3.2.3. De l’implication des chercheurs au sein des groupes

A l’origine, l’utilisation de cet outil de collecte de données n’était pas prévue dans notre protocole de recherche. Nous pensions en effet que les entretiens individualisés seraient suffisants pour appréhender la notion de soutien social chez les personnes en situation de handicap et d’errance. Cependant, à la suite des premiers traitements des données issues des entretiens, nous avons éprouvé le besoin de permettre aux acteurs sociaux de parler plus longuement de leur conception du soutien social et de l’aborder un peu plus en profondeur. C’est pourquoi nous avons envisagé cette technique de façon complémentaire.

Pour ce faire, nous avons décidé d’utiliser la technique des groupes de discussion où l’utilisation de questions ouvertes permet de mieux comprendre le concept évoqué. L’opérationnalisation de la notion de soutien social lors de ces entrevues de groupe s’est effectuée à l’aide de questions ouvertes centrées sur leurs perceptions tant du soutien que des inégalités sociales. Car, tel que nous l’avons argumenté dans notre section conceptuelle, le soutien social renvoie à la justice sociale (y compris les Droits de l’Homme). L’absence de cette dernière dans une société donnée implique la création d’inégalités sociales, notamment vis-à-vis de la santé et du logement. Autrement dit, nous voulons connaître et comprendre les réactions des personnes à la présence de telles inégalités. Décrites simplement, en référence à leur vie quotidienne, les situations mettent au jour le point de vue des acteurs sur la notion de justice sociale. L’émulation du groupe génère une réflexion plus approfondie, avec des opinions multiples.

Ce qui a fondé ce choix des entrevues de groupe non directives centrées, c’est à la fois le public participant et le sujet abordé. Il s’avère nécessaire de vérifier s’il existe une compréhension commune de la problématique En donnant aux personnes en situation de handicap et d’errance la possibilité de s’exprimer publiquement, l’utilisation de l’entrevue de groupe nous a permis d’utiliser « l’interaction contrôlée entre les participants », afin de recréer un milieu social propice à la dynamique de groupe. Ce qui a apporté des éclaircissements et des précisions par rapport aux résultats issus des entretiens, ainsi qu’un regard sur la validation (ou non) des hypothèses de la recherche.

En prenant en compte le temps de la recherche, nous avons réalisé une dizaine d’entrevues de groupe. Les groupes se composaient de 8 à 20 personnes, celles-ci s’adjoignant souvent aux autres au fur et à mesure de la discussion. Les personnes étaient issues des populations fréquentant les accueils de jour à Lyon ; à Dakar, les groupes se sont formés de façon informelle dans la rue, donnant lieu à des discussions spontanées. La répartition en groupes de femmes et d’hommes, tenant compte des caractéristiques sociales africaines dans les groupes mixtes, a facilité l’abord de sujets liés à la solidarité, à l’argent, aux priorités données aux dépenses familiales, aux mécanismes de génération de revenus familiaux. Nous avons assuré nous mêmes l’animation de ces groupes.

Nous avons été conduits à expliciter les fondements épistémologiques pour dégager la cohérence de cette approche. Puis nous avons cherché à préciser la conception spécifique du récit de vie qu'elle met en œuvre. A partir d'exemples, nous avons montré comment on peut passer d'observations locales à des généralisations socio-anthropologiques. Nous avons relevé ce qu'une telle démarche pourrait apporter à la connaissance anthropologique et sociologique des champs où elle serait mise en œuvre. La deuxième partie de nos travaux a été consacrée aux questions d'analyse, proposant au lecteur à la fois quelques opérations simples destinées à faire ressortir les contenus « objectifs» du récit de vie (une objectivité de type discursif), ainsi que des outils théoriques originaux : ainsi la question du soutien social global dans les relations intersubjectives de durabilité et d’intensité variable, ou le « niveau » de participation sociale. Ces termes, difficilement pris en compte par les enquêtes statistiques ou par l'observation directe des comportements, désignent des phénomènes qui contribuent au processus permanent de fabrication des formes sociales.

