2.2.2. Les approches multiformes du soutien social

Dans le processus de production sociale du handicap, le soutien social joue un rôle tantôt de facilitateur, tantôt d’obstacle. C’est l’intégration subjective par l’individu des ressources que le réseau social lui procure.

Dans son approche bio-psycho-sociale de la santé, Marilou Bruchon-Schweitzer définit le soutien social comme « l’ensemble des perceptions et des représentations d’un individu relatives à la qualité de ses relations interpersonnelles. Ainsi, il peut être de plusieurs types : informatif, matériel, émotionnel et d’estime  105 ».S’il est généralement bénéfique, il peut être perçu négativement, d’où la pertinence de la notion de « soutien social perçu ». En effet, seule la personne peut évaluer la qualité de ses relations à autrui. C’est ce qui explique que le réseau social objectif n’a pas le même impact sur tel ou tel individu.

On appelle stratégie  « l’art de diriger un ensemble de disposition pour atteindre un but… et l’ajustement est synonyme de l’adaptation » (Petit Larousse 2002). Les stratégies d’ajustement de la personne aux situations rencontrées se développent en fonction de la mobilisation de ses ressources internes, dont le soutien social fait partie. La stratégie d’ajustement est un « processus transactionnel, élaboré activement par l’individu en fonction de ses ressources sociales et individuelles, et des contraintes de l’environnement 106 ».

Dans une situation éprouvante, la personne mobilise ou non ses ressources individuelles et sociales pour faire face aux situations. Les diverses stratégies qu’elle adopte sont centrées soit sur l’action, soit sur l’émotion. Les stratégies développées sur l’émotion se font soit sur le versant positif du partage émotionnel passif (les personnes communiquent leurs émotions, avec le risque sur le long terme de développer une dépression) ; soit sur le versant négatif par des comportements à risque (avec des conduites d’addiction, drogue, alcool ou tabac). Les stratégies développées sur l’action se font soit sur le versant positif de la résolution de problèmes (les personnes analysent leur situation et cherchent à trouver des réponses) ; soit sur le versant négatif de l’évitement (avec des conduites d’addiction, drogues, alcool ou tabac). Une autre stratégie globale se dégage : celle de la recherche de soutien social par le sujet qui désire l’aide d’autrui.

Le soutien social fait référence aux ressources individuelles des personnes et à leur façon de gérer leurs relations interpersonnelles et leur réseau social. Il permet de comprendre les processus qui président à leurs stratégies d’adaptation aux situations de handicap et d’errance. Parmi les ressources dont disposent les personnes en situation de handicap et d’errance, pour faire face à leur quotidien, on distingue leurs ressources personnelles (compétences, aptitudes, capacités) de leurs ressources sociales(par autrui). Le soutien social comprend au moins trois notions différentes, qui elles-mêmes se subdivisent en facettes plus spécifiques : le réseau social (intégration sociale), le soutien social perçu et le soutien social reçu. Depuis les premiers travaux de Durkheim, les sociologues et les épidémiologistes ont conceptualisé et mesuré le réseau social, c'est-à-dire le nombre de relations sociales qu'un individu a établies avec autrui, la fréquence des contacts sociaux effectifs avec ces personnes et l'intensité (ou la force) de ces liens. Le réseau social décrit le degré relatif d'intégration sociale ou d'isolement d'un individu. Il correspond à l'aspect structural du soutien.

L'existence de liens sociaux, si elle est l'une des conditions nécessaires pour recevoir du soutien, n'est pas une condition suffisante pour que ces relations soient bénéfiques. C'est une relation intime, permettant de se confier à un «autre significatif» (partenaire, parent, ami, etc.) qui est la forme de soutien la plus fonctionnelle, celle qui protège l'individu. Le fait d'être entouré objectivement ne suffit pas à établir des relations sociales harmonieuses avec autrui. L'intégration sociale ne joue d'ailleurs pas un rôle modérateur significatif entre événements stressants et santé physique et psychologique.

