4.3.1. Liberté, solidarité, fraternité : ce sont les valeurs de la famille de la rue

4.3.1.1. La famille, elle est loin

On constate les perceptions contrastées du soutien social par les familles. La famille est vécue comme un soutien positif par environ un quart des personnes en situation de handicap et d’errance : ce sont celles qui ont des liens satisfaisants avec leur famille.

A Dakar, la perception de la famille comme facilitateur est mitigée. Car une grande partie des personnes souhaiteraient être assumées par celle-ci, compte tenu de leurs restrictions de participation liées à leur déficience. En réalité, le rôle est inversé, car elles se sentent dans l’obligation morale de vivre dans l’errance pour subvenir aux besoins de leurs descendants, de leurs conjoints ou de leurs ascendants. C’est la raison pour laquelle la famille est perçue comme un obstacle pour un tiers d’entre elles. Elles assument donc un rôle « nourricier » envers leur famille large. Cela concerne non seulement les pères ou les mères, mais aussi les grands-parents, ainsi que les jeunes, qui mendient.

En même temps, ce rôle « nourricier » valorise fortement l’identité de celui qui mendie à Dakar :

« On vient mendier un mois en moyenne, puis on repart. On ramène l’argent pour la famille. Après quelques jours, la femme nous dit de repartir ! »

Il joue un rôle déterminant dans la famille, ce qui lui donne une forte motivation pour endurer les multiples privations de la vie à la rue. Ce qui lui confère une identité valorisée aux yeux de ses pairs.

A Lyon, les personnes gardent plutôt un lien social occasionnel avec leurs familles. Elles se situent peu dans un soutien financier ou matériel vis-à-vis d’eux. Au contraire, ce sont les parents qui ont tendance à soutenir leur jeune à la rue quand le lien demeure.

Ceux qui ont connu un rejet familial vivent la relation avec leur famille comme une grande souffrance. On trouve dans cette problématique les personnes atteintes de déficience mentale, celles qui sont dépendantes aux polytoxicomanies et les personnes divorcées (dont d’ailleurs les femmes répudiées au Sénégal).

A la différence du rôle nourricier investi par les personnes au Sénégal, une majorité des personnes survivent pour elles-mêmes. Car ce sont majoritairement des hommes isolés, et des femmes dont les enfants ont été placés, souvent en rupture avec leurs familles. Si le contexte a changé au sein du capitalisme flexible, le spectre de l’inutilité n’a pas disparu ? 188 Cette « inutilité sociale » plonge les personnes en situation d’errance et de handicap dans une recherche de sens pour leur propre vie. Elle induit des conduites à risque mortifères :

« Et pourquoi j’arrêterai de boire ? Je n’ai plus personne ! »

Il est intéressant de remarquer que plus de la moitié des personnes a passé sous silence leur lien avec la famille : ce lien n’a t’il plus d’importance dans la vie quotidienne ? Les sentiments de rejet ont-ils été refoulés ? Les liens sont-ils distendus ou font-ils partie d’un passé révolu ? Nous ne le savons pas.

Les amis sont peu mentionnés car les relations antérieures à l’errance sont souvent rompues.

«  Quand tu deviens SDF, tu n’as plus d’amis ! »

C’est aussi ce vide que vient combler le groupe des pairs.

Notes
188.

Sennett, Richard. Dauzat, Pierre-Emmanuel. 2006. La culture du nouveau capitalisme, Paris, Albin Michel