3.3. Modalités d’analyse

3.3.1. Les instruments et les savoirs

Les phases préliminaires de l’enquête ont principalement consisté à développer une posture de curiosité, d’ouverture et parfois d’attente passive. Dans le cadre de l’entretien compréhensif, la phase exploratoire s’est résumée en plusieurs tâches : d’abord les lectures, puis un premier « échantillonnage », la rédaction d’une grille essayée auprès de deux personnes. Si cette phase est relativement courte, il s’ensuit d’une évolution permanente de la construction de l’objet avec, en parallèle, un autocontrôle au rythme du déroulement des opérations.

Le plan de rédaction a été rédigé, articulé et travaillé dès la phase exploratoire, avec des parties et sous parties, ainsi qu’une entrée rapide dans le vif du sujet. Sur le principe de l’utilisation souple des instruments, de jour en jour, ce plan a été modifié, avec des détails, des ajouts, des précisions et une utilisation de la parole des personnes comme chapitres et sous-chapitres, etc. Seulement un quart du plan initial s’est retrouvé à l’arrivée. Dès le début,  un titre a été défini pour servir de guide et de vérification de la cohérence de l’objet.

Dans l’entretien standardisé, « l’échantillon » est constitué de catégories précises et doit tout au moins s’approcher de la réalité. A partir d’une investigation en profondeur, la complexité des architectures conceptuelles singulières devient centrale. Par conséquent, le caractère des critères classiques (sexe, âge, profession, situation familiale, résidence) s’avère moins significatif.

Au départ, nous avons choisi un nombre égal de personnes en situation de handicap et d’errance au niveau des deux sites (50 à Dakar et 50 à Lyon). Nous pensions conserver une proportion identique selon les types de déficience, à savoir un tiers de déficience motrice, sensorielle, mentale ou psychique. Nous nous sommes vite aperçus que  ce choix méthodologique ne correspondait pas à la réalité du terrain. Car, il y avait davantage de personnes souffrant de déficiences motrices ou sensorielles à Dakar et, à Lyon davantage de personnes souffrant de troubles d’ordre psychique ou psychiatrique. Par conséquent nous avons choisi de tenir compte de cette disparité, cherchant par contre à ce que toutes les formes de déficiences soient prises en compte dans les deux villes.

Nous avons cherché à appliquer le principe de saturation des données collectées, en faisant le tour des multiples formes de déficiences vécues par les personnes. Pour celles qui souffraient de graves troubles du comportement, nous avons essayé de rendre compte de leur expérience en décrivant leurs attitudes et manières de vivre ; ainsi que des échanges avec le groupe des pairs ou le voisinage, éventuellement de leurs quelques mots lorsqu’elles parvenaient à s’exprimer. Il nous est apparu important de tenir compte de leur présence dans cette étude, même si un entretien « standart » s’avérait impossible. L’objectif visé a été de ne pas laisser de côté des catégories de personnes et d’éviter un déséquilibre manifeste de l’échantillon. De plus, la sélection des individus et des groupes de cet échantillon a tenu compte de leur rôle dynamique dans cette enquête, allant bien au-delà d’un simple recueil d’opinions.

Dans l’enquête que nous avons menée, la grille de question est conçue comme un guide souple pour faire parler les informateurs autour du sujet, si possible en déclenchant une dynamique de conversation. Les questions ont été rédigées dans un ordre logique et rangées par thème. La cohérence a été recherchée de façon prioritaire, en renforçant ce qui est central et en tentant de contrôler ce qui est périphérique. Cette grille a une histoire de vie. Certaines questions paraissant trop complexes à nos interlocuteurs, des mots et des tournures plus simples et accessibles à la majorité ont été utilisés. A la moitié de l’enquête, nous avons davantage centré nos questions sur les formes et la qualité du soutien social, ainsi que sur les propositions faites par les personnes en matière de politiques sociales.

En effet, étant davantage centrés sur les questions de départ (les causes et les formes de la vie à la rue, les limitations d’activité et les situations vécues au quotidien), les entretiens avaient tendance à révéler les histoires de vie car ils réveillaient les désirs de confidence des personnes interviewées. Ce qui occultait le développement sur leurs propositions. C’est dans le va et vient continuel entre les faits et l’hypothèse que la théorie s’est élaborée progressivement. Dans cette phase du travail s’est opéré le détachement des sentiments, indispensable pour vibrer à l’unisson des personnes en situation de handicap et d’errance avec qui nous avons partagé, à Dakar comme à Lyon, des moments de convivialité. Le passage du perceptuel vers le conceptuel s’est opéré.

