sur son emblématisation démarcative. Comment vivre socialement avec un statut dévalorisé, en étant culturellement dominé, en demeurant dans des lieux menacés par les agressions et les déguerpissements, sans prise sur le devenir standardisé imposé par une société qui uniformise les valeurs, les normes et le droit ?

Le concept d’identité permet d’appréhender les écarts entre soi et l’autre, entre soi et le devenir de soi 88 . Elle se nourrit des différents espaces vécus qui sont des savoirs sur le monde et des univers symboliques et culturels. Elle est donc plurielle. Mais elle présente des risques de tiers exclu : ceux d’une pensée de l’élémentaire (or il y a du composé partout), de l’identique (or il y a de l’autre dans le moi) et de l’identification à un état. L’identité n’est pas un état mais un processus lié à la capacité d’action et de changement. Dans ce sens, le travail de la démocratie peut être conçu comme un appel à l’identité : cette conscience de l’effort développé par les personnes en situation de handicap et d’errance pour produire les conditions de leur vie personnelle et collective. Leurs associations, leurs réseaux, leurs « groupes de pairs » sont des espaces solidaires en interaction. Contre leur éviction de l’histoire, elles produisent des identités cohésives et résistantes.

Les dénominations participent au double processus identitaire des personnes désignées : par soi / pour autrui, par autrui / pour soi 89 . Car la dénomination, tout comme le nom (qu’il soit individuel, lignager ou « ethnique ») est le support d’une construction identitaire. Nous avons tenté de schématiser ce processus de construction soi / autrui, en montrant le jeu des appartenances multiples des personnes en situation de handicap et d’errance.

Conscientes de leur situation sociale, elles sont des sujets producteurs d’identités cohésives construites autour de nouveaux modes d’être ensemble, que ce soit dans les villages, les quartiers des banlieues ou dans les rues des villes où elles squattent. Elles résistent à l’entreprise idéologique de la catégorisation sociale. Le concept de déviation « constitue un pont entre l’étude du stigmate et celle du monde social dans son ensemble  90 ». Comment percer à jour l’état des personnes en situation de handicap et d’errance totalement et visiblement stigmatisées qui endurent une indignité particulière ? Pourquoi se poser ici la question des normes sociales ? Parce qu’il faut regarder l’ordinaire pour comprendre la différence. Les normes choisies s’appliquent à l’identité, à l’être même de la personne humaine. L’intégrité psychique de l’individu est en interaction avec sa réussite. Ce qui dépend des conditions et de la conformité et non de l’absence de volonté et du refus de soumission.

Les grandes valeurs d’identité de la société s’imposent aux personnes en situation de handicap et d’errance. En même temps, ses attributs définissent le statut et l’importunité. Dans les situations sociales, l’échec à satisfaire à des normes mineures risque de mettre grandement en danger la recevabilité de celui qui ne respecte pas l’étiquette de la communication immédiate. Les personnes en situation de handicap et d’errance sont amenées à adopter des conduites déviantes en exerçant la mendicité et en s’installant, de manière illégale, dans la rue.

Pour la société, elles incarnent la transgression de la norme. Elles y deviennent porteuses d’une altérité menaçante face aux normes sociales et culturelles qui la fondent. Avec Howard-Saul Becker 91 , nous considérons la déviance comme un processus d’interaction entre les individus et les groupes qui rédigent les lois. Plutôt que d’incriminer l’auteur d’un acte déviant, il nous paraît pertinent de considérer le côté relatif de la déviance, et en particulier l’enjeu du pouvoir social qu’elle contient

Le mot souillure signifie littéralement « ce qui souille ou ce qui tache » ainsi que la tache morale comme la souillure du péché (Dictionnaire Larousse, 2006). Il est proche du mot « pollution », en latin pollutio, qui signifie « souillure », « salissure ». Issu du verbe polluo, il est employé pour désigner tout ce qui souille, au sens de salir, mais aussi de profaner ou de déshonorer. Il intègre la notion de honte et d’injure. Le concept de souillure est ancré dans la notion du « sacré ». Le mot « sacré » vient du latin sacer qui signifiait chez les romains à la fois « consacré aux dieux » et « chargé de souillure » (Encyclopédie de l’agora, 2004). Le sacré a pour fonction de tisser des liens entre les individus, les groupes et les sociétés dans l’humanité.

