Chapitre 3 : Choix de l’outil et mode de traitement

3.1. La population et le contexte de l’enquête

3.1.1. Un rite de passage : « aller voir sur place »

Les spécialistes ont insisté à juste titre sur le fait que la présence de l’enquêteur sur le terrain (« aller voir sur place », « y être allé » et « y revenir souvent ») est la seule voie d'accès au mode de connaissance que nous poursuivons. Ainsi Claude Lévi-Strauss qualifie-t-il le terrain de révolution intérieure qui fera du candidat à la profession anthropologique un homme nouveau ? Georges Condominas écrit quant à lui qu'il est le moment le plus important de la vie professionnelle, un rite de passage qui transforme chaque chercheur en véritable anthropologue. Trois remarques s'imposent. André Breton avait déjà perçu à son époque que, dans la bouche des ethnologues, le signifiant « terrain » revêt une très grande solennité. De même qu'avoir effectué soi-même une cure analytique ne garantit pas qu’on puisse devenir un jour psychanalyste, de même des séjours prolongés passés au contact d'une société que l’on cherche à comprendre ne feront pas, ipso facto, un ethnologue, mais c'est une condition nécessaire. Et enfin, si le rapport de l’enquêteur à son terrain s'exprime souvent à travers une relation amoureuse ou du moins de tendresse affective, le terrain peut être aussi source d'affrontements et de conflits 113 .

La perception ethnographique n'est pas, quant à elle, de l'ordre de l'immédiateté de la vue, de la connaissance fulgurante de l'intuition, mais de la vision et par conséquent de la connaissance médiatisée, distancée, différée, réévaluée, instrumentée (stylo, magnétophone, appareil photographique, caméra...) et, dans tous les cas, retravaillée dans l'écriture 114 . Pour nous, il s’agit de voir « immédiatement » le monde des personnes en situation de handicap et d’errance tel qu'il est, dont le corollaire consisterait à décrire exactement ce qui apparaît sous nos yeux, mais aussi écouter, entendre les propos, leurs opinions. Nous notons, à la suite de François Laplantine que le signifiant voyant est réservé en français pour désigner un nombre très limité d'êtres humains. Le voyant est celui qui voit ce qui n'est pas « devant », mais « dedans », c'est-à-dire ce qu'à première vue les autres ne voient pas ou ce qui n'est pas immédiatement visible pour tous : l'invisible 115 .

Selon François Laplantine 116 , la description ethnographique est loin de se limiter à une perception exclusivement visuelle. Elle mobilise la totalité de l'intelligence et de la sensibilité du chercheur, ainsi que sa sensualité. Elle le conduit à travers la vue, l'ouïe, l'odorat, le toucher et le goût à s'attarder sur les différentes sensations rencontrées. Regarder est un mot qui a été forgé au Moyen Âge et dont le sens nous parvient encore aujourd'hui : regarder, c'est garder, prendre garde à, prendre soin de, manifester de l'égard à, prêter attention, considérer, veiller. Le regard s'attarde sur ce qu'il voit. Il consiste, selon l'expression de François Fédier 117 , en une « intensification du premier voir ». Mais si la perception ethnographique est bien de l'ordre du regard plus que de la vue, il ne s'agit pas de n'importe quel regard. C'est la capacité de bien regarder et de tout regarder, en distinguant et en discernant ce que l'on voit, qui est ici mobilisée. Cet exercice, à l'opposé de ce que l'on perçoit « en un clin d'œil », de ce qui « saute aux yeux» ou qui nous «frappe », suppose un apprentissage et des compétences 118 .

Notons cependant que le regard ethnographique ne peut se confondre avec le regard qui consisterait à fixer et à scruter son objet comme un vautour sa proie et qui accentuerait en quelque sorte l'acception médiévale de regarder au sens de mettre sous garde, qui est celle également du droit de regard c'est-à-dire de droit de contrôle. Le travail ethnographique, qui n'est pas tout à fait identique à l'enquête sociologique suppose un regard qui ne saurait être ni désinvolte ni crispé. D'où la nécessité de redonner aussi toute sa place à une attitude de dérive évidemment provisoire de disponibilité et d'attention flottante qui « ne consiste pas seulement à être attentif, mais aussi et surtout à être inattentif, à se laisser approcher par l'inattendu et l'imprévu 119  ».