L’oral, qui donne du volume à l’objet anthropologique, est extrêmement riche et souvent trop complexe. Réécoutant les bandes avec des grilles d’interrogation en tête, la rédaction de fiches et de mémento nous a permis de prendre en compte un certain nombre d’indices et de points forts pour la recherche. Ces fiches sont constituées de phrases des personnes en situation de handicap et d’errance et classées par thème qui nous ont semblées intéressantes : des mots et de belles images parlantes, des situations informatives, des catégories de pensées argumentées ou des éléments en résonance avec l’hypothèse.

La retranscription intégrale des entretiens, soit directement après l’entretien quand nous n’avions pas pu enregistrer, soit sur bandes magnétiques ou en son numérique « MP3 », nous a permis un traitement plus simplifié des données. Nous avons pu exposer à plat les données, les trier et les ranger, constituer des catégories ou des typologies. Pour cela, nous avons utilisé un traitement avec l’aide du logiciel tableur « Excel ». Le magnétophone (et / ou les retranscriptions d’entretiens), le carnet de fiches et le plan évolutif forment les trois outils qui n’ont cessé de nous servir jusqu’à la rédaction finale.

L’activité incessante de « go between » est la clé de la productivité de l’analyse. La confrontation entre le savoir local et le savoir global (concepts abstraits) structure la théorie fondée sur les faits 154 . Ce savoir local est appelé savoir « indigène » par Jean-Claude Kaufmann 155 pour désigner le savoir des femmes et des hommes ordinaires. Se situant dans la lignée de l’ethnologie exotique, il souligne ainsi la richesse de la culture inconnue de l’homme ordinaire, parfois aussi étrange que celle des « Bororos ». Emotions et simples expressions se mêlent aux raisonnements plus conceptualisés. Pour le chercheur, ces catégories « indigènes » sont porteuses de savoir et sont sources de l’élaboration théorique.

C’est ainsi que, à la fin de notre recherche, s’est constitué le concept central de soutien social global. Il a surgi à partir de l’insistance des personnes en situation de handicap et d’errance. Celles-ci soulignaient qu’une forme de soutien partiel (au niveau de la santé sans le logement par exemple) équivalait à « pas de soutien du tout ». Notre approche de ce concept a pris une dimension plus anthropologique que psychosociale, dimension sur laquelle nous nous étions appuyés au départ, en référence au concept de soutien social de Marilou Bruchon – Schweitzer 156 . Le matériau que ces personnes apportaient a bousculé la hiérarchie hypothèse / matériau et a servi d’instrument pour reformuler l’hypothèse. Cette émergence a provoqué une réorganisation du modèle que nous avions mis en place, de façon à approfondir la cohérence de la recherche.

L’interprétation garde un statut paradoxal. Notamment pour évaluer si la personne interviewée cherche à rendre compte de la véracité des faits ou si elle cherche à construire une histoire irréelle pour se valoriser. Nous nous sommes appuyés sur notre connaissance du terrain pour prendre parti entre plusieurs possibilités, faisant inévitablement intervenir notre subjectivité en tant que chercheurs. Il s’agit de tenir le fil directeur, avec la chaîne des idées centrales, pour garantir la structure interne de l’objet. Certaines phrases ou contradictions sont revenues de manière récurrente. Nous avons porté notre attention sur le marquage social quelles manifestent, reprenant la définition « du (nécessaire) double langage des sociétés démocratiques  157 ».

Puis nous, nous sommes approchés de la phase de saturation du modèle, car nous apprenions moins de choses. Dans cette phase finale du travail, nous avons cherché à vérifier le bien-fondé des hypothèses. Puis nous sommes passés à la phase de l’écriture. Les capacités d'observation et d'implication que l'on attend d'un chercheur ne concernent pas seulement le fait de voir et de comprendre ce que l'on voit, mais de le faire voir. Lorsque l'on voit, lorsque l'on regarde, et a fortiori lorsque l'on cherche à montrer aux autres ce que l'on a vu et regardé, c'est avec des mots, avec des noms. L'activité de la perception n'est guère séparable dans ces conditions d'une activité de nomination. Mais cette dernière est en elle-même encore insuffisante. Si l'on s'en tenait en effet à l'observation, fût-elle la plus rigoureuse possible, et à la nomination orale la plus précise, très vite, de ce qui a été vu et de ce qui a été dit, il ne resterait plus qu'un souvenir vague.

Notes
154.

Schwartz, Olivier. 1993. Pas de vacances pour l'inspecteur, Paris, Bayard.

155.

Kaufmann, Jean-Claude, 1996. Op.cit.

156.

Bruchon–Schweitzer, Marilou. 2002. Op.cit.

157.

Kaufmann, Jean-Claude. 1996. Op.cit. p. 102.