3.2.2. De la double fonction des lectures aux récits de vie

Les lectures ont eu une double fonction : celle de dresser l’état des savoirs sur la question traitée ou de synthétiser le savoir acquis d’une part ; celle de disposer de questions assez travaillées pour cadrer et lancer la recherche, la lecture en vue de la problématisation permettant de construire un nouveau savoir. Car l’objet théorique se construit par un effet de décentrement plutôt que par une accumulation des savoirs. Une certaine audace dans le choix des lectures a permis la découverte de transversalités imprévues.

La perspective compréhensive part du principe que l’homme ordinaire possède un savoir que les techniques formelles de travail de type explicatif ne parviennent que difficilement à prendre en compte. Cette perspective rejoint de façon essentielle notre posture de chercheurs, car nous postulons que les personnes en situation de handicap et d’errance sont porteuses de connaissances indispensables à la construction des politiques sociales (adaptées).

Cette perspective est issue de la sociologie compréhensive, notamment élaborée par Max Weber 140 . En paraphrasant cet auteur, nous affirmons que les personnes en situation de handicap et d’errance sont dépositaires d’un savoir important qui ne peut être saisi que de l’intérieur par l’intropathie, en comprenant leur système de valeurs. Loin d’être uniquement des porteurs de structures, elles sont des producteurs actifs du social. Cette première phase de recueil de données de notre travail s’accompagne de la phase d’interprétation et d’explication compréhensive du social.

Comme les autres méthodes qualitatives, l’entretien compréhensif renferme une part d’empirisme irréductible. Par contre, l’observation des faits assure une base solide dans lequel s’inscrit la construction de l’objet d’étude. La validité de ce modèle tient à la finesse des articulations entre observation et théorie. Notamment à la justesse d’illustration d’une hypothèse, à l’utilisation de références adaptées dans les démonstrations, à la cohérence des enchaînements et à la précision d’analyse du contexte.

La documentation et les archives nous ont fourni d’autres données, ainsi que les rencontres avec les professionnels et institutions. Le recours à la littérature nous a permis d’entrer dans une compréhension plus fine de la perception du handicap et de l’errance. Ces sources de données sont venues compléter les sources issues de l’observation des situations de handicap et d’errance.

Nous avons utilisé les récits de vie de façon à montrer l'importance des engagements moraux des acteurs les uns vis-à-vis des autres. Leurs pratiques et leurs opinions y sont réinscrites dans des contextes concrets et dans la durée. Cette approche consiste à les considérer comme des moyens d'accès à la connaissance d'objets socio-historiques que sont les situations socialement construites ou les mondes sociaux 141 .

Dans cette perspective essentiellement ethnologique, les sujets prennent non seulement le statut d'informateurs sur leurs propres pratiques et sur les contextes sociaux au sein desquels ils se sont inscrits, mais aussi le statut d’acteurs qui portent un regard sur leur situation dans un contexte sociétal donné. Un statut de véracité est accordé a priori à leurs témoignages, prenant en compte leur perception du soutien social. Plutôt que de chercher à exercer une vérification systématique, nous avons confronté leurs dires avec d'autres sources (bibliographiques, institutionnelles, etc.), recoupant les témoignages et les articulant avec les dispositifs et politiques sociales.

Les techniques de collecte de données que nous avons privilégiées ont eu pour objectif premier de recueillir des informations sur une base individuelle. La technique de l’entretien occupe donc une place centrale. Celle des récits de vie vient l’enrichir. Quelques histoires de vie « modélisables » nous ont permis d’aller plus loin, par exemple, dans l’analyse qualitative du processus de production du handicap. Compte tenu des interactions entre les membres des groupes de pairs, nous avons été amenés à utiliser les données issues des groupes de discussion spontanés entre les pairs. Ceux-ci se sont formés soit spontanément dans la rue, soit lors de rencontres structurées. L’interaction et l’effet d’entraînement entre les participants a permis la production d’énoncés divers, parfois contradictoires. Nous n’avons pas cherché à arriver à un consensus entre les participants, mais plutôt à obtenir une diversité étendue des réponses.

Notes
140.

Colliot-Thélène. 2006. La sociologie de Max Weber, Paris, La Découverte.

141.

Bertaux, Daniel. 2005. L'enquête et ses méthodes : Le récit de vie, Paris, armand Colin.