4.3.2. 2. Du respect et de la dignité : on est en République 

L’éthique des personnes en situation de handicap et d’errance est fortement imprégnée par les droits de l’homme, avec l’impératif du « respect » pour la personne humaine. D’ailleurs, à Lyon comme à Dakar, le mot respect est celui qui revient le plus souvent quand ces personnes parlent de leurs conditions de vie. C’est une constatation qui est faite dans les membres des groupes des pairs et par ceux qui communiquent avec eux, à Lyon et à Dakar : le niveau de réflexion sur le sens de la vie (avec sa dimension philosophique et religieuse) et sur l’action politique (avec l’organisation de la société et les choix socio-économiques posés). Lors des échanges (spontanés au sein des groupes de pairs, et notamment au cours des cafés-rencontres dans les accueils de jour lyonnais), ces mêmes personnes reconfigurent les rapports entre sciences sociales et philosophie dans une nouvelle problématique. En effet elles utilisent des anthropologies philosophiques à prétentions universalistes concurrentes (sur “la nature humaine”) et des anthropologies axées sur la personne humaine.

Pour elles, chaque personne humaine est à respecter, quelque soit son degré de handicap. Elles mettent l’individu comme fondement de la société, car il constitue la réalité fondamentale. Certaines insistent sur le fait que, si l’homme vit en société, c’est pour trouver la satisfaction de ses propres intérêts.

« C’est chacun pour soi ! Tu te retournes : tu n’as plus de portefeuille ! »

Elles rejoignent souvent les conceptions de Thomas Hobbes dans le Léviathan. 198 Pour lui, dans l’état de nature, l’homme est un loup pour l’homme (" Homo homini lupus"). La nature humaine est égoïste. La cruauté de chaque homme envers les autres est un des aspects incompressibles de la société. Chacun doit constamment défendre sa vie, sinon il risque de mourir ou d’être soumis. C’est un état de nature que les hommes soient en guerre permanente les uns contre les autres. Face à cet état, la solidarité entre le groupe des pairs est perçue comme inexistante pour certaines.

« La solidarité dans la rue ? Elle n’existe pas ! La preuve, dès que quelqu’un a quelque chose, il se fait racketter ou tabasser ! Mais rester seul, c’est encore plus dangereux. Alors, c’est vrai, obligé, on reste en groupe. Sans quoi, c’est pire ! »

Et de relater les morts violentes (racket, viol, meurtre, etc.) de leurs compagnons –nombreux- décédés. Comment les hommes peuvent ils vivre en paix ? Les personnes en situation de handicap et d’errance en doutent dans une période où la paupérisation s’accroît, où les produits de la manche diminuent et où l’accès à un toit devient difficile. Elles insistent cependant sur la nécessité d’un pouvoir démocratique puissant qui défendrait les droits des citoyens, à commencer par ceux qui vivent dans la rue. Car la paix est inséparable de la justice sociale.

Si elles réfléchissent sur l’aspect « guerre de chacun contre chacun » activé dans certaines situations (rejoignant la conception universaliste de Thomas Hobbes), elles soulignent l’aspect « responsabilité pour autrui » activé dans d’autres situations avec l’irruption de la singularité du visage (rejoignant la conception philosophique d’Emmanuel Levinas 199 ). Elles portent leur regard et leur attention sur les personnes connaissant des situations de handicap lourdes et s’interrogent sur le sens du lien social. Elles dessinent ainsi une anthropologie plurielle, historiquement et situationnelle ment contextualisée, tout en relocalisant les apports philosophiques.

Cette culture de l’échange, de la réflexion philosophico politique, se développe et s’enrichit de l’expérience de chacun au sein du groupe des pairs. C’est pourquoi, loin de se contenter d’arguments particuliers, ils mobilisent des argumentations générales qui dépassent leur personne ainsi que la situation singulière dans laquelle ils se trouvent. Pour cela ils utilisent une argumentation civique :

“Nous avons le droit de dire ce que nous pensons, parce qu’on est en République ! »

Ils mettent en exergue ce lien entre justification publique et justice. Luc Boltanski et Laurent Thévenot 200 précisent les différents modèles d’argumentations générales qui s’appuient sur des conceptions différentes de la justice dans une cité. Ils introduisent la notion d’« économies de la grandeur ». Chaque cité établit une façon différente de mesurer la grandeur des personnes (appelé aussi principe d’équivalence).

Notes
198.

Hobbes, Thomas. 1921. Léviathan ou la matière, la forme et la puissance d’un état ecclésiastique et civil, Paris, M. Giard

199.

Levinas, Emmanuel. 1961. Totalité et infini, La Haye, Nijhoff

200.

Boltanski, Luc. 1990. L’Amour et la Justice comme compétences, Paris, Métailié