Le soutien social reçu. II s'agit de l’aide effective apportée à un individu par son entourage. On le considère comme l'aspect fonctionnel du soutien, car il correspond au type de transaction adopté pour aider autrui. Plusieurs classifications se sont développées, dont la plus connue semble être celle de House 107 , qui distingue quatre sortes (fonctions) de soutien : émotionnel, d’estime, informatif et matériel. Le soutien émotionnel consiste à exprimer à une personne les affects positifs que l'on ressent à son égard (confiance, amitié, amour, etc.). et qui apportent à celle-ci des sentiments de réassurance, de protection ou de réconfort, qui vont l'aider à traverser des moments difficiles lors d'événements comme le décès d'un proche, une rupture sentimentale, un licenciement, etc. Le soutien d'estime consiste à rassurer une personne en ce qui concerne ses compétences et sa valeur. Ces encouragements lui permettront de renforcer sa confiance en elle-même dans les moments de doute, lorsque cette personne craint que les exigences de la situation n'excèdent ses ressources et ses capacités (examen académique, changement de fonction ou de responsabilité, épreuve sportive, etc.).

Le soutien informatif comprend des conseils, des suggestions, l'apport de connaissances sur un problème, des propositions. Il peut être fourni par l'entourage familial ou amical du sujet, mais aussi par des spécialistes dans certaines occasions (soigner une maladie, rechercher une filière de formation ou un travail, avoir à résoudre un problème nouveau, aller dans un pays inconnu, etc.). L'existence d'un lien social ne laisse en rien présager de sa qualité. Le soutien matériel implique une assistance effective comme le prêt ou le don d'argent ou de biens matériels, ou des services rendus dans des moments difficiles.

La plupart des travaux menés sur l'efficacité relative de ces différents types de soutien montrent que c'est le soutien émotionnel qui joue le rôle le plus important. Il permet de réduire le stress perçu et les états anxieux : il affecterait l'évaluation primaire de la situation, augmenterait le contrôle perçu et faciliterait la recherche de stratégies d'ajustement (coping).

Dans le cadre de notre recherche, ces divers types de soutien doivent être considérés non seulement selon leur fonction, mais aussi selon leur adéquation avec les caractéristiques de la double situation de handicap et d’errance des personnes, de leur situation stressante et avec leurs attentes et leurs besoins.

Ces divers types de soutien, pour être perçus comme satisfaisants par les personnes en situation de handicap et d’errance, doivent leur sembler cohérents avec leur source (famille, amis, pairs, professionnels d’administration, etc.). Par exemple, pour ces personnes, un soutien informatif n'est perçu comme efficace que s'il provient d'un professionnel de la santé ou du social, et un soutien émotionnel n’est apprécié que s'il provient d'un proche.

On peut évidemment demander directement aux intéressés ce que leur procure chacun des types de soutien ci-dessus décrits. C'est ce que nous avons fait en utilisant le QSSP (questionnaire de soutien social perçu de Bruchon-Schweitzer) qui permet de savoir pour chacun des quatre grands types de soutien combien de personnes le dispensent, qui sont ces personnes (famille, amis, pairs, professionnels d’administration, etc.) et si le sujet en est satisfait. On peut évaluer ainsi le type de soutien reçu, les sources de ce soutien, le nombre de personnes qui le procurent (ou disponibilité) et la qualité perçue de ce soutien (ou satisfaction). Ce n'est pas du soutien reçu au sens strict, car tous ces indices sont auto-évalués. Certains types de soutien, non seulement n’aident pas la personne en situation de handicap et d’errance, mais peuvent avoir des effets extrêmement nocifs ; et d’autres types de soutien, utiles dans certaines situations, peuvent s'avérer inadéquats dans d'autres. On quitte donc ici le domaine du soutien reçu pour celui du soutien perçu.