Par ces représentations symboliques, les acteurs sociaux constituent leur identité commune : la société. Robert Tissier met l’accent sur l’action de fusion entre les membres d’une communauté comme fonction du sacré. René Girard insiste sur la fonction de gestion du conflit par le sacré, car il constitue et scelle le groupe autour du phénomène de fabrication des victimes 92 . Le sacré a donc un caractère restrictif avec des tabous, des prescriptions et des limites imposées. Par l’institution du sacré, l’homme crée un ordre du monde qu’il désigne et qu’il nomme. Grâce au sacré, il n’est jeté ni dans un espace incohérent, ni dans un temps illimité 93 . Une des caractéristiques du sacré est la transcendance. C’est pourquoi tout ce qui est pur, consacré ou saint est mis à part. L’ordre naît de la sainteté. La notion de sainteté comprend les notions de totalité et de plénitude. Or la déficience motrice est une atteinte à l’intégrité physique et rend la personne impure. Celle-ci, par conséquent, fait l’objet d’une discrimination et elle est mise à l’écart. L’idée de perfection s’étend à la métaphore du corps humain. Ce n’est pas seulement les secrétions corporelles de la personne qui sont considérées comme des souillures, mais aussi toute l’œuvre qu’elle peut entreprendre 94 .

Dans une lecture socio-anthropologique, le corps devient objet et instrument d’une culture. Il s’exprime à travers les mythes, les croyances et les rituels, dans lesquels la souillure occupe une place importante. Les métaphores corporelles pénètrent les représentations et les discours. Elles font entrer le biologique dans le langage et fournissent un contenu culturel et un cadre social aux rapports humains. Elles font croire à une légitimité qui repose sur un ordre de la Nature. Comme un absolu universel, la culture impose alors le contenu des autorités, des hiérarchies et des normes qui codifient les comportements. Cette logique de construction, qui repose sur une vérité totalisante déterminant la division pur/impur, saint/souillé, justifie la violence symbolique et le mode de domination sociale 95 .

A la suite des travaux de Lévi-Strauss sur le symbolisme et de la souillure de Mary Douglas, nous pouvons affirmer que le handicap est un miroir de la société, de ses contours, de sa structure et de son fonctionnement. Le handicap est, comme le corps en général, matière à symbolisme. C'est le modèle par excellence de tout système fini. Ses limites peuvent représenter les frontières menacées ou précaires. Comme le corps a une structure complexe, les relations entre ses différentes parties peuvent servir de symboles à d'autres structures complexes. Le corps est un symbole de la société 96 .

Par ailleurs, les personnes en situation de handicap et d’errance cherchent la consonance entre les divers niveaux de leur expérience, et par conséquent, entre leurs divers moyens d'expression. C'est pourquoi le système social, qui exerce un contrôle sur elles, exerce également une contrainte sur la manière dont leur double situation de handicap et d’errance est perçue en posant des limites aux usages du handicap et de l’errance.

Le handicap est non seulement forgé par la société, mais il est toujours traité comme une image de la société, de telle sorte qu'il ne peut y avoir une conception du handicap qui n'implique en même temps une dimension sociale. Cette perspective permet de comprendre tout un ensemble de prescriptions visant à protéger la personne humaine de la souillure. Presque toutes les cultures ont élaboré des règles complexes pour éviter toutes sortes de formes de pollution. Mary Douglas cherche à comprendre la valeur symbolique de ces règles en les situant dans «la structure totale des classifications de la culture en question 97 ». Elle fait une invite à «réexaminer scrupuleusement nos propres notions de saleté 98 ».