« II faut nous habituer à penser que tout visible est taillé dans le tangible, tout être tactile promis en quelque manière à la visibilité, et qu'il y a empiétement, enjambement, non seulement entre le touché et le touchant, mais aussi entre le tangible et le visible qui est incrusté en lui, comme, inversement, lui-même n'est pas un néant de visibilité, n'est pas sans existence visuelle. Puisque le même corps voit et touche, visible et tangible appartiennent au même monde. C'est une merveille trop peu remarquée que tout mouvement de mes yeux — bien plus, tout déplacement de mon corps — a sa place dans le même univers visible que par eux je détaille et j'explore, comme, inversement, toute vision a lieu quelque part dans l'espace tactile 120 ». Les anthropologues estiment que la connaissance des êtres humains ne peut être menée à la manière du botaniste examinant la fougère ou du zoologue observant le crustacé, mais en communiquant avec eux et en partageant leur existence d'une manière durable, ce qui s'oppose au reportage du journaliste, au coup d'œil en passant qui peut être celui du voyageur et même au «contact » qui peut être pris par l'intermédiaire d'informateurs.

La critique du primat de l'explication organiciste est la condition pour construire l’objet et fonder l'intérêt heuristique de la démarche et de ses résultats. On rejoint ainsi un imaginaire aussi bien individuel que collectif. Ce dernier délègue un pouvoir légitime de validation s'appuyant sur des procédures d'expérimentation ou de formalisation, de mesure empirique ou de pragmatisme et d'observation. A celles-ci se confronte un autre type de pensée, celui de dominés ou d’exclus, qui se trouve aliénés à une autre totalité, celle de la croyance magique et de ses mises en scènes, émotionnelles et expressives, du handicap et des incapacités et des désavantages. Le handicap s'inscrit dans une histoire, celle du sujet, dans un contexte avec des logiques culturelles et sociales 121 .

Ce travail d’enquête ne consiste pas seulement, pour nous, à collecter une moisson d'informations par une méthode strictement inductive mais à nous imprégner des thèmes obsessionnels des personnes en situation de handicap et d’errance, ainsi que de leurs idéaux, de leurs angoisses et de leurs désirs. Nous nous sommes efforcés ainsi d’être capables de vivre en nous-mêmes la tendance principale de la culture des personnes en situation de handicap et d’errance dans les deux villes dans leurs préoccupations exprimées. Aussi bien à Dakar qu’à Lyon, nous nous sommes laissé guider par des thèmes et des soucis qui sont les leurs et non les nôtres propres. Notre recherche est-elle d'abord l'expérience physique d'une immersion totale, consistant dans une véritable acculturation à l'envers, où, loin de seulement comprendre des personnes dans leurs manifestations extérieures 122 , nous devons les intérioriser dans les significations qu’elles attribuent à leurs comportements. C'est cette appréhension de la réalité telle qu'elle est perçue du dedans par les personnes en situation de handicap et d’errance qui constitue notre cible et notre préoccupation premières.

Nous ne sommes point des historiens qui visent à rendre compte le plus scientifiquement possible de l'altérité à laquelle ils sont confrontés, car eux, ils n'entrent jamais en contact avec les hommes et les femmes des sociétés qu'ils étudient. Ils recueillent et analysent des témoignages. Ils ne rencontrent jamais de témoins vivants. Quand à la sociologie, du moins dans ses principales tendances (la triple matrice marxiste, durkheimienne et webernienne dans laquelle elle s'est constituée), elle s'écarte sensiblement de notre démarche sous l'angle qui retient ici notre attention. C'est lorsque nous prétendons à la neutralité absolue, lorsque nous croyons avoir recueilli des faits « objectifs », lorsque nous éliminons des résultats de notre recherche tout ce qui a contribué à y accéder et que nous gommons soigneusement les traces de notre implication personnelle dans l'objet de notre étude, que nous risquons le plus de nous écarter du type d'objectivité (nécessairement approchée) et du mode de connaissance spécifique de l’Anthropologie ; l'appréhension, mieux la construction de ce que Marcel Mauss 123 a appelé le « phénomène social total » qui suppose l'intégration de l'observateur dans le champ même de l'observation.

Plus qu’un lieu sur lequel l’ethnologue va voir sur place, le terrain est une révolution intérieure 124 qui fait du candidat à l’anthropologie un homme nouveau. Plus qu’un simple moment de la vie professionnelle, c’est un « rite de passage » qui transforme le chercheur. Si le signifiant « terrain » revêt une grande solennité, il est une condition nécessaire, mais non suffisante. Car le rapport de l’ethnologue à son terrain est fondamental pour comprendre les hommes. Ce rapport peut prendre la forme de liens amoureux, de tendresse affective, ou de sympathie. Il peut aussi être source d’affrontements et de conflits. De Griaule à Roger Bastide, en passant par Lévi-Strauss et bien d’autres, les ethnologues s’en font les témoins 125 , et nous ne pensons pas y avoir échappé.