Deux composantes du soutien social perçu sont identifiées : la disponibilité et la satisfaction. La disponibilité s'avère positivement associée avec l'extraversion et avec la stratégie de recherche de soutien social, et la satisfaction est négativement associée à diverses mesures d'affectivité négative (anxiété, névrosisme, pessimisme, etc.) et au coping centré sur l'émotion. L'effet modérateur du soutien social perçu est dû à des processus cognitifs. Il mesure la disponibilité perçue du soutien dans quatre domaines (matériel, estime, affiliation, discussion). Certaines caractéristiques situationnelles (environnementales) et individuelles (par exemple les contraintes de la situation et l'autonomie de l'individu) ont entre elles des effets d'interaction, effets qui peuvent se conjuguer (en cas de niveau de stress élevé et de soutien social faible par exemple).

La notion de soutien social est omniprésente dans les préoccupations quotidiennes des personnes en situation de handicap et d’errance. Elle touche pratiquement tous les aspects de leur vie. Cela évoque le besoin de sécurité et le désir de sécurité. Comme le dit Arthur Koestler 108 , les choses les plus évidentes sont celles qui méritent le plus d'être examinées. Aussi, le soutien social nécessite-t-il d'être examiné dans le quotidien des personnes en situation de handicap et d’errance ? Se pose alors la question de son analyse. Comment faut-il l'appréhender ? Faut-il s'interroger sur la bonne définition, sur le(s) objet(s) référent(s), sur les différents types de soutien, sur leur nature, leurs fins, leurs menaces et leurs limites ? Faut-il se préoccuper des pratiques et des politiques de soutien social ? Faut-il analyser le soutien social sous son rapport au politique ?

Pendant longtemps, le soutien social est conçu comme une question de survie et on a tenté de lui présupposer une menace existentielle. Il a été essentiellement appréhendé comme ayant trait à la survie physique des personnes en situation de vulnérabilité et au faire-valoir potentiel des institutions et des personnes physiques de la sphère dominante. Réduit ainsi à une question de protection et de défense, il est considéré comme constituant l'objet privilégié des politiques publiques des Etats et des Collectivités. Sous l'emprise de cette approche, les analyses sociopolitiques se sont cantonnées à appréhender le soutien social plus comme un objet empirique que comme un concept. Ce choix s'explique également par la fusion effectuée par le réalisme entre les notions de soutien social et d’aide sociale. Le soutien social a été considéré comme un dérivé de l’aide publique et privée et a été relégué au statut d'indicateur de succès de l’Etat providence et de la charité des croyants. Privilégiant ainsi la perspective empirique, ces analyses ont cependant négligé une dimension fondamentale du soutien social : sa dimension ontologique, épistémologique et politique.

Le soutien social a trait à l'Etre, à l'existence, à la connaissance, à la relation aux autres êtres humains, à la médiation entre la liberté et la responsabilité, à la médiation entre le chaos et l'ordre. La conception du soutien social dérivée de la vision philosophique de la nature humaine et du politique repose en fait sur la tradition métaphysique qui fait de lui le principe déterminant, l'archè de la vie et de la politique moderne. Selon cette tradition, posée de façon axiomatique comme un principe d'auto-préservation, de droit à la vie (et non à la survie) ainsi que comme droit à la citoyenneté, le soutien social est intrinsèquement lié aux droits fondamentaux de la personne humaine.

Si le soutien social doit ainsi constituer le fondement de la pensée politique moderne, la tâche de la pratique politique doit être de soutenir le soutien social par des politiques publiques de redistribution sociale et économique cohérentes et justes. Celles-ci doivent être conçues dans le cadre de l'Etat, sans quoi et en dehors de quoi la communauté est incapable de concevoir le soutien social.

Les thèmes de l’exclusion, du désordre, de la précarité, du clash civilisationnel et de la pauvreté énoncés dans le discours des politiques ont tendance à remplacer l'idée de l'ordre, de la certitude et du vivre ensemble introduisant ainsi la question du doute, de l'incertitude, des inégalités, des injustices et de la survie. Sur le plan de l'analyse, ceci a donné lieu à une remise en cause de l'approche classique. La question qui se pose alors est de savoir si on peut continuer à concevoir le soutien social comme une question d’aide sociale. Dès lors, notre recherche s’oriente à s'interroger sur les objets référents, les types et les dimensions du soutien social à approfondir et à élargir.

