4.2.2.2. C’est la honte quand on fait la manche

Au sein de ce groupe, elles posent des mots sur le comportement des « passants », des donneurs « d’aumône ». Elles analysent leur situation au sein de la société et portent un regard lucide sur leur vie et la réalité sociale, sans désespérer et en se projetant vers un « ailleurs » meilleur. Or le lien et le sens sont les deux mots qui permettent la résilience. « Il n’est pas facile de vouloir vivre et d’entendre, au fond du gouffre, un léger souffle qui murmure, qui nous attend, comme un soleil impensable, le bonheur. » 182

Si ces personnes développent une résistance au sein de leur situation d’errance et de handicap, d’autres (27% à Dakar et à 50% à Lyon) se sont installées dans la résignation et dans un processus de néantification qui les fait doucement glisser vers la résignation, voire la déchéance. L’état de « mort psychique » d’un individu est décrit comme effet psychologique des états de dégradation du corps humain (dans les études sur le viol ou la torture notamment). La recherche fait usage de la notion de « mort sociale » pour rendre compte de l’assimilation collective des expériences de privation de droits et d’exclusion sociale (tel l’esclavage). Elle est induite par un type de mépris générant des blessures provoquées par le dénigrement culturel d’un mode de vie. Celles-ci menace l’intégrité psychique et somatique des personnes concernées.

Elles disent être affectées par un sentiment de honte 183 . Ce sentiment de honte sociale est produite par « l’expérience du mépris social » qui s’inscrit dans un « processus de transformation historique ». 184 La mendicité en est la première cause. En France, l’étiquetage Sdf en est la deuxième cause.

« Ce qu’on ressent, c’est la honte quand on fait la manche. Les gens passent sans nous regarder. Pour la plupart, ils nous ignorent. »

La honte accompagne les processus de dégradation de soi, avec l’alcoolisation pour dépasser ce sentiment qui mine de l’intérieur. La violence physique générée par les conditions de vie à la rue représente un type de mépris. « Aussi entraîne-t-elle, avec une sorte de honte sociale, une perte de confiance en soi et dans le monde, qui affecte, jusque dans sa dimension corporelle, la relation pratique de l’individu avec d’autres. » 185 De plus, avec la suppression des espaces d’intimité, c’est la capacité du sujet à disposer librement de son propre corps qui est niée. Alors que le processus de socialisation est étroitement lié à cette capacité, qui s’est d’ailleurs constituée au cours des expériences affectives.

Cette dimension affective est abordée tantôt avec pudeur, tantôt avec humour par les personnes en situation de handicap et d’errance. Car les ruptures et les manques sont vécus de façon douloureuse. Le regard de dénigrement porté sur leurs modes de vie individuels et collectifs, qu’ils dénoncent comme «  injurieux » et portant « atteinte à leur dignité », ne fait qu’accentuer leur sentiment d’humiliation. « On est des nuls à leurs yeux ! » disent elles. Elles expriment ainsi le jugement négatif niant la valeur sociale de chaque personne en situation d’handicap et d’errance et de leurs groupes de pairs.

Mais certaines personnes ressentent aussi cette honte, tout en étant dans la résilience. Elles y font face en regardant et en analysant avec raison leur situation. C’est le cas par exemple de cette femme, qui mendie pour ses enfants à Dakar.

« Il n’y a pas de travail adapté pour nous. C’est dur, parce que, avec la lèpre, il nous faut beaucoup nous reposer. C’est Dieu qui nous a donné la maladie, c’est Dieu qui nous veut comme ça. L’aumône, c’est gênant pour nous, mais on n’a que ça à faire, ce qui nous permet de gagner notre vie.»

Son regard sur les inégalités sociales et sur la honte qu’elles provoquent à cause du statut dévalorisé dans lequel elles placent l’individu rejoint l’analyse de Pierre Bourdieu 186 sur la domination sociale. Elle applique dessus la dimension de la foi en un Dieu présent auprès de ceux qui souffrent. Malgré ses souffrances et son atteinte des membres supérieurs et inférieurs, malgré la mendicité, elle a une posture droite et un regard vif et franc pendant toute la durée de l’entretien. Sans sombrer dans la dépression, elle pense à construire des projets (maison, création d’un commerce, etc.).

Le processus d’atomisation de l’individu semble contaminer également les grandes capitales africaines, dont Dakar. Il est un des signes des mutations socio économico culturelles du Sénégal. L’individu qui a subi la perte des liens familiaux et le rejet de l’environnement se retrouve isolé et éprouve beaucoup de difficulté à recréer du lien social. Un tiers des personnes rencontrées le vivent à Dakar. En France, ce processus est encore plus prégnant. Il touche la moitié de la population-cible de Lyon.

Notes
182.

Cyrulnik, Boris. 2003, Le murmure des fantômes, Paris, Odile Jacob, p. 236

183.

Définie comme « un sentiment pénible venant d’une faute commise ou de la crainte du déshonneur ou d’une humiliation ; avoir honte : avoir du remord, être dégoûté de ». Dictionnaire Larousse 1980.

184.

Honneth, Axel. 2000. Op.cit. p. 168

185.

Ibid. p. 163

186.

Bourdieu, Pierre. 1979. La Distinction : critique sociale du jugement, Paris, Minuit.