Nous avons voulu dépasser la cadre d’un constat d'ordre descriptif en ce qui concerne l’étude des situations de handicap et d’errance. Les éléments empruntés à la mythologie, apparemment beaucoup plus éloignés de la question spécifique du handicap et de l’errance, ont contribué pour nous à un enrichissement de la problématique. Car il y a une étonnante correspondance entre les représentations sociales et symboliques du handicap et de l’errance, telles qu'elles apparaissent, et les mythes, les croyances et les pratiques sociales.

Georges Devereux souligne cette correspondance entre les éléments de l'héritage collectif et les éléments du psychisme individuel lorsqu'il dit : « si les ethnologues dressaient l'inventaire exhaustif de tous les types connus de comportement culturel, cette liste coïnciderait point par point avec une liste également complète des pulsions, désirs, fantasmes, etc., obtenus par les psychanalystes en milieu clinique  142 ». Dans son approche psychanalytique, Freud conseillait de lire les poètes et de connaître les mythes : « ...la mythologie et l'univers des contes ne peuvent se comprendre qu'à partir de la vie sexuelle infantile  143 ». C’est pourquoi les mythes permettent de comprendre la vie inconsciente des adultes.

Avec une lecture structuraliste, Lévi-Strauss 144 nous incite à ne jamais perdre de vue la multiplicité des codes utilisés dans la nature même du mythe. Dans sa conception du mythe, il met l’accent sur la réciprocité des perspectives qui ne peuvent s'analyser que par les rapports logiques entre plusieurs codes. Ces approches éclairent les réinterprétations multiples du handicap par le sujet et permettent la prise en compte d'une polysémie de l'événement et de l'élaboration d'une série infinie de causalités autour des situations de handicap et de vie à la rue.

Pour Mircea Eliade, certains comportements mythiques survivent encore sous nos yeux. Il ne s’agit pas de « survivances » d'une mentalité archaïque, mais plutôt de certains aspects et fonctions de la pensée mythique « comme constitutifs de l'être humain 145  ». Les modalités de construction des mythes permettent, par conséquence, d'éclairer les processus d'élaboration des représentations du handicap et de l’errance de façon privilégiée.

Pour les anthropologues, les mythes offrent une façon de résoudre une contradiction insoluble 146 . Les reconstructions des personnes tentent, d’une manière analogue, de conférer par exemple un sens au handicap, là où le discours médical et social reste lettre morte. Par conséquent, la matière mythique donne un sens aux événements qui se produisent de manière absurde dans leur existence. Ces événements deviennent alors partageables et transmissibles. Car les récits mythiques, en tant qu’œuvre collective, autorisent à penser ce qui est de l'ordre de l'impensable et enlèvent le poids de la culpabilité individuelle. Portant les fantasmes individuels refoulés sur la scène publique, ils les inscrivent dans l'ordre social et la continuité historique.

Les rites de purification et d’expulsion de la souillure prennent racine dans les mythes des origines, les interdits rituels étant un problème central de l’histoire des religions. Les conduites d’évitement rituel dépendent des conceptions du mal. L’utilité des ablutions avant de manger ont été citées tant par Moïse que par Pasteur, l’Islam reprenant l’interdiction de manger avec la main gauche (qui sert à se laver après la défécation). La socio-anthropologie des religions 147 (Rivière, 2005) met l’accent sur le problème de la pureté, qui concerne tous les registres de la vie quotidienne 148 .

S'il est possible, et même nécessaire, de distinguer celui qui observe et celui qui est observé, il nous paraît en revanche exclu de les dissocier. Nous ne sommes jamais des témoins objectifs observant des objets, mais des sujets observant d'autres sujets au sein d'une expérience dans laquelle nous sommes persuadés d’être des observateurs mais également des observés. Si être, c'est percevoir, c'est aussi, comme l'a dit Georges Berkeley, être perçu. «Esse est percipi» («Être, c'est être perçu»). Nulle perception n'existe en dehors d'une intelligence qui perçoit. L'idée de matière n'est qu'un mot creux, dénué de toute signification. Il n'existe aucune substance matérielle qui serait le support invisible des qualités sensibles. Ceci ne doit pourtant pas nous amener à douter de l'existence des choses sensibles, car toute existence réside dans la perception qu'on en a 149 . Ce serait une ruse pour les enquêteurs que nous sommes de chercher à échapper à ce cercle dans lequel nous nous devons au contraire d'entrer délibérément, ce qu'exprime bien Maurice Merleau-Ponty lorsqu'il écrit : « je suis voyant-visible » 150 .

