4.3.1.3. On nous regarde comme des pestiférés 

Le groupe des pairs se forge et se renforce, en se heurtant à la peur de la contagion qui leur est fréquemment renvoyée par l’environnement social. Cette peur est liée à la notion de transmission.

Celles et ceux qui croisent les personnes en situation de handicap et d’errance peuvent développer ces fantasmes de contamination. Difficiles à avouer, ils s’expriment dans cet irrésistible besoin de se gratter après avoir vu une personne infestée de poux ou de puces. Ou encore dans cette envie de se laver les mains après certaines rencontres, notamment – et même si c’est recommandé sur le plan de l’hygiène – après avoir serré la main à quelqu’un qui a la galle. Face aux personnes atteintes de la lèpre, le refus du toucher est devenu la norme sociale.

Les ethnologues montrent l'équivalence des différents liquides du corps : lait, sang, sperme, moelle. Les principes de l'identité véhiculent les humeurs dans les fantasmes collectifs. Les personnes en situation de handicap du fait de la lèpre, plus que les autres, souffrent de cette assimilation à l’impureté. 190

A propos du SIDA, cette spectaculaire peur de la contagion est réapparue depuis quelques années sur le devant de la scène. Elle a provoqué de manière massive des croyances irrationnelles et des attitudes en flagrante contradiction avec le savoir scientifique. Sachant que la contagion passe exclusivement par la voie du sang ou du sperme, la peur de partager des locaux ou de la vaisselle avec des personnes séropositives matérialise dans un lieu l'existence de ces fantasmes archaïques de contamination.

C’est ce fantasme actif de contagion qui constitue l'origine des mouvements de rejet et des procédures d'exclusion. Décrit dans les études sociologiques, Calvez (1994) décrit les réactions de l'environnement à l'égard des personnes en situation de handicap : « Les déficiences peuvent être acceptées si elles ne remettent pas en cause le groupe et si, de surcroît, elles lui apparaissent comme un héritage (...) Mais dès qu'une différence dans les comportements devient explicite, on l'explique par sa déficience. Il en vient à être perçu comme mauvais, menaçant, voire contagieux (...) Ils sont l'objet d'accusations diverses qui expriment la peur culturelle d'une contagion de leur déficience ; cette peur se fixe sur leurs attributs comportementaux, sur leurs humeurs corporelles, sur leurs apparences physiques, sur les supports de leur identité personnelle. Les accusations de contagion sont un puissant levier pour engager un procès d'exclusion sociale ». 191

Denise Jodelet 192 note un certain nombre de comportements, expliquées par les croyances irrationnelles de contagion. Ces comportements sont en contradiction avec les idées conscientes et manifestes. Elle s’intéresse aux significations concernant les règles d'hygiène observées à propos des malades et de l'entretien de leurs affaires. Si toute idée de contagion est écartée, on agit comme si quelque chose de la maladie se transmettait au contact de l'eau. C’est ce que montre la pratique de séparation des eaux de lavage et de la vaisselle. Tout se passe comme si une substance émane de la maladie et se trouve mêlée aux sécrétions corporelles (transpiration, salive en particulier). Cela constitue un danger majeur pour celui qui les touche. La pollution et l’impureté témoignent à la fois du caractère magique de la folie et de l'altérité du malade.  La représentation organique de la folie est liée à une vision magique de sa transmission. Les coutumes anciennes relatives au contact avec l'étranger et le sorcier rejaillissent à travers les pratiques de séparation des eaux et de la vaisselle. Elles désignent dans le malade l’impur ("l'intouchable" donc dangereux ) et l'inconnu - étranger donc maléfique. Le danger de la détérioration par le mélange s’adjoint au danger de la contamination par le contact.

La contamination passe non seulement par le toucher, mais aussi par le regard.

"On nous regarde comme des pestiférés ! Comme si ça allait leur sauter au visage ! » affirme un homme atteint de troubles psychiatriques et habitué à partager des moments de convivialité avec ses pairs, sur la place publique, autour de la bouteille. Ces regards s’expliquent par la tendance générale à détourner le regard lorsqu’on se trouve face à une personne en situation de handicap, d’autant plus lorsqu’elle vit à la rue. C’est ce lien que fait Robert Murphy entre la peur de la contagion et l'évitement phobique, face aux attitudes de détournement des yeux et à l’établissement d’une distance physique avec la personne en situation de handicap. « Les infirmes disent souvent: "On se comporte avec nous comme si nous étions contagieux ». C'est l'expression qu'a utilisée une Japonaise mutilée par la bombe atomique de Hiroshima pour dénoncer le fait que personne ne va jamais rendre visite aux victimes de ce cataclysme". 193 Au-delà de la peur de voir ou de nommer le handicap, au-delà de la pudeur invoquée, il y a une peur ancestrale et profonde de la contagion qui passerait par le regard.

Notes
190.

Douglas, Mary. 2001. De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou, Paris, la Découverte.

191.

Ibid. p.81

192.

Jodelet, Denise. 1989. Folies et représentations sociales, Paris, PUF

193.

Murphy, Robert. 1990. Vivre à corps perdu, Paris, Plon, p. 167.