C'est à Bruchon-Schweitzer 109 que l'on doit une interrogation sur les relations entre soutien social et santé ainsi qu'une tentative de théorisation de la question du soutien social. Cependant, son analyse ne se limitait pas à décrire ce phénomène, mais elle tentait aussi de l'expliquer. Pour ce faire, l’auteur semblait affirmer que l'élargissement du soutien social était le résultat de l'apparition de nouvelles menaces objectives contre les citoyens.

La question de la signification du soutien social est de nouveau posée depuis l'effort d'élargissement et d'approfondissement de l'agenda des études du soutien social. Pour certains, analyser le sens du soutien social revient à le définir, c'est-à-dire à lui donner une signification condensée dans un énoncé. Pour d'autres, il faut plutôt le conceptualiser, c'est-à-dire lui donner un contenu spécifique plus large et plus complexe, communicable par le langage. Ces deux formes, qui ne se diffèrent pas quant à la signification du mot, sont au fond des « rites de passage » ou des « rituels de purification » courants dans le champ académique, qui peuvent donner lieu à des approches différentes pour établir le contenu du soutien social présupposant une seule signification, la définition localise la recherche dans un registre particulier.

La conceptualisation explore plus en détail ce qui caractérise une politique de soutien social ainsi que le débat qu'elle engendre. Elle permet au chercheur de partir d'un dénominateur commun pour construire un schéma analytique qui rend plus explicite ce que devrait être une analyse du soutien social. Sans entrer dans le débat définition ou conceptualisation, nous nous proposons d'examiner l'étymologie, la généalogie du terme et les différents types de soutien. L'étymologie attire l'attention sur l'ordre du discours et sur ses termes essentiels en rappelant leur sens véritable. La généalogie s'interroge sur l'entrée du soutien social dans le discours politique et académique.

Le soutien social est un terme dual qui signifie pour les personnes en situation de handicap et d’errance, non seulement un moyen de libération à l'égard des dangers de la vie, mais aussi un moyen de les contraindre et de les limiter. Puisque le soutien social est engendré par autrui, il nécessite des contre-mesures pour contenir et neutraliser cette peur de l’autre. Ainsi, tout en leur apprenant de quoi il faut s’en tenir dans les rapports à autrui, il cherche aussi à proscrire, à sanctionner, à punir, en quelque sorte l’égoïsme qui les menace. Cette double signification du soutien social existait dans la tradition africaine (et wolof en particulier), où elle était représentée par la figure duale de la famille large.

Cependant, cette double signification ne relève pas seulement de la mythologie. Car, pour les personnes en situation de handicap et d’errance, elle revêt deux types de significations. La première est centrée sur leurs conditions d'être en sécurité, la seconde a trait aux moyens de le devenir. Ceci pour montrer que le soutien social est lié à de nombreux thèmes comme la précarité, la certitude, l'absence d'anxiété, la contrainte et la solidarité, voire il est intimement lié à la condition humaine.

En analysant ainsi l'étymologie et la généalogie du terme, on veut montrer que le soutien social ne relève pas d'un fondement stable, mais qu'il trahit sa propre essence en recherchant la stabilité, la certitude, la vérité. Au fond, ce qui cause la nécessité ce n'est pas l'idée de la solidarité ou une forme de vie particulière, mais l'(in)sécurité de l'existence elle-même. On pourrait se demander comment on est passé de cette signification ambiguë, voire même incertaine, à une conception essentialiste du soutien social. La réponse nécessite peut-être d'approfondir l'analyse en intégrant d'autres facteurs, tels que le handicap, l’errance et la double situation de handicap et d’errance ainsi que les rapports entre le religieux et le politique, les politiques sociales et leurs (non)applications, etc.

