2.3. La question nodale

L’objectivité de la rue, des espaces publics, ne permet pas de définir un seul « groupe » représentatif des personnes en situation de handicap et d’errance. Car celles-ci ont des origines, des préoccupations, des niveaux de vie et des situations variés. A Dakar, qu’y a-t-il en commun entre la jeune femme avec son bébé qui arrive de la République de Guinée-Conakry avec l’espoir de trouver un emploi de « bonne » (femme de ménage) et l’homme avec ses béquilles, présentant une déficience motrice lourde, venant du village pour mendier en ville dans l’espoir d’envoyer des subsides à sa famille ; si ce n’est la misère ?

Il nous semble que la domination sociale, avec ses effets de stigmatisation, s’exerce sur les personnes en errance urbaine qui vivent des situations de précarité et surtout de handicap. Elles sont l’objet de la violence, réelle et symbolique générée par la société à travers leurs rapports sociaux qui passent par des inégalités sociales et des rapports de force.

Le champ du politique fait partie intégrante de notre approche des personnes en situation de handicap et d’errance. Nous l’abordons à travers la notion du soutien social qui concerne non seulement l’environnement immédiat, mais aussi les politiques sociales. Aussi, « sur le terrain », il nous a paru important de ne pas réduire notre recherche à une étude de leurs comportements mais de recueillir leurs perceptions du soutien social, leurs attentes et leurs points de vue sur la misère sociale et leurs conditions d’existence. Car, qui mieux qu’elles peut appréhender les bases d’une politique sociale adaptée, pointer les contradictions institutionnelles et penser les « moyens d’assistance » ?

Les personnes en situation de handicap et d’errance vivent et évoluent dans deux pays qui constituent aujourd’hui une sorte de vitrine de la démocratie mondiale : le Sénégal, le « miroir de l’alternance démocratique en Afrique » et la France, le « pays des Droits de l’Homme ». Leurs activités (mendicité la plupart du temps) s’inscrivent dans le secteur informel de subsistance ou de survie urbaine. Leur situation de vie spécifique découle d’un processus de production du handicap. Elle comporte la confrontation entre d’une part le handicap, la vie à la rue, le stigmate, la déviance, la souillure et d’autre part une vie sociale avec le désir de participation citoyenne. Les stratégies d’ajustement qu’elles développent sont en interaction avec leur processus identitaire.

Leurs situations de vie sont celles de la culture globale avec, somme toute, les spécificités liées aux situations de handicap et d’errance. Le handicap est essentiellement une réalité culturelle. C’est pourquoi le processus de production sociale du handicap est largement dépendant des représentations populaires. A son origine se retrouve l’idée de souillure symbolique et de traitement du désordre / ordre social.Les atteintes corporelles liées aux déficiences motrices et sensorielles, ainsi que les troubles d’ordre psychique et mental, s’enracinent dans le monde symbolique façonné par les mythes. Les mutilations et les moignons représentent l’hybride, mélange du sacré et du profane. La folie joue un rôle structurant dans une société à univers multiples.

L’altérité et ses différentes figures sociales et imaginaires, les risques morbides (avec les substances « dégoulinant » de leurs contacts), l’enjeu du pur et du souillé mettent en lumière les frontières socio-économiques, spatiales et culturelles, et particulièrement de sociétés africaines. La posture de pilier et de chef de famille incarnée par les personnes en situation de handicap et d’errance dans la ville de Dakar par le moyen de la mendicité ne sont-elles pas une forme de reconnaissance sociale qui donne une visibilité particulière de la place du handicap dans la stratification sociale ?

Dans des sociétés en mutation, la démarche d’exode vers la survie possible de la personne vulnérable s’enracine dans les mythes fondateurs des peuples appelant l’humanité à retrouver son nom et ses valeurs, en intégrant la différence. Le phénomène du handicap et de la vie à la rue constitue, dans nos sociétés actuelles, une situation largement vécue mais très peu développée sur le plan de la recherche et de la conceptualisation. Il est devenu une priorité d'action pour de nombreux organismes sociaux, des associations et des pouvoirs publics. Ces mêmes institutions semblent, depuis quelques années, orienter leurs procédures vers les problèmes de lutte contre l’exclusion et la mendicité, sans prendre suffisamment en compte la spécificité et la singularité de cette population. Suite à ces observations, nous pouvons nous interroger de la façon suivante : existe-t-il des problèmes de soutien social chez les personnes en situation de handicap et d’errance ?

 

Dans les sociétés africaines, le handicap (ou plus précisément la déficience) s’exprime à travers des mythes, des croyances et des rituels thérapeutiques. Le recul anthropologique, avec le travail qu’il impose sur soi et sur les cultures, interroge non seulement la pensée magique mais aussi sa confrontation avec la pensée technico-scientifique. Nous ne nous positionnons pas dans une sorte de dialectique ou d’opposition qui ferait des personnes en situation de handicap et d’errance le creuset de la pensée magique et de la culture globale le monopole de la pensée scientifique.

