4.3.1.4. On nous traite comme des « zombis », comme si on n’était pas de la même planète 

Le groupe des pairs fonctionne comme une micro société, avec ses règles et les rôles attribués à ses membres. Déjà mis à part dans la société, il intègre cependant la personne en situation de handicap, que celui-ci soit visible ou invisible. Le handicap provoque une rupture brutale de sens et il entraîne une désorganisation psychique qui fragilise la personne.

Le handicap physique est parfois plus facile à supporter. Car la personne se heurte moins aux questions indiscrètes et aux regards désapprobateurs. Du fait de leur éloignement physique et psychique, les êtres dissemblables ne sont pas à même de nous blesser.» En rendant l'autre tout à fait dissemblable, et donc moins menaçant, la différence visible a un effet sécurisant et favorise la difficile reconnaissance de l'altérité.

Lorsque le handicap ne se voit pas, le stigmate devient invisible. Celui qui en est atteint propose en miroir une étrangeté. Celle-ci s'avère d'autant plus redoutable qu'elle ne correspond pas à des traits repérables par la vision, parce que ce n'est pas inscrit dans le corps. En conséquence, cette invisibilité du stigmate peut conduire à une attitude de dénégation du handicap. La surdité est un exemple de handicap non visible. Le refus du langage gestuel rend manifeste une invalidité qui pourrait passer inaperçue. Ce qui explique l'énorme résistance des familles et des milieux professionnels à l'égard de la langue des signes.

Ahmed, un homme d’une cinquantaine d’années qui cumulait surdité et maladie psychiatrique, se retrouvait difficilement compris et par les équipes socio-éducatives et par le groupe des pairs du centre d’hébergement lyonnais dans lequel il dormait. S’il était avec eux, c’était toujours en marquant une certaine distance et en se positionnant à l’écart. Parmi les membres du groupe des pairs, peu venaient lui parler. Certains développaient une attention particulière pour qu’il se sente bien, à travers des gestes plus que des mots.

La principale demande qu’il exprimait était de se retrouver avec des personnes de confiance, dans un climat non-violent où il se sente protégé. Ce fut le cas d’un accueil de jour ouvert dans le centre d’hébergement d’urgence. Il disait aux professionnels qui encadraient cet accueil : « Toi, tu es mon ami (e) ! Mais lui, (en désignant une des personnes sans abri dans l’accueil de jour), si tu veux, je lui casse la gueule ! ». Cette difficulté de communication lui a valu plusieurs fois des « passages à tabac » violents dans la rue, dont le dernier - avec racket - a entraîné sa mort. Car Ahmed s’exprimait souvent par des cris (défensifs) et avec un vocabulaire très limité et abrupt. Cette opposition entre le visible et l'invisible est elle déterminante ? En réalité, bien des facteurs viennent infléchir les incidences prévisibles de la visibilité.

« Lorsqu'on a constaté qu'un stigmate est immédiatement perceptible, il reste à déterminer à quel point il contrarie le flux de l'interaction ». 194 C'est là qu’intervient le « pouvoir de décodage du public » : un fauteuil roulant n'a pas la même signification et ne suscite pas les mêmes fantasmes que les mouvements incontrôlés de certaines personnes en grande souffrance psychique ou celles qui ont des amputations liées à la lèpre. Car, paradoxalement, la visibilité est en rapport, non avec ce qui se voit, mais avec ce qui dérange le plus. Parmi les anomalies visibles, les déformations du visage suscitent angoisse et rejet, en rendant difficile la reconnaissance de soi dans l'autre. C’est particulièrement le cas lorsque la difformité touche les yeux, rendant l'étrangeté particulièrement inquiétante. En effet, elle provoque une sidération massive et des réactions inattendues : avec une tendance à détourner le regard, mais aussi à éviter tout contact avec la personne atteinte. Car ce qui trouble, c’est le manque de réciprocité du regard. Dans ce regard aveugle, l’autre voit l’œil de la personne atteinte de cécité, mais son œil ne le voit pas. Celui qui ne regarde pas alors qu’on le regarde, on le pénètre par le regard, sans qu’il n’oppose de résistance par son propre regard. Cette absence de réciprocité met à nu ce que le regard peut avoir de violent et d'intrusif.

La distinction, voire l’opposition, entre handicap physique et handicap mental est trompeuse à plusieurs titres. Car, en tout handicap, il y a une atteinte somatique et une souffrance psychique, avec une intrication entre des facteurs psychologiques et organiques.

Notes
194.

Goffman, Erving. 1974. Les Rites d'interaction, Paris, Minuit, p.65