Si pour nous, il importe de rechercher les origines du soutien social et de s'interroger sur son essence, il s'agit également de procéder par un travail de conceptualisation. Il s’agit en effet d’interroger ce que les personnes en situation de handicap et d’errance entendent par soutien social. Si on considère cette démarche dans son ensemble, on remarque qu’elle aborde la question de façons différentes. Ce qui nous intéresse, c’est de forger une nouvelle conception du soutien social pour analyser les préoccupations globales contemporaines. D'où notre concept de le soutien social global. Cela se distingue d'une approche qui se focalise sur l'objet référent et propose de s'intéresser au soutien social lui-même, de l'appréhender comme un concept auto-référentiel, de faire une conceptualisation sécurisante du soutien social. Pour cela, nous intégrons une dimension politique à notre analyse et nous nous intéressons à la pratique discursive des personnes en situation de handicap et d’errance.

En procédant ainsi, notre objectif est de sortir du piège vraie/fausse nécessité dans lequel on risque de tomber. Nous tentons de montrer que le soutien social ne se réfère pas à une réalité externe, objective, mais qu'elle établit une situation de sécurité par elle-même.

Depuis la fin de la bipolarité, avec les phénomènes de mondialisation, de transnationalisation, de construction régionale (Europe, Afrique, Asie …) et d'émergence des ethnonationalismes c'est la société plus que l'Etat qui est menacée. Dorénavant ce seraient plutôt les peurs liées à l'insécurité, aux incivilités, à l'Autre, à l'immigration, à l'invasion, à la perte des valeurs culturelles et des styles de vie etc. qui préoccuperaient les individus. Les attaques xénophobes contre les demandeurs d'asile, la purification ethnique seraient des exemples qui ne feraient que confirmer ces peurs. A nos yeux, pour analyser ces nouveaux enjeux, le concept de soutien sociétal (ou soutien social global) apparaît comme le concept théorique cohérent et pertinent. Nous développons notre conception de soutien social global en s'inspirant des notions initialement introduit par Bruchon-Schweitzer. Reprenant les catégories développées par celle-ci, nous les avons nourris de l’expérience des personnes en situation de handicap et d’errance, en lien avec la situation sociopolitique nationale et internationale.

En centrant notre analyse sur le soutien social global, nous nous sommes proposés de déplacer l'objet référent du soutien social des personnes physiques et morales (Etat) vers la société et d'élever ce dernier au statut d'objet indépendant. Le soutien social global y est présenté comme la capacité d'une société à persister dans ses caractéristiques essentielles face aux conditions de précarité et de survie d’une couche importante de sa population, en particulier les personnes en situation de handicap et d’errance.

Ici, il nous faut indiquer que lorsque nous parlons de la société, il s'agit moins de sa structure, de son organisation que de son identité. Pour nous, la société touche à la notion d'identité, à l'idée que des groupes et des individus se font d'eux-mêmes et qui leur permet de s'identifier comme membres d'une communauté. Les préoccupations globales contemporaines porteront alors sur la préservation de l'identité et de la défense de la culture et du vivre ensemble. Ce qu'il est important de souligner ici, c'est qu'en adoptant le concept de soutien social global, on transforme l'identité et la culture en un enjeu de société globale des droits humains. Elles sont présentées comme une question non pas de survie mais de droits essentiels et fondamentaux, à promouvoir et à défendre face aux dangers et aux menaces des côtés pervers du système socio-économico-politique.

Aussi novateur soit-il, le concept de soutien social global présente néanmoins quelques ambiguïtés. D'abord sur le plan de la sémantique, le terme générique « global » ne paraît pas très compréhensible. Pourquoi « global » ? Il y a aussi une ambiguïté de fond quant à l'objet même du concept. S'agit-il du soutien de la société, de la nation, de la communauté, des citoyens, ou des individus ? On ne comprend pas exactement la nature de cet objet référent. On a l'impression que la société et la nation se confondent. La société au lieu d'être appréhendée comme un lieu d'interactions sociales complexes et de conflits, apparaît comme étant confondue avec la nation, acceptée au sens de communauté identitaire, représentant une culture et un mode de vie particuliers qu'il faut absolument protéger.