Ce recul, disons-nous, permet de mieux comprendre le sens de ce qui est en acte, dans nos sociétés, lorsque pensée savante et représentations profanes se rencontrent, comme par exemple dans les situations de handicap et d’errance. Il donne, par là, une dimension culturelle aux usages sociaux du handicap et de l’errance, aux institutions, aux croyances et aux mythes sans réduire la différence de deux substrats culturels que constituent Dakar (Afrique) et Lyon (Occident). En fait, la modernité occidentale, en se présentant aux sociétés appelées d’abord primitives puis exotiques, se questionne à travers la culture africaine qui reste une culture autre. Il appartient à l’anthropologie de resituer le débat sur les situations de handicap et d’errance et leurs formes symboliques. Il s’agit de leur rendre toute leur rationalité, dans le lieu même où domine la conception matérialiste du monde. D’autant plus que les approches unidimensionnelles des faits sociaux sont au cœur même des crises qui traversent notre modernité. Les situations de handicap et d’errance, à travers la difficulté des questions qu’elles posent, en sont une bonne illustration. Mais qu’est-ce que le handicap et l’errance et comment les penser ? Sous quel registre les définir ? Leur processus de fabrication relève-t-il de l’essence intrinsèque de la déficience ou obéit-il aux aspects interactionnels et métaphoriques inhérents à toute société et à toute symbolique ?

Le handicap se présente sous différentes facettes d’une société à une autre, comme d’une époque à une autre. La question de ses références devient une question contemporaine avec les classifications internationales de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS). Pourtant elle apparaît paradoxale tant domine aujourd’hui une conception médicale et classique malgré la définition universaliste du handicap 112 . Cette dernière tend à l’ouvrir dans un questionnement qui part de l’évidence que le handicap n’est ni la maladie, ni la déficience avec le présupposé interactionnel entre des facteurs personnels et des facteurs environnementaux. Seulement, la déficience et les symboliques qui lui sont attachées ainsi que le dysfonctionnement et les incapacités qui s’y cachent, en font, une réalité qui est le produit d’une construction historique.

Les phénomènes de handicap font l’objet de discours et d’interprétations. Ils appartiennent, ainsi, à côté de leurs caractères culturels et sociaux, à des registres de représentations et de symboliques. Au cœur des rituels et des croyances magiques ou religieuses, le rapport des hommes à la souffrance est un des éléments constitutifs des grandes croyances. Ainsi, malgré sa réalité matérielle, le handicap ne peut être dissocié de tout ce qui l’inscrit dans la culture et le mythe. Il n’est pas possible de le penser en dehors de ces référentiels. Dans un contexte où se perd l’euphorie utopique du progrès, les approches en termes de positivisme scientifique et technique trouvent leurs limites. En effet, dans le cadre de la sécularisation qui est liée à l’avènement de la modernité, la science s’est construite dans une subversion du paradigme religieux, cherchant même à l’éliminer et à répandre, dans l’ensemble de la culture et des institutions, l’esprit de sa propre démarche.

Le débat actuel autour du handicap doit situer les deux positions suivantes : l'une culturelle et relativiste, l'autre homogénéisante et universelle. On fait ainsi émerger la possibilité d’une réflexion critique où se confrontent le paradigme du handicap « déficience-incapacité-désavantage » et celui du handicap « capacité-activité-participation ». Les caractères contradictoires et exclusifs de ces deux conceptions du handicap concernent, en effet, nos sociétés modernes. Ils nous introduisent à une lecture critique de notre culture et font apparaître la construction sociale des cadres institutionnels et discursifs de la réalité du handicap. Cette culture est, d’ailleurs, la seule à interroger la place de cette réalité dans les registres symboliques ou imaginaires, de même que la nature et le sens des symboles qu’elle produit. Le handicap se présente de manière explicite, comme un fait parlé et pensé, mais aussi manipulé, dans le référentiel d'une culture dont le mode d’organisation en réglemente la gestion.

Il n’est plus contradictoire, alors, de questionner, du point de vue de la culture, le processus de création du handicap. Lorsqu’il est pris comme fait culturel, le handicap devient un objet anthropologique. Porteur de sens, sans aucune visée téléologique, il se construit à travers les pratiques et les institutions indépendamment de toute finalité médicale. Mais au-delà du simple rejet du biologisme, l’interprétation anthropologique du handicap trouve sa spécificité en le construisant comme fait historique et social. Etabli par une symbolique collective qui l'intègre dans la complexité d’une culture, il en devient un des éléments indissociables.

La pensée d'un handicap « capacité-activité-participation », détaché de la déficience et de la maladie, est consensuellement posée comme un élément constitutif du respect de la dignité et des droits fondamentaux des personnes en situation de handicap. Cela introduit en outre l'idée d'un handicap indissociable de l'individu, de l'extérieur de son image et de l'intérieur de son vécu. La culture du handicap évolue, tout au long des interactions, dans une altérité. Elle est plutôt, ici, l’incorporation d’une subjectivité qui se déploie dans une identité stable, construite par identification et transmise socialement.