Nous nous sommes, depuis de nombreuses années, investis sur les terrains de Lyon et de Dakar. D’une part à Lyon parce que, en tant que travailleurs sociaux du Samu social et du Foyer Notre-Dame des Sans-abri (FNDSA), nous avons travaillé avec des personnes sans abri, tant dans le cadre de l’accompagnement social individualisé que dans la création de services nouveaux intégrant les actions collectives et citoyennes. Nous situant comme socio-anthropologues auprès des personnes sans abri depuis quatre ans, nous les rencontrons également hors cadre de l’activité professionnelle dans les rues et les centres d’hébergement de l’agglomération lyonnaise.

Par ailleurs, dans le cadre d’une association à but social et humanitaire que nous avons créée et dénommée ADEFI 126 , nous développons des « vacances solidaires » depuis une dizaine d’années. Dans ce cadre, des personnes sans abri de Lyon sont d’ailleurs venues effectuer un séjour à Dakar en 2004 et en 2005. ADEFI organise également des colloques internationaux pour favoriser les échanges d’idées et d’expériences, tant avec les « intellectuels » (ou universitaires) qu’avec les militants associatifs. Par exemple, les personnes en situation de handicap et d’errance, que nous avions rencontrées à l’arrivée de la délégation de ADEFI à l’aéroport de Dakar en 1999, ont participé au colloque international sur les polytoxicomanies qui a eu lieu la même année au Sénégal. Elles sont actuellement sorties de la mendicité avec la création d’un GIE (Groupement d’intérêt économique) et le retour à l’école pour les plus jeunes..

A la suite de ce colloque, nous avons retransmis l’expérience et conceptualisé l’accompagnement social des personnes en situation d’exclusion et l’outil des actions communautaires en publiant un livre 127 . Les colloques qui ont suivi ont eu lieu sur le thème du handicap, permettant l’échange de données actualisées et de questionnements multiples. Depuis 1998, nous allons régulièrement à Dakar « séjourner » avec les personnes en situation de handicap et d’errance.

Dans le cadre de nos études universitaires pluridisciplinaires 128 , nous avons écrit des mémoires autour des Droits de l’Homme et des personnes sans abri (Institut des Droits de l’Homme de Lyon), autour des problématiques de la violence dans le dispositif d’urgence sociale (Lyon 2, ISPEF). C’est en 2002 que nous avons décidé de porter un regard sur les personnes en situation de handicap et d’errance. Nous avons initié une première démarche de recherche sur « Errance et handicap, le soutien social » (DEA de l’ISPEF en 2003) sous le direction de Charles Gardou, puis « Figures du Handicap et de la survie urbaine en Afrique, enquête sur les personnes en situation de handicap du fait de la lèpre et vivant à la rue à Dakar » (DEA de Socio-Anthropologie de l’Université Lumière Lyon 2 en 2004) sous la direction de François Laplantine.

C’est dire qu’il y a une histoire forte entre le terrain et nous, que ce soit à Lyon ou à Dakar. La démarche de recherche actuelle s’inscrit dans le prolongement des recherches antérieures. Avec une nouveauté pertinente qui est celle de la question du soutien social global. Nous avons investi une posture d’anthropologue, très décalée vis-à-vis de l’attitude du travailleur social qui consiste à écouter et développer des réponses sociales.

Notes
113.

Laplantine François, 2005. La description ethnographique, Paris, Armand Colin

114.

Laplantine François, 2005. Ibid.

115.

Laplantine François, 1985. Un voyant dans la ville. Etude anthropologique d'un cabinet de consultation d'un voyant contemporain, Paris, Payot.

116.

Laplantine François, 2005. Ibid.

117.

Fédier, François. 1995. Regarder voir, Paris, Editions Belles Lettres.

118.

Laplantine François, 2005. Ibid.

119.

Affergan, François. 1999. Population 1999. Paris, PUF, n.1 janvier-février, p.149

120.

Maurice Merleau-Ponty, 1993. Le Visible et l'Invisible suivi de Note de travail, Paris, Gallimard, p. 177.

121.

Douglas, Mary. 2001. Op.cit.

122.

Durkheim, Emile. 2004. Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF

123.

Karsenti, Bruno. 1994. Marcel Mauss : le fait social total, Paris, PUF

124.

Levi Strauss, Claude. 1990. La pensée sauvage, Paris, pocket.

125.

Laplantine François, 2005. Ibid.

126.

ADEFI (Action développement enfance famille International) est une association à but social et culturel qui œuvre dans le domaine des droits de l’homme, de l’humanitaire et de la solidarité internationale. Son siège international est à Lyon avec des antennes et des actions en Afrique et en Asie. Martine Buhrig et Aliou Sèye en sont les membres fondateurs.

127.

Adefi. 2000. Polytoxicomanies, accompagnement individualisé et approche communautaire, Lyon, Chronique sociale.

128.

Etudes de troisième cycle en Droits de l’homme, Sciences de l’Education, Sciences de la Famille, Socio-anthropologie, etc.