Quant à l'identité, elle apparaît plutôt comme quelque chose de statique, un donné. Le processus de sa (re)production, de (dé)formation n'est pas exploré. C'est comme si le soutien social global se justifiait en tant qu'atteinte à l'identité, à la dignité et à l’humanité des personnes en situation de handicap et d’errance. On ne saisit pas très bien l'aspect de la construction du soutien social. Nous dirons ici qu'il faut être prudent dans la manipulation de ce concept. S'il est bien utilisé, il peut permettre l'analyse des opinions publiques et surtout celles des personnes en situation de handicap et d’errance.

Mais pour cela il faudra procéder à une analyse socio-anthropologique où il sera nécessaire d'identifier les acteurs qui énoncent la sécurisation des thèmes d'identité, de soutien social et de culture. Il faudra analyser leur position sociale, les jeux de pouvoir et de domination, les luttes pour imposer une acception légitime du soutien social.

Enfin, concernant la distinction entre l'Etat et la société comme objets référents, il nous faudra noter que cette distinction n’apparaît dans les discours et les pratiques des personnes en situation de handicap et d’errance, pas plus que dans ceux des associations et des institutions. Il est difficile de prétendre que le soutien social global constitue leur seul objet focal.

Mais dans ce travail, nous mettrons de côté cette distinction entre le soutien social global et les autres types de soutien social et nous orienterons notre analyse vers la construction discursive de la promotion des droits fondamentaux des personnes en situation de handicap et d’errance. Ce qui intéresse notre étude c'est l'analyse du processus discursif du soutien-sécurisation qui prend comme référence les éléments touchant aux identités et aux situations de vie.

Afin de montrer que le soutien social ne se réfère pas seulement à une réalité externe, objective, mais qu'elle établit une situation de sécurité par elle-même, nous affirmons qu'elle se réalise par le discours. Elle est construite par les caractéristiques propres au discours global. C'est par l'acte de discours qu'un problème de soutien social devient un problème de sécurité globale. En procédant ainsi, nous pensons dé-essentialiser le soutien social, c'est-à-dire ne pas le considérer comme quelque chose ou un état qui existe avant le discours. Nous voulons montrer que le soutien social est une pratique autoréférentielle, que sa condition d'existence est constituée par le discours lui-même, et non par une quelconque imposition d'une menace.

Prononcer, appeler, dire, annoncer, promettre, etc., sont ainsi des formes énonciatives constitutives de l'acte. Ainsi, dans le processus de sécurisation, le soutien social n'est pas intéressant comme signe se référant à un objet concret qui existe déjà, mais c'est son énonciation qui constitue l'acte. C'est elle qui est la réalité première, elle produit ou transforme la situation de handicap et d’errance. Aussi, un problème devient un problème de soutien social quand les responsables étatiques (ou un autre acteur) l'appellent ainsi. Ce faisant, ils modifient la nature du problème et élèvent les enjeux en leur conférant un caractère d'urgence et de nécessité. Ceci leur permet de prendre des mesures exceptionnelles, à travers leurs programmes de politiques sociales.

Contrairement aux néoréalistes, qui ont plutôt tendance à ignorer la dimension politique du soutien social en mettant l'accent sur sa dimension sociale, nous proposons d'analyser le soutien social dans son rapport au politique. Notre objectif n'est pas seulement de remettre en question la définition communément admise du politique, celle qui la lie à l'Etat et la souveraineté ainsi qu'à la conception de l'ordre qui en dérive, mais aussi de s'interroger sur les manières de la repenser dans un monde à la fois globalisé et fragmenté. Le lien entre soutien social et politique peut être saisi de deux façons. D'une part, le soutien social est appréhendé comme étant constitutif du politique. De l'autre, il est considéré comme articulant une activité de médiation entre le politique et le social, ainsi que comme une praxis.

Dans le premier cas, il présuppose une menace, un danger ou une inimitié qui devient constitutif du politique. Il définit alors l’action de la communauté politique en la distinguant de celle des individus et des citoyens. Dans le deuxième cas, en séparant la sphère publique de la sphère privée, l'ordre du désordre, et se proposant d'accomplir une médiation entre eux, il définit la place où apparaissent dans l'espace public les acteurs ainsi que les institutions politiques et privées qui pratiquent la médiation au nom de la communauté qu'ils représentent (ou dont ils sont les composantes). On peut dire que cet aspect de la question est celui qui est le moins traité. Nous tentons d'analyser les pratiques et les discours des acteurs du soutien social comme les policiers, les riverains, les restaurateurs, les commerçants, les fonctionnaires, les travailleurs sociaux, ainsi que des personnes en situation de handicap et d’errance, des associations et des institutions.