La valorisation contemporaine de la dignité et des droits humains comme modèle de comportement, sur lequel repose d'ailleurs toute personnalisation incorporée de la domination, en est une bonne illustration. Le handicap se trouve alors au centre du phénomène d’individuation qui caractérise les sociétés modernes. L’individu devient un être de droit, de jouissance et de besoin, défendant une intimité qui est indissociable du statut de la personne. A ce titre, le handicap se donne à voir à l'interstice d'espaces juridiques, économiques, sociétaux qui sont à l'intersection du public et du privé. Mais c'est par les activités, la participation, les problèmes de santé et les facteurs environnementaux et personnels que les phénomènes du handicap font une entrée dans l’espace public et privé.

Une telle problématique occulte ce qui relève de la déficience au profit d’un individu-acteur étudié à travers des logiques d’action et de participation. Ce dernier, soit, il oriente rationnellement sa conduite et se fixe des objectifs en analysant des situations, soit, au contraire, il est défini comme un être déterminé par sa déficience et produit par des jeux d’interactions ou des systèmes qui l’aliènent en le positionnant comme « handicapé ».

Le handicap peut être étudié à travers l’usage social qui le façonne en le socialisant à des contraintes de conception et de pratiques. La capacité d’adaptation ou de réadaptation devient une valeur vitale. Elle est le produit d’une conception qui obéit aux lois d’objectivation et d’extériorisation, à travers les incapacités et les désavantages liés à la déficience. Ces théories sociales se confrontent à des paradigmes qui rejettent toute capacité, toute activité et toute participation aux personnes en situation de handicap. Les représentations et les discours sont pénétrés de métaphores. Retraduisant les relations sociales, le langage métaphorique masque l’arbitraire de la réalité du handicap en tant qu’interaction entre des facteurs personnels et des facteurs environnementaux. Les métaphores font entrer le handicap dans la culture et fournissent, par l'interprétation, un contenu culturel et un cadre social aux rapports humains. La culture impose, comme un absolu universel, le contenu des autorités et des hiérarchies, comme celui des normes qui codifient les comportements. L’anthropologie, par la production des signifiants et de leur système de relation, à travers, ici, la parole des personnes en situation de handicap et d’errance, est le seul à même de créer un ordre où se positionne le Symbolique.

Son mode d'interrogation participe donc aujourd’hui d’un enjeu et devient l’instrument privilégié d’une nouvelle problématique qui intègre, dans des ensembles signifiants, des réalités personnelles et collectives, textuelles, organisationnelles et comportementales. L’individu occidental se trouve, la plupart du temps, seul, confronté aux manifestations de son handicap. Pris dans ce face-à-face imaginaire, il devient dépendant d’espaces institutionnels qui l’aliènent en faisant de son handicap un objet limitant gravement ses activités et sa participation. Les activités et la participation relèvent de positions statutaires et hiérarchiques qui délimitent des identités et des espaces de qualification et de réglementation. Toute participation obéit à un principe de capacité qui produit ses propres signes de distinction entre les membres d’une même société.

Le terrain anthropologique a l'avantage de mettre au premier plan les dimensions culturelles du handicap et de les présenter comme produit d'une construction sociale. Cela alimente la réflexion sur l'enjeu que représente le handicap lorsqu'il entre dans le discours social et porte à la vue la place qu'il occupe dans l’imaginaire individuel ou collectif. En effet, toutes les deux cultures font du handicap une partie intégrante du social. Il est au cœur des pratiques magiques et thérapeutiques comme des croyances religieuses ou des mythologies. Il est inclus dans des systèmes de représentation où se mêlent imaginaires collectifs, observations empiriques, savoir-faire et interprétations. Dans toute « pensée sauvage » qui est aussi une pensée du double, différents niveaux de la réalité sont appréhendés dans une même cohérence d'ensemble.

La critique du primat de l'explication organiciste est la condition pour construire l’objet et fonder l'intérêt heuristique de la démarche et de ses résultats. On rejoint ainsi un imaginaire aussi bien individuel que collectif. Ce dernier délègue un pouvoir légitime de validation s'appuyant sur des procédures d'expérimentation ou de formalisation, de mesure empirique ou de pragmatisme et d'observation. A celles-ci se confronte un autre type de pensée, celui de dominés ou d’exclus, qui se trouve aliénés à une autre totalité, celle de la croyance magique et de ses mises en scènes, émotionnelles et expressives, du handicap et de l’errance. Le handicap et l’errance s'inscrivent dans une histoire, celle du sujet, dans un contexte avec des logiques culturelles et sociales.

Comment rendre compte d'une problématique du handicap et de l’errance qui puisse associer les facteurs personnels et les facteurs environnementaux ? Dès lors, nous parvenons à cette question centrale :Quelles sont les situations spécifiques vécues par les personnes en situation de handicap et d’errance, quels types de soutien social reçoivent-elles et perçoivent-elles et quelles stratégies développent-elles ? Nous avançons d’une part, que le groupe des pairs forme le principal soutien social des personnes en situation de handicap et d’errance. D’autre part, que ces dernières bénéficient d’une discrimination positive du fait de la situation de handicap et des représentations sociales correspondantes.

Notes
112.

Issue de la Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé (CIF), OMS, 2001.