3.2. Choix et légitimation de l’outil

3.2.1. De l’activité « rétinienne » à l’entretien compréhensif

La méthode que nous utilisons n’est pas une réflexion abstraite et spéculative sur la situation de handicap et d’errance urbaine. Elle est issue d’une observation directe de comportements sociaux particuliers et singuliers à partir de relations humaines que nous avons tissées pendant plus de dix ans avec les groupes et les personnes en situation de handicap et d’errance à Dakar comme à Lyon 129 .

Nous avons, dans une dynamique dialogique, adopté une attitude d'imprégnation et d'apprentissage dans chaque substrat culturel, avec nos deux cultures originelles différentes. Chacun d’entre nous a pu faire des observations dans sa propre culture d’abord et puis dans celle qui n’est pas la « sienne ». Cela mobilise la sensibilité, plus particulièrement la vue et, plus précisément encore, le regard qui est une activité d'observation, une activité visuelle, une « activité rétinienne » comme le disait Marcel Duchamp à propos de la peinture 130 .

Nous rejoignons François Laplantine quand il affirme que sans la description ethnographique qui est l'écriture des cultures, il n'y a pas d'anthropologie au sens contemporain du terme 131 . Elle ne consiste pas seulement à voir, mais à faire voir, c'est-à-dire à écrire ce que l'on voit. Nous avons adopté ce processus généralement implicite qui paraît aller de soi mais qui est très complexe. L'indissociabilité de la construction d'un savoir (anthropologie) à partir du voir et d'une écriture du voir (ethnographie) n'a rien d'une donnée immédiate ou d'une expérience transparente. C'est une entreprise au contraire extrêmement problématique qui suppose que nous soyons capables d'établir des relations entre ce qui est généralement tenu pour séparé : la vision, le regard, la mémoire, l'image et l'imaginaire, le sens, la forme, le langage.

Pour tenter de répondre aux différentes questions que pose l’errance et le handicap, nous avons besoin d'une méditation, et elle nous est fournie par la réflexion de Wittgenstein qui constitue une contribution inestimable aux conditions même de production du texte descriptif (ethnographie) et explicatif (anthropologie]. Reconsidérant tout ce qu'il avait établi dans sa jeunesse, Ludwig Wittgenstein 132 affirme que, s’il croyait au départ que l'analyse devait mettre au jour des choses cachées, il est progressivement devenu un peintre.

Nous avons tenté d’associer explication et description en résistant de toutes nos forces à la tentation explicative ; en nous tenant à une tâche infiniment plus modeste, mais aussi beaucoup plus délicate et exigeante : la description. L'explication causale notamment n'ajoute rien à notre compréhension d'une culture (qui est de surcroît étrangère), mais consiste seulement à substituer un mythe à un autre. L’explication ne fait qu'entretenir l'illusion qu'il est possible de dégager des lois. Bref les théories scientifiques sont des hypothèses qui n'expliquent pas grand chose et elles reproduisent sous une autre forme de la magie et de la superstition. « Par ailleurs, tout n'est pas susceptible de recevoir une explication. Les savants qui voudraient toujours avoir une théorie sont dans l'incapacité de comprendre qu'il existe du hasard, de l'absurdité, du non-sens, que des êtres humains ou des groupes sociaux peuvent agir comme ils le font sans raison particulière  133 ». La méthode ne peut consister, dans ces conditions, que dans une « pure description » qui seule nous permet d'échapper à la « magie » et à la « superstition » qui doivent être recherchées là où elles se constituent ; au cœur même du langage.

Compte tenu de notre implication sur le terrain depuis plusieurs années, nous avons choisi d’utiliser prioritairement la méthodologie de l’entretien parmi les méthodes qualitatives. Nous nous sommes distancés de l’entretien de type directif, dans lequel le chercheur tente de réduire autant que possible son implication au risque de recueillir un matériau aseptisé qui réduit ses possibilités d’interprétation. Selon la théorie classique de la connaissance 134 , les procédures scientifiques d’objectivation permettraient à l’objet d’être séparé de la connaissance commune et de la perception subjective du sujet. La rigueur formelle prioritaire de l’avancée scientifique consisterait à partir de l’hypothèse, du concept et de la théorie.

Nous avons opté pour l’entretien compréhensif 135 . Car il s’inscrit dans une dynamique inverse : celle de l’engagement actif de l’enquêteur dans les questions, ce qui provoque l’engagement de l’enquêté. Loin d’être une instance de vérification d’une problématique préétablie, le terrain y devient le point de départ de cette problématisation. En commençant par le terrain et en construisant progressivement le modèle théorique, l’entretien compréhensif nous permis d’inverser le mode de construction de l’objet. En conséquence de cette « rupture épistémologique » avec le sens commun, l’objet s’est construit progressivement, avec une progression de l’élaboration théorique. C’est la Grounded Theory décrite par Anselm Strauss 136 : elle vient d’en bas et elle est fondée sur les faits, d’où la nécessité de nous laisser imprégner par le terrain. Le terrain est la contrainte initiale et nos hypothèses sont issues de l’observation.

