4.3.2.3. La justice, elle est pour qui ?

Les outils confectionnés par Luc Boltanski sont intéressants pour mener des investigations empiriques sur les sens ordinaires de la justice mobilisés dans notre société et les formes d’ajustement au monde. Car d’une part, ils permettent de saisir la complexité des réflexions des personnes en situation de handicap et d’errance, au travers des grands thèmes qu’ils ne cessent d’aborder. D’autre part, leur liberté d'acteur se situe dans une interrogation plus générale sur les fondements de l'accord et du lien social dans la société contemporaine. Elles sont de plain pied avec le positionnement du sociologue Luc Boltanski qui a opéré une rupture avec la tradition sociologique en réintroduisant la liberté de l’acteur. En effet, pour lui, l'ordre social n'est plus seulement ce lieu de l’inconscience où les agents sont déterminés par des forces cachées qu'il revient au sociologue de dévoiler.

La justesse est définie ici comme une équivalence tacite entre les personnes et les choses, dans les routines où la critique n’est pas activée. Elle englobe les habitus, les règles, les normes, ainsi que les modes de vie individuels ou des groupes des pairs dans le quotidien. La justesse est un élément clé de l’intégration – ou de la mise à l’écart- par le groupe des pairs. Car l'ordre de la justice est un des fondements des actions. La règle est la réciprocité, d’où leur appui sur des principes d'équivalence pour fonder l'équilibre des relations et des échanges ou de dénoncer ce qui est contraire.

Dans ce modèle, Il y a un lien entre la justice et la justification publique (civique, industrielle, domestique, marchande ou inspirée). Ces codificateurs des conceptions de la justice se retrouvent dans les situations quotidiennes. C’est par exemple le rôle de la prison, questionné si souvent par les personnes en situation de handicap et d’errance :

« Les pauvres, comme nous, y sont détenus, alors que les riches – auteurs de détournements par millions- sont impunis. La justice, elle est pour qui ? »

« Face à la police, il y a deux poids, deux mesures : un SDF (mot repris à Lyon, tandis qu’à Dakar le mot mendiant est utilisé), il ne fait pas le poids ! »

Ce qui pose de fait la question de la violence, qu’elle soit symbolique, situationnelle, institutionnelle et/ou passage à l’acte individuel ou collectif. La violence réduit la relation à un affrontement entre des forces. C’est dans le sens de concept-limite de déchaînement des forces en présence qu’elle est utilisée dans ce schéma. Ces modèles, appliqués à l'analyse de litiges permettent de mieux comprendre le sentiment d'injustice et les manœuvres que les personnes entreprennent pour obtenir réparation.

Mais le sens de la justice n'est pas une préoccupation permanente. Les personnes en situation de handicap et d’errance ne passent pas leur temps à se demander ce qu'elles se doivent les unes aux autres. Dans un autre genre que celui de l'équivalence, certaines de leurs actions -qui se manifestent par la gratuité et le renoncement au calcul- relèvent davantage de l'amour. Luc Boltanski insiste sur une des formes d’amour qu’est l’Agapé. Cet état (constituant un état-limite) est modélisé à partir de la tradition théologique chrétienne. Il est un don gratuit sans attente d’un contre-don. C’est aussi un mode d’action activé dans certains moments. Pour lui, la justice et l'amour sont des compétences. Ainsi les personnes en situation de handicap et d’errance passent, parfois soudainement, d'un mode à un autre.