Dans les cultures européennes, l'attitude par rapport à la saleté est commandée surtout par un souci d'hygiène et repose sur la connaissance des organismes pathogènes (acquise au cours du 19e siècle). Dépouillée de ces deux éléments, la notion de saleté se réduit à une définition simple : «C'est quelque chose qui n'est pas à sa place… qui bouleverse un ordre de relations données… La saleté est le sous-produit d'une organisation et d'une classification de la matière, dans la mesure où toute mise en ordre entraîne le rejet d'éléments non appropriés 99 ». Des lois alimentaires issues du Coran interdisent la consommation de certains aliments et boissons dont la viande de porc et l’alcool.

Mary Douglas y voit «une opposition entre la sainteté et l'abomination 100 ». Pour elle, la sainteté connote la séparation et elle est l'attribut d’un Dieu, dispensateur de toute bénédiction. Elle pense que l’œuvre de Dieu consiste essentiellement, au moyen de la bénédiction, à créer l'ordre grâce auquel prospèrent les affaires humaines. Le concept biblique de sainteté implique l'idée de totalité, de plénitude, d'intégrité. Ainsi, tout animal offert au sanctuaire doit être dans un état d'intégrité parfaite; les prêtres doivent également être sans tare, et l'accès au Temple est interdit à toute personne qui serait en état de souillure, telles que les personnes en situation de handicap et d’errance.

En définitive, «être saint, c'est distinguer soigneusement les différentes catégories de la création, c'est élaborer des définitions justes, c'est être capable de discrimination et d'ordre 101 ». Les prescriptions sur le pur et l'impur dans le domaine alimentaire sont un des multiples champs d'application de cette conception générale de la sainteté comprise comme l'unité, l'intégrité, la perfection de l'individu et de ses semblables. Si la nourriture peut constituer une source de pollution et doit être rigoureusement contrôlée, il en va de même des déchets corporels. Les sécrétions et excrétions humaines relèvent de fonctions physiologiques naturelles; il ne s'agit donc pas de les interdire mais plutôt de fournir des frontières qui permettent de les contrôler et de s'en purifier.

Les déchets corporels sont souvent considérés comme symboles de pouvoir et de danger. Cela tient au statut frontalier et marginal de ces déchets par rapport à l'organisme. Les données d'une culture sur la pollution corporelle seraient le reflet des dangers dont elle se sent menacée. Chaque culture a ses risques et ses problèmes spécifiques. Elle attribue un pouvoir à telle ou telle marge du handicap, selon la situation dont le handicap est le miroir. Mary Douglas assimile le sang aux autres sécrétions humaines. Il s'agit donc d'une «saleté corporelle», et on comprend que le flux menstruel ou tout autre écoulement de sang soit considéré comme une source de pollution 102 . Les espèces considérées comme anormales, ne sont adéquates ni pour la table ni pour l'autel. Cette particularité s'explique quand on observe les règles de classification qui président à la répartition des humains. Les personnes en situation de handicap et d’errance se perçoivent comme séparées du reste de la communauté. Certainement en réaction, elles se sentent aussi liées entre elles par une alliance dont certaines exigences, comme la solidarité, s'appliquent indistinctement à l’ensemble des membres composant les groupes des pairs.

Ce sentiment de discrimination (d’exclusion) et de ségrégation renvoie aux frontières territoriales du handicap difficilement admises et difficiles à vivre, au sein desquelles vit une petite entité sociologique, un autre monde dans le monde. Ces observations confirment l'hypothèse, selon laquelle les systèmes de classification ont leur origine dans la société. La cosmogonie africaine affirme l'existence de dieux vénérés au sanctuaire qui pourraient en être chassés non par des démons, mais par la pollution résultant de fautes morales ou rituelles. La notion d'impureté se voit ainsi attribuer des pouvoirs de destruction immenses qui n’épargneraient même pas les êtres supérieurs à l’homme. Les dieux ne conserveraient leurs pouvoirs que dans le sacré. Les personnes en situation de handicap portent en elles-mêmes, à l’image de leurs déficiences (motrices, sensorielles et mentales), l’impureté, la saleté et la pollution. C’est pourquoi, il est nécessaire qu’elles se purifient par la guérison et d’autres rituels.