L'idéal qui est ici visé, c'est de passer des regards croisés aux regards partagés, consistant dans une attitude de rupture avec une conception asymétrique de la science fondée sur la captation d'informations par un observateur absolu qui surplomberait la réalité étudiée, mais n'en ferait pas partie. Il n'existe pas d'ethnographie sans confiance et sans échange, ce qui suppose un itinéraire au cours duquel les partenaires en présence arrivent à se convaincre réciproquement de ne pas laisser perdre des formes de pensées et d'activités uniques 151 . Malinowski a montré que l'on commence à s'intégrer et à comprendre la société que l'on se propose d'étudier « à partir du moment où [l'on se] trouve seul » (1993, p. 62) et où l'on partage les activités économiques, les joies, en particulier les jeux, et les peines de la population 152 .

Nous ne revendiquons pas d’avoir observé les comportements des personnes en situation de handicap et d’errance tels qu'ils auraient lieu si nous n'étions pas là ou si les sujets de l'observation étaient d'autres que nous. De plus, nous sommes convaincus que notre présence a perturbé (ou plutôt changé) une situation donnée, et même créé une situation nouvelle. Certaines situations nous ont perturbés à notre tour. Ce que nous avons vécu en tant que chercheurs, dans nos relations à nos interlocuteurs (ce que nous refoulons ou ce que nous sublimons, ce que nous détestons ou ce que nous aimons), fait partie intégrante de notre travail de recherche. L'anthropologie n’est-elle pas aussi, comme s’interroge François Laplantine, la science des observateurs susceptibles de s'observer eux-mêmes, et cherchant à ce qu'une situation d'interaction (toujours particulière) devienne la plus consciente possible ? 153

La perturbation que nous imposons par notre présence à ce que nous observons et qui nous perturbe nous-mêmes, loin d'être considérée comme un obstacle épistémologique qu'il conviendrait de neutraliser, est une source infiniment féconde de connaissance. S'inclure non seulement socialement, mais subjectivement fait partie de l'objet scientifique que nous cherchons à construire, ainsi que du mode de connaissance caractéristique de notre fonction de chercheur. L'analyse, non seulement des réactions des autres à notre présence, mais de nos réactions aux réactions des autres, est l'instrument susceptible de procurer à notre recherche des avantages scientifiques considérables.

Notes
142.

Devereux, Georges. 1972a. Culture et inconscient, Paris, Ethnopsychanalyse complémentariste pp.65-84, p.79.

143.

Freud, Sigmund. 1998. La question de l’analyse profane, Paris, Gallimard, p.73.

144.

Lévi-Strauss, Claude. 2002. Le totémisme aujourd’hui, Paris, PUF.

145.

Eliade, Mircea. 1963. Aspects du mythe, Paris, Gallimard, p.223

146.

Lévi-Strauss, Claude. 1958. Anthropologie structurale, Paris, Plon

147.

Rivière, Claude. Piette, Albert. 1990. Les rites profanes, Paris, L’Harmattan

148.

Douglas, Mary. 2001. Op.cit.

149.

Berkeley, Georges. 1991. Principes de la connaissance humaine (Traduction de Dominique Berlioz), Paris, Flammarion

150.

Merleau-Ponty, Maurice. 1979. Op.cit.

151.

Laplantine, François. 1982. Op.cit.

152.

Bronislaw, Malinowski. 1993. Les Argonautes du Pacifique occidental, Paris, Gallimard.

153.

Laplantine, François. 1982. Op.cit.