4.2.1.4. Si je suis dans la rue, c’est parce que j’ai tout perdu

Les causes de l’errance sont multifactorielles et en prise avec les zones à risque.

Tant à Lyon qu'à Dakar, plus du tiers des personnes insistent sur des causes associées qui ont provoqué leur entrée dans l’errance. Un tiers d’entre elles l’expliquent par des raisons à la fois économiques et familiales.

Le processus de désaffiliation est la cause première de l’errance.

Selon Robert Castel 173 , le sujet, dans l’impossibilité de constituer du lien, serait projeté dans une sorte de « no man’s land » social. En fonction des deux axes, l’un de l’intégration par le travail, l’autre de l’insertion dans la sociabilité socio familiale, son parcours se trace 174 entre les trois zones de l’espace social :

Dans la conjoncture socio-économique actuelle, la zone d’intégration se fracture (travail précaire en expansion et perte du rôle intégrateur du travail ; fragilisation de la structure familiale). Lorsque la cohésion sociale s’étiole, la zone de vulnérabilité grandit, alimentant ainsi la zone de désaffiliation.

Causes de l’errance Dakar Lyon
Economiques 63 % 50 %
Désaffiliation 50 % 70 %
Vulnérabilité familiale 0 % 7 %

Ce processus de désaffiliation semble plus marqué à Lyon (70% des personnes) qu’à Dakar En effet, à Dakar, la moitié des personnes (50 %) ont subi un processus de désaffiliation :

Tandis qu’à Lyon, 70 % ont subi un processus de désaffiliation :

Le rejet de la famille est plus fort en France qu’au Sénégal (47% / 23%). A Dakar, le lien familial, profondément ancré dans le respect des traditions communautaires et l’acceptation des contraintes qui y sont attenantes, préserve davantage l’individu du processus d’atomisation.

La perte des parents, par veuvage ou divorce (ou la répudiation), peut enclencher le processus de désaffiliation. C’est ainsi qu’une partie des personnes en errance à Lyon ont vécu leur enfance en étant placés à la DDASS. Ce processus est à mettre en lien avec la masculinisation de la rue. En France notamment, des hommes ont connu un certain temps une vie de couple (parfois non déclarée) et ont eu un enfant. La séparation, refoulée et / ou passée quasiment sous silence pour certains, a enclenché chez eux ce processus. Des années après, ils ne cessent de penser à l’enfant dont ils n’ont plus de nouvelles et se sentent culpabilisés ou abandonnés.

La vulnérabilité familiale a été cause de l’errance pour 7 % des personnes à Lyon : elles ont choisi de partir à l’aventure pour ne pas être à la charge de leur famille déjà très appauvrie. Un jeune de 20 ans, récemment arrivé à Lyon, disait :

« Mes parents vivaient avec le RMI. Ils n’arrivaient plus à payer le loyer. Alors je me suis dit : il vaut mieux que je parte pour trouver du travail ! Ici, dans le Nord, il n’y a pas de boulot. Je ne supportais plus d’être à leur charge ! Alors je suis parti ! »

A Dakar, si la vulnérabilité familiale précédant la désaffiliation a rarement été évoquée, la paupérisation des familles et des communautés a systématiquement été mise au premier plan. La crise économique explique le risque d’errance à la moindre fracture familiale ou la difficile prise en charge de la personne en situation de handicap (voire l’utilisation du stigmate avec la mendicité). Baba, âgé de 28 ans et paralysé des deux pieds, se traîne par terre en attendant d’avoir suffisamment d’économie pour se payer un appareil orthopédique. Il explique ce qui l’a amené à devenir mendiant à la rue :

« Mon père est vivant. Mais il est pauvre et maladif. Ma mère aussi. Et j’ai des frères et sœurs, tous chômeurs ! ».

A Dakar plus encore qu’à Lyon, les raisons économiques jouent un rôle déterminant pour l’entrée dans l’errance : c’est l’indispensable recherche de travail ou de revenus pour survivre ou vivre mieux. 63 % des personnes invoquent ces raisons économiques, qui font suite à :

Cette démarche fait suite à un accident de façon plus fréquente à Dakar qu’à Lyon (35% / 10%). Les accidents de la circulation sont fréquents, en grande partie à cause de la surcharge du trafic à Dakar et des conduites à risques à Lyon.

A Lyon, la moitié des personnes (50 %) sont venues à la rue pour des raisons économiques. Celles-ci font suite à un accident (10 % dont la moitié du fait de la circulation routière), ou aux conséquences de la maladie (17 %), et de la perte d'emploi (23 %). La perte d’emploi est une cause invoquée par le quart des personnes à Lyon (23 %). A Dakar, elle est mentionnée une seule fois : ceci est représentatif des conditions socio-économiques de chaque pays. En France, le bassin de l’emploi permet de trouver du travail tandis qu’à Dakar règnent les petits boulots issus de l’économie informelle pour notre population cible (sans sécurité d’emploi et sans chômage). La maladie est un facteur de vulnérabilité économique. Au Sénégal il s’agit principalement de la lèpre ou de la poliomyélite, en France de troubles psychiatriques, de complications cardio-vasculaires (en lien avec la maladie alcoolique) ou respiratoires, de maladies invalidantes aggravées par les conditions de vie.

Parmi les causes de l’errance, le choix idéologique n’a été que très exceptionnellement revendiqué, jamais à Dakar, uniquement sur Lyon. La population en errance évolue et les choix idéologiques post-hippies des années 70 se font rares ou disparaissent tout simplement. L’invocation de la « liberté » rattachée au mouvement punk a été évoquée une fois, avec, au bout de l’entretien, la confidence sur un passé de victime de violence (cause originelle et cachée de l’errance).

Notes
173.

Castel, Robert. 1991. De l’indigence à l’exclusion, la désaffiliation. Précarité du travail et vulnérabilité relationnelle, in Donzelot Jacques. Face à l’exclusion, le modèle français, Paris, Edition Esprit, p. 140

174.

Castel, Robert. 1995. Les métamorphoses de la question sociale, une chronique du salariat, Paris, Fayard, p. 15