Toutefois, elles ne doivent pas tarder à se purifier, de peur que leur impureté n'atteigne le sanctuaire. Les communautés auraient ainsi ramené la notion d'impureté à une force dynamique et non démoniaque, dont la zone d'influence a été progressivement restreinte. Dans cette théologie, le concept d'impureté s'articule autour des notions de vie et de mort. La sainteté de Dieu est synonyme de puissance 103 . Puisque la sainteté est assimilée à une force de vie, l'impureté, son antonyme, se verra assimilée aux forces de mort. Cette logique serait sous-jacente à l'ensemble des interdictions concernant le pur et l'impur, aussi bien les restrictions alimentaires que les règles portant sur la pureté corporelle. Elles poursuivent toutes le même but, c’est à dire, dissocier l'impureté du monde démoniaque pour la réinterpréter comme un système symbolique rappelant l'impératif divin de rejeter la mort et de choisir la vie.

La classification des êtres humains reflète les valeurs de la société marchande qui accorde des valeurs inégales pour en tirer des conséquences inégalitaires dans le processus du handicap. Il y a une analogie entre le marché et la vie humaine. La Bible identifie le sang à la vie, qui n'appartient qu'à Dieu. Le sang est d'abord associé à la vie et que c'est précisément cela qui explique sa valeur rituelle. L'impureté est le domaine de la mort. Seulement son antonyme, la vie, peut être son antidote. Le sang, donc, en tant que vie, est ce qui purifie le sanctuaire. Toutes les sécrétions corporelles sont source de pollution, ce qui témoigne des craintes éprouvées à l'endroit du corps politique. On peut noter que l'intégrité physique à laquelle Mary Douglas attache tant d'importance n'est pas requise de tous.  

Cependant, le travail de Mary Douglas sur la souillure constitue un apport extrêmement important à la compréhension des règles entourant la pureté corporelle. Elle a en effet démontré sans équivoque que le corps humain est parfaitement apte à symboliser le corps social, en Israël ( le terrain d’études de l’auteur) comme ailleurs. Mary Douglas propose les explications suivantes: 1) par respect pour le sang et la vie, les prédateurs, dont la chair comporte du sang, sont interdits; 2) les animaux qui présentent des imperfections seraient assimilés aux victimes des prédateurs, dont on ne doit pas se faire complice; 3) les animaux aquatiques dépourvus d'écailles ou de nageoires seraient particulièrement vulnérables et exigeraient également une protection particulière. L'ensemble de ces interdictions serait à rapprocher de l'éthique de l'alliance noachique et de la justice exigée par les prophètes, particulièrement à l'endroit du pauvre, de la veuve et de l'orphelin. Elle a également élargi son champ d'études au livre des Nombres, où la thématique de la souillure prend une signification particulière : l'idée de purification y est plus clairement mise en rapport avec la vie et avec le temple 104 .

Nous nous intéressons personnellement à cette question, principalement en raison des recherches que nous poursuivons depuis plusieurs années sur les personnes en situation de handicap et d’errance. D'une manière générale, l’environnement dans lequel ces personnes évoluent a tendance à resserrer considérablement les exigences de pureté et à en élargir davantage l'application. Cette attitude conservatrice diffère de ce que pourrait recommander une société inclusive qui respecte les droits humains et le droit à la différence.

Notes
72.

Vexliard, Alexandre. 1957. Le clochard, étude psychosociale, Paris, DDB.

73.