Nous appréhendons les personnes en situation de handicap et d’errance au sens de population possédant des caractéristiques communes et particulières dont la (sur)vie est garantie à l'intérieur d'un territoire délimité. Ces caractéristiques sont souvent décrites en termes de communalité et d'homogénéité qui peuvent être menacées par le différent, l'autre, le désordonné. Critiquant l'aspect universalisant et homogénéisant des personnes en situation de handicap et d’errance, nous avons mis en avant la question de la différence et de la fragmentation.

Affirmant que le lien entre menace, identité, politique et soutien social n'est pas une évidence, nous avons fait ressortir le caractère paradoxal. En effet, si la situation de handicap et d’errance repose sur la menace, un soutien social global qui se donne idéalement pour tâche d'éliminer celle-ci, ne finit-il pas par supprimer l'identité politique, au cas où elle réalise effectivement son objectif ? Critiques vis-à-vis de l'ordonnancement classique établi entre Etat souverain, population, identité et sécurité, nous nous interrogeons sur la manière de les analyser dans le cadre changeant de la nouvelle configuration nationale et mondiale. Nous remettons en cause la centralité de l'Etat comme le locus de l'action sociale, son exclusivité comme acteur social ainsi que la force normative et pratique de sa souveraineté en matière de soutien social. Repenser le soutien social doit revenir à repenser le politique et lui envisager des localisations autres que dans l'Etat-providence.

Ces interrogations touchent fondamentalement à un problème important qu'a soulevé la philosophie politique et morale dans les années quatre vingt. Il s'agit du passage de la conception kantienne du sujet (sujet autonome et universel) à une conception située du sujet, en insistant sur les concepts de différence et de spécificité.

Comment considérer les sujets à la fois comme ayant de multiples identités, comme étant différents mais en même temps égaux ? En ce qui concerne le soutien social, comment ne pas reproduire les cercles vicieux et les situations où plusieurs sujets et/ou entités font dépendre leur sécurité les unes des autres ? Ces questions demandent une réflexion qui doit intégrer non seulement une dimension normative mais également pratique.

Le soutien social est comme une question de survie et elle se définit comme étant structurée autour de la problématique de la précarité, de la souffrance, de la vulnérabilité et de la pauvreté. Afin de dépasser une logique de la survie, il faudra plutôt se donner pour objectif le passage d'une conception du changement social 110 en termes de soutien social à une conception en termes de justice redistributive 111 . Comment éliminer du soutien social l'idée de l’aide et de la survie ? Mais dans ce cas, il y lieu de (re)penser le soutien social et de l'envisager sous forme de soutien social plus étendu en rapport avec les besoins, les désirs et les attentes des personnes en situation de handicap et d’errance. C’est ce que nous appelons le soutien social global.

Notes
105.

Bruchon-Schweitzer, Marilou. 2002. Psychologie de la santé. Modèles, concepts et méthodes, Paris, Dunod, p.64.

106.

Bruchon-Schweitzer, Marilou. 2001. Les facteurs environnementaux de la vulnérabilité, in Vulnérabilité et résistance aux maladies : le rôle des facteurs psychosociaux, Paris, Dunod, p.219.

107.

Bruchon-Schweitzer, Marilou. 2002. Op.cit. pp.328-352.

108.

Koestler, Arthur. 1974. Le zéro et l’infini. Paris, LGF livre de poche.

109.

Bruchon-Schweitzer Marilou, 2002, Psychologie de la santé Modèles, concepts et méthodes, Paris, Dunod.

110.

Mendras, Henri. 1997. Le changement social, Paris, Armand Colin.

111.

Fraser, Nancy (dir.). 2005. Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, Paris, La Découverte.