L’objectif de l’entretien compréhensif nous a permis de parvenir à un échange d’informations essentielles avec les personnes en situation de handicap et d’errance qui sont nos informateurs. Pour cela, la conduite des entretiens passe par l’établissement d’un style conversationnel entre des « égaux », brisant ainsi toute domination hiérarchique. Cependant, nous avons gardé des rôles différenciés entre enquêteurs et enquêtés. Nos informateurs ont un rôle central : ils possèdent un savoir précieux qui se délivre au cours de cette interaction, riche en informations, en humanité et en émotions.

Assez souvent, nous sommes très épuisés par ces échanges véhiculant les souffrances et les attentes multiples des personnes en situation de handicap et d’errance. Nous nous sentons mobilisés, ce qui nous permet d’aller plus en profondeur, nous sommes loin de nous considérer que comme de simples collecteurs de données. Oubliant autant que possible nos propres opinions et catégories de pensée, nous nous introduisons ainsi dans l’intimité affective et conceptuelle de nos interlocuteurs. Avec une attitude d’empathie, nous essayons de sentir et de contrôler le rythme et le contenu de l’entretien.

Préoccupés par les « bonnes » questions à poser, il ne nous a pas toujours été possible de recourir à la technique classique de la question de relance ou de rebondir sur certains aspects essentiels des bribes d’information et des analyses développées au cours des entretiens. L’écoute ou la relecture des interviews nous a permis de pointer des contradictions, de mettre en évidence des processus sociaux, de déterminer des points d’éclaircissement à reprendre dans de futurs entretiens, si possible avec la même personne ou le même groupe de personnes en situation de handicap et d’errance.

La méthodologie classique de l’entretien préconise la neutralité et la distance de l’interviewer. Dans l’entretien compréhensif que nous avons adopté, l’engagement est préconisé. Il va jusqu’à l’expression des idées et des émotions et ne se limite pas à des questions, bien que nous n’en ayons pas abusé. Tactiques de l’humour, rires, compliments, expression de sa propre opinion et de ses ressentis, de son désaccord, analyse de ce que vient d’énoncer son interlocuteur : l’enquêteur est vivant, positif et ouvert à ce que dit son vis-à-vis. Une présence personnalisée, forte et discrète à la fois, aussi proche qu’un familier pendant l’entretien, donne un repère à l’interlocuteur. Celui-ci peut alors se confier plus librement 137 .

Allant dans cette dynamique d’engagement de l’interviewer, nous avons choisi d’adopter physiquement les mêmes postures que nos interlocuteurs : plutôt que de rester debout en face d’eux, dans une relation symboliquement inégalitaire, nous avons choisi de nous asseoir par terre à côté d’eux, parfois sur des cartons qu’ils nous offraient (comme à leurs pairs de passage). Cette posture, très inhabituelle pour ceux qui rentrent en communication avec les personnes en situation de handicap et d’errance, permet d’une part de signifier la volonté d’échange de l’interviewer, ainsi que de sa sympathie. D’autre part, elle est une entrée dans la perception de la situation vécue par les personnes, attirant tantôt la curiosité, tantôt le mépris des badauds. L’utilisation de ces contextes originaux a fait émerger des informations nouvelles.

Dans ce jeu à trois pôles, l’enquêteur et l’interviewer forment une équipe pour construire l’objet de recherche. L’interviewer vise la problématique de la recherche, l’informateur regarde sa vie comme matière première de l’entretien. Dans cette posture extraordinaire, il est poussé à produire un travail théorique sur sa propre vie 138 . L’interprétation du matériau constitue l’élément décisif lors de l’analyse de contenu 139 . La richesse et la complexité des entretiens recueillis sont telles que cette analyse de contenu ne tente pas de restituer l’intégralité de ce contenu, mais au contraire à le réduire et à l’interpréter en le centrant sur la question du soutien social.

Notes
129.

Depuis 1999 à Dakar, et à Lyon depuis 1996.

130.

Laplantine François, 2005. Op.cit.

131.

Laplantine François, 2005. Ibid.

132.

Wittgenstein, Ludwig. 1982. Le Rameau d'or de Frazer, Paris, Edition Age d’Or.

133.

Laplantine, François. 2005. Op.cit. pp. 25 et 36

134.

Durkheim, Emile. 2004. Op.cit.

135.

Kaufmann, Jean-Claude. 2006. L’entretien compréhensif, Paris, Armand Colin.

136.

Strauss, Anselm. 2004. Les fondements de la recherche qualitative : techniques et procédures de développement de la théorie enracinée, Fribourg, Editions universitaires de Fribourg.

137.

Kaufmann, Jean-Claude. 2006. Op.cit.

138.

Bourdieu, Pierre. 1979. La Distinction : critique sociale du jugement, Paris, Minuit.

139.

Kaufmann, Jean-Claude. 2006. Op.cit.