Organisation mondiale de la santé (OMS). 2001. Classification Internationale du Fonctionnement, du Handicap et de la Santé (CIF).

74.

D’après Zribi Gérard, Poupée-Fontaine Dominique. 2000. Dictionnaire du handicap, Rennes, éditions ENSP, p. 164. Nous préférons utiliser les termes (sur-déficiences, déficiences associées, poly-déficiences, multi-déficiences…) plutôt que ceux des auteurs cités.

75.

www.sante.gouv.fr/htm/actu/handicapes/5_ Consultation le 15 novembre 2005.

76.

Delcey, Michel. Notion de situation de handicap (moteur), les classifications internationales des handicaps, www.apfmoteurline.org/aspects médicaux/dmsh/introduction/classifications_internationales

77.

Gardou, Charles. 2002-2003, Polycopie, La CIF : Classification Internationale du Fonctionnement, du Handicap et de la Santé. in Handicaps : recherches anthropologiques et traitements éducatifs, cours de DEA de l’ISPEF, Lyon, Chapitre 3ème, pp 1-4.

78.

En complément avec la CIM-10 – classification internationale des maladies, 10ème révision.

79.

www.who.int/icf/icftemplate.cfm, p.8

80.

Le droit à la santé est un des droits fondamentaux de l’Homme, il déclaré dans tous les instruments de protection et de promotion des droits humains : la Déclaration universelle des droits de l’homme de l’ONU, la Convention européenne des droits de l’Homme, la Charte africaine des droits et des devoirs de l’Homme, les Constitutions de la France et du Sénégal, etc.

81.

Dictionnaire Petit Larousse, 2002.

82.

Gardou, Charles. 1992. Des différences en éducation à l’éducation aux différences, Note de synthèse pour l’HDR, Université Lumière Lyon 2.

83.

Lassime Maïté, Priou Jacques, 1989, Méthodologie des appartenances culturelles, Paris, Revue Intercultures n°6, pp.31-44.

84.

Camilleri, Carmel. 1997. Psychologie et culture. Conceptions et méthodes. Paris, Armand Colin.

85.

Goffman, Erving. 1996. Stigmate, les usagers sociaux des handicaps, Paris, Edition de Minuit

86.

Goffman, Erving. 1996. Op.cit. p.20

87.

Castel, Robert. 1991. De l’indigence à l’exclusion, la désaffiliation. Précarité du travail et vulnérabilité relationnelle, in Donzelot Jacques. Face à l’exclusion, le modèle français, Paris, Edition Esprit.

88.

Dubar, Claude. 1996. La socialisation, construction des identités sociales et professionnelles, Paris, Armand Colin.

89.

Dubar, Claude. 1996. Ibid.

90.

Goffman, Erving. 1973. La Mise en scène de la vie quotidienne, tome 1. La présentation de soi, Paris, Minuit, p.149

91.

Becker, Howard Saul. 1985. Outsiders. Etudes de sociologie de la déviance, Paris, Métailié

92.

Dictionnaires des philosophes. 2003. Tome 1, pp.1135 -1137, Paris.

93.

Ellul, Jacques. 1973. Les nouveaux possédés, Paris, Fayard, pp.69-70

94.

Douglas, Mary. 2001. Op.cit.

95.

Saliba, Jacques. 2003. Le corps et les constructions symboliques, Paris, revue Socio-Anthropologie N°5 Médecine et santé.

96.

Douglas, Mary. 2001. Ibid.

97.

Douglas, Mary. 2001. Op.cit. p.21.

98.

Douglas, Mary. 2001. Op.cit. p.54.

99.

Douglas, Mary. 2001. Op.cit. p.55.

100.

Douglas, Mary. 2001. Op.cit. p.69.

101.

Douglas, Mary. 2001. Op.cit. p.73.

102.

Douglas, Mary. 2001. Ibid.

103.

Douglas, Mary. 2001. Op.cit.

104.

Douglas, Mary. 